Article mis en ligne le 18 janvier 2019
par F.G.
■ Sous l’apparence pateline du néo-journalisme, Le Nouveau Magazine littéraire de ce mois, treizième de sa petite vie, consacre un de ses néo-dossiers aux « gilets jaunes racontés par les écrivains ». Dans ce cadre, et l’esