par Nolwenn Weiler 28 janvier 2019
Dans le métro, ses quais, ses couloirs, l’air est chargé en particules fines. En cause : la pollution du trafic routier qui s’engouffre dans les tunnels, les systèmes de freinage des trains, ou encore les outils utilisés pour les travaux de maintenance, qui fonctionnent au diesel. Conséquence : cinq millions d’usagers respirent quotidiennement des niveaux élevés de particules fines, et une surmortalité chez certains travailleurs, plus exposés que les passagers. Les poseurs de voie, souvent des sous-traitants, sont les plus touchés. La RATP, parfaitement au courant de la situation, ne semble pas pressée d’agir, malgré les mises en garde de différentes autorités sanitaires et des syndicats. Enquête.
Certains conducteurs de métro parisiens sont inquiets pour leur santé, et pour celle de leurs voyageurs. En cause : la qualité de l’air dans les enceintes ferroviaires souterraines, très chargé en particules fines. Leurs collègues du RER, qui emmènent les voyageurs d’une banlieue à l’autre, partagent leur préoccupation. Une récente étude menée par la Régie autonome des transports parisien (RATP) auprès de ses agents révèle des taux moyens d’exposition aux particules fines très supérieurs aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Sur les quais et dans les couloirs du métro, ces taux oscillent entre 91 et 207 micro-grammes(µg)/m³ d’air pour les particules de diamètre inférieur à 10 microns (µ) (les PM10) [1]. Soit un niveau deux à quatre fois supérieurs au seuil critique : selon l’OMS, il ne faut pas dépasser les 50 µg/m³ plus de trois jours par an, car ces particules sont capables de pénétrer et de se loger profondément à l’intérieur du système respiratoire.
« L’exposition chronique aux particules contribue au risque de développer des maladies cardiovasculaires, respiratoires, et des cancers pulmonaires », alerte l’OMS, rappelant que les particules dont le diamètre n’excède pas 2,5 µ (les PM 2,5) sont si fines qu’elles peuvent franchir la barrière pulmonaire et se retrouver dans la circulation sanguine. La limite à ne pas dépasser – toujours plus de trois jours par an – pour ces particules encore plus fines est de 25 µg/m³. On est là encore bien au-delà dans le métro parisien, puisque 80 % des mesures effectuées auprès des agents RATP en 2017 sont comprises entre 48 et 108 µg/m³ d’air !
Les émissions s’envolent aux heures de pointe
D’où viennent de telles concentration de particules ? Elle sont d’abord issues de l’air urbain extérieur – pollué par la circulation automobile – qui pénètre dans les enceintes souterraines. Ces particules proviennent aussi du diesel utilisé lors des travaux de maintenance nocturnes. Autres sources de diffusion : les systèmes de freinage des métros et RER. « La friction entre les freins et les roues, et entre les roues et les rails libère d’importantes quantités de particules », détaille François-Xavier Arouls, conducteur de métro et secrétaire du syndicat Solidaires RATP. Aux heures de pointe, quand les trains sont chargés et leurs cadences élevées, les systèmes de freinage sont très sollicités et les émissions de particules s’envolent.
« Les chiffres que nous avons sont des moyennes, qui cachent parfois des chiffres bien plus élevés, souligne François-Xavier Arouls. Sur la ligne 8, on est à 208 µg de PM10 par m³. C’est plus de quatre fois les normes préconisées par l’OMS ! » Les conducteurs ne sont pas les seuls exposés : les agents de manœuvre – qui préparent les trains pour les départs –, les contrôleurs qui circulent entre les rames et sur les quais et les personnes aux guichets le sont pendant toute la durée de leur travail. Idem pour les agents de sécurité, ou chargés de l’organisation des transports. Soit plusieurs milliers de personnes concernées par cet environnement de travail très pollué. Sans oublier les usagers, exposés ponctuellement mais régulièrement, à ces taux élevés de particules.
« C’est la première fois qu’un gouvernement refuse de nous recevoir à ce propos »
Étrangement, « il n’existe pour l’heure aucune norme en matière de particules dans les espaces souterrains », avance la RATP, qui estime par ailleurs que la qualité de l’air dans ses espaces souterrains est « globalement bonne ». « Quand on échange avec nos dirigeants sur la qualité de l’air, ils brandissent sans cesse le code du travail qui affirme que dans les locaux « à pollution spécifique », on peut être exposés à 5000 µg/m³ pendant huit heures », proteste François-Xavier Arouls.
Pour contrer cet argumentaire, et tâcher de protéger les agents RATP, les syndicats réclament la mise en place d’une norme plus restrictive, alignée sur les recommandations de l’OMS qui défend des seuils limite 100 fois moins élevés. « Les poumons des travailleurs ne sont pas différents de ceux des autres citoyens », argumente Patrick Rossi, secrétaire fédéral santé au travail de la CFDT, engagé de longue date sur cette question de la qualité de l’air dans le métro. Du côté des autorités sanitaires nationales, on réclame une nouvelle norme depuis près de vingt ans [2]. Sans succès.
En 2016, la CFDT a même saisi le Conseil d’État pour demander l’abrogation de l’article R 4222-10 du code du travail, qui définit cette norme des 5000 µg/m³. Leur demande est rejetée, au motif que le gouvernement a commandé à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) un rapport pour lui permettre de revoir cette norme. « Le Conseil d’État a donc reconnu que l’on avait besoin d’une nouvelle norme, analyse Patrick Rossi. Mais nous sommes sans nouvelles du fameux rapport qu’est censé fournir l’Anses. Le ministère du Travail ne répond pas non plus à nos questions. D’ailleurs, c’est la première fois qu’un gouvernement refuse de nous recevoir à ce propos. »
Les personnels de maintenance plus exposés
S’il y a des pics aux heures de pointe, c’est la nuit, au moment où sont réalisées les opérations de maintenance, que les taux de particules sont les plus élevés. « La nuit, quand l’électricité est coupée, les trains de travaux qui circulent sur les voies du RER marchent au diesel », décrit Eric Sauvanet, conducteur de RER et membre de Solidaires RATP. Interrogée sur le sujet, la direction de la RATP a répondu à Basta !, par mail, que tous les trains de travaux du métro sont électriques, alors que ceux du RER sont équipés de doubles systèmes. « Mais la quasi-totalité du matériel de travaux transporté par ces trains fonctionne au diesel, proteste Eric Sauvanet. Les tirefonneuses avec lesquelles on boulonne ou déboulonne les rails, les meuleuses, les engins de soudure… » « Les systèmes de freinage émettent beaucoup de particules parce qu’ils sont très lourds et freinent très dur », ajoute de son côté François-Xavier Arouls.
Des mesures sont disponibles en ligne, pour trois stations de métro [3]. Sur la ligne 4 station Châtelet, les instruments ont par exemple mesuré un pic à 739 µg/m3 de PM10 le 22 novembre à 6h du matin, ou encore 433 µg le 29 novembre à 2h, et à nouveau 789 µg/m3 dans la nuit du 2 au 3 décembre 2018 ! Le graphique ci-dessous, réalisé par Basta ! à partir des données fournies par la RATP, montre le taux de PM10, heure par heure, sur une période de 12 jours, du 22 novembre au 4 décembre 2018 à minuit. La ligne rouge représente la recommandation formulée par l’OMS, 50 µg/m3, à laquelle une personne, selon l’organisation internationale, ne doit pas être exposée plus de trois jours par an (cliquer sur le graphique pour l’agrandir).
Sous-traitance des risques
En 2015, dans un rapport d’expertise consacré à la pollution de l’air dans le métro et les risques pour la santé des travailleurs, l’Anses estimait qu’environ 4000 personnes étaient chargées de la maintenance dans les tunnels du métro et du RER. La moitié d’entre elles étaient des sous-traitants. Sur le colossal chantier de renouvellement des rails du RER A, l’entreprise sous-traitante Colas rail (filiale de Bouygues) annonçait en juillet 2015 que 157 opérateurs et techniciens RATP avaient été mobilisés, ainsi que plus de 200 sous-traitants.
« Sur ce genre de chantier, les personnels RATP sont des techniciens et coordonnateurs. Ils ne sont pas tous sous terre, contrairement au personnel sous-traitant, affirme François-Xavier Arouls. Quand des conducteurs RATP amènent des trains de travaux jusqu’aux chantiers, ils ont pour mission de quitter les lieux ensuite, pour éviter d’être exposés au diesel. » Un médecin du travail, qui se souvient des conditions de vie et de travail très rudes des poseurs de voie, confirme cette sous-traitance des risques : « C’est si dur que ces activités sont désormais largement sous-traitées. C’est un peu comme dans le nucléaire. Les tâches les plus dangereuses sont confiées à des sous-traitants, qui sont surveillés et encadrés par des agents RATP. »
Diesel, amiante, silice : un cocktail explosif
« La réfection des voies, ce sont vraiment des travaux lourds, reprend Eric Sauvanet. Il faut démonter les anciens rails et traverses à coups de tirefonneuse et de meuleuses, puis retirer le ballast avec d’énormes machines, et finir parfois au marteau piqueur. Les trains remplis de cailloux émettent des nuages de poussière invraisemblables. » Les efforts physiques intenses que produisent les travailleurs peuvent multiplient par trois, quatre ou dix les volumes d’air inhalés. Aux poussières – cancérogènes – de silice qui se trouvent dans le ballast, s’ajoute parfois de l’amiante que les travailleurs de la RATP ont utilisée jusqu’en 1997, année de son interdiction en France [4].
Ce n’est pas tout : les fumées de soudage sont elles-aussi cancérogènes. « Ces expositions s’ajoutent aux autres facteurs de risques pour la santé tels que le confinement, le bruit, les délais contraints, la charge physique, la chaleur ou le travail de nuit », s’alarmait l’Anses en 2015. Les travailleurs de la maintenance, qu’ils soient agents RATP ou sous-traitants, n’ont pas été inclus dans les mesures effectuées en 2017 par la RATP auprès de son personnel. L’un des prétextes avancés était le port d’équipements de protection, censés protéger les voies respiratoires. Mais la mention de ces équipements arrache toujours un sourire de dépit aux médecins du travail, et à fortiori aux ouvriers : il est impossible de travailler normalement en les portant, tant ils gênent la respiration. A moins de revoir radicalement les cadences de travail…
Surmortalité effrayante des poseurs de voies
En 2000, la RATP a lancé une étude de cohorte, en collaboration avec l’Institut de veille sanitaire (INVS) pour analyser la mortalité des agents de la régie entre 1980 et 1999. La RATP a beaucoup communiqué sur un chiffre de sous-mortalité globale de 12%, mis en évidence par l’étude. Or, « ce résultat doit être relativisé, car il prend en compte l’effet « travailleur sain », explique un médecin du travail. Pour travailler, il faut être en bonne santé. Les gens qui travaillent se portent mieux que la moyenne de la population qui inclut les retraités, les personnes malades, les personnes inaptes, etc. » Ce biais du « travailleur sain » est particulièrement fort pour les conducteurs de train, qui sont tenus d’être en excellente santé, sécurité des voyageurs oblige.
Il ne semble donc guère étonnant que les conducteurs des rames de métro et de RER présentent une sous-mortalité de 34% par rapport à la population francilienne. « L’absence de surmortalité pour les conducteurs de train est également liée à leurs conditions de travail, poursuit notre médecin du travail. C’est un collectif de salariés actif sur ses conditions de travail. »
Pourtant, des chiffres très élevés de surmortalité apparaissent dans l’étude pour certains métiers travaillant en sous-terrain. Les agents de manœuvre présentent une surmortalité de 21%, notamment par cancers (œsophages, intestin, larynx…) et maladies cardiovasculaires. Pour les agents de station, on est à +31 %, et on passe même à +33 % pour ceux qui ont une ancienneté de 20 à 30 ans. C’est du côté des poseurs-régleurs-soudeurs que la surmortalité est la plus élevée : +38 %, en particulier à cause de cancers (+60%) ! Ces alarmants chiffres, auxquels Basta ! a pu accéder n’ont, à ce jour, pas encore été révélés.
« Il y a clairement une mise en danger des travailleurs »
Interrogée par Basta !, la RATP n’a pas répondu, préférant revenir (toujours par mail) sur la sous-mortalité de 34 % des conducteurs. Lors d’un CHSCT tenu au mois d’octobre, il a même été affirmé qu’il n’y avait « pas d’argument clinique ou épidémiologique à ce jour pour conclure à un sur-risque pour la santé du fait d’une exposition à l’air des enceintes ferroviaires souterraines ». Une affirmation qui suscite la consternation de spécialistes en santé au travail. Dans son rapport, l’Anses souligne bien, elle aussi, « un risque sanitaire respiratoire et cardiovasculaire lié à l’exposition chronique des travailleurs aux particules fines des enceintes ferroviaire souterraines ». « Il faudrait quand même nous expliquer comment est ce qu’on a d’un côté 48 000 morts par an en France à cause de la pollution de l’air, et aucun souci pour les salariés, lâche de son côté Patrick Rossi, de la CFDT. On a vraiment l’impression que la RATP fait traîner les choses. »
« Il y a clairement une mise en danger des travailleurs, qui sont soumis à un risque sanitaire fort, confirme Olivier Blond, de l’association Respire, engagée aux côtés des syndicats. C’est un peu la même stratégie que les fabricants de cigarettes. Ils prétendent qu’il manque un petit quelque chose pour réellement prouver qu’il y a danger. C’est une stratégie dilatoire qui est scandaleuse. Même si c’était vrai, l’enjeu sanitaire est tel qu’il faut prendre les devants. On ne va pas attendre qu’il y ait 200 000 morts pour agir ! » « On ne voudrait pas rejouer l’affaire de l’amiante », ajoute Patrick Rossi, qui rappelle que son syndicat demande depuis 13 ans que l’exposition à la pollution de l’air soit considérée comme une pénibilité.
« Nous savons qu’il va y avoir des effets différés. S’il faut attendre d’être malade pour avoir droit à quelque chose, c’est très problématique », insiste le syndicaliste, qui s’inquiète aussi pour les vendeurs de journaux, de fleurs, de pain et de pâtisseries qui peuplent aussi les galeries du métro et du RER. Plus de 2000 sous-traitants exercent des activités de commerce dans les couloirs et gares souterraines, auxquels s’ajoutent 1500 personnes en charge du ménage. Il y a aussi plus de 1000 agents de police qui y patrouillent régulièrement [5].
Les cadences de train élevées augmentent les émissions
La prise en compte de la pénibilité n’est évidemment pas la seule solution pour soustraire les salariés à la pollution de l’air. « La priorité, ce doit être la réduction des émissions », insiste François-Xavier Arouls, évoquant par exemple la révision des systèmes de freinage. La RATP nous précise : « Le renouvellement du matériel roulant tend véritablement à diminuer les émissions de particules à la source, notamment du fait du freinage électrique dont sont équipés les nouveaux matériels. » Quelle est la proportion de motrices équipées, et quelles sont les diminutions d’émission constatées ? Mystère. La régie n’a pas apporté de précisions pour étayer ses affirmations. Pas plus que la SNCF d’ailleurs, que nous avons également interrogée, puisqu’elle exploite 7% du réseau ferroviaire souterrain d’Ile-de-France (25 gares sur 391).
Les conducteurs, de leur côté, restent sceptiques sur l’efficacité des nouvelles motrices, notamment à cause d’une sollicitation accrue des freins, sommés d’agir sur des trains de plus en plus chargés. « Notre système d’optimisation de la vitesse – qui permet de rapprocher les trains le plus possible à leur vitesse maximale – fait que l’on freine très dur, ajoute François-Xavier Arouls. Ce qui produit beaucoup de particules. »
Les syndicats suggèrent plutôt la captation des particules à la source, à proximité immédiate des freins. Une expérimentation vient d’être lancée par la SNCF et l’entreprise Tallano, avec des financements de la région Ile-de-France qui a retenu quatre autres projets pour tâcher d’améliorer la qualité de l’air dans le métro et dans le RER. Un million d’euros ont été mis sur la table. Les résultats sont attendus d’ici deux ans.
Travailleurs et voyageurs embarqués dans le même combat ?
« Nos conditions de travail sont aussi les conditions de transport des voyageurs », souligne François Xavier Arouls. Chaque jour, cinq millions de personnes empruntent les réseaux franciliens souterrains. « Il convient de souligner que les résultats de risque chez les travailleurs ne sont pas transposables aux usagers du métro, dont l’exposition quotidienne est beaucoup plus intermittente », remarquait l’Anses en 2015. Il n’empêche, « la sécurité des voyageurs ce n’est pas seulement d’éviter de tamponner un train, c’est aussi de pouvoir respirer un air sans danger », estime Eric Sauvanet.
Lassés d’attendre que leurs directions se mobilisent, les syndicats et des associations pourraient prochainement passer à la vitesse supérieure. La CFDT prévoit le dépôt d’un nouveau référé devant le conseil d’État, et une plainte pour mise en danger de la vie d’autrui pourrait aussi être engagée bientôt. Solidaires RATP y travaille également.
Nolwenn Weiler
Photo : CC Jean-Michel Galvan
Notes
[1] Ces chiffres sont issus de mesures effectuées en 2017 aux postes de travail de 267 agents suivis sur 14 lignes de métro et des lignes A et B du RER.
[2] Dès 2000, la Direction générale de la santé (DGS) avait saisi le conseil supérieur d’hygiène publique de France (CSHPF) pour évaluer la possibilité de fixer des valeurs guides. Voir ce document de l’observatoire régional de la santé.
[3] Le réseau Squales (Surveillance de la QUalité de l’Air de L’Environnement Souterrain) a été mis en place en 1997. Il est composé de trois sites de mesures : Franklin D. Roosevelt Ligne 1, Châtelet Ligne 4 et Auber RER A. Des mesures quotidiennes y sont effectuées.
[4] On retrouve de l’amiante dans les dessous de caisse des trains, dans les portes des rames, dans le flocage des gares, dans les colles et revêtements, dans les plaques isolant les rails. Il y en avait aussi dans les freins, et les poussières libérées au moment du freinage, collées aux parois des tunnels, n’ont pas toutes disparu…Voir des témoignages ici et ici.
[5] Chiffres issus du rapport de l’Anses publié en 2015.
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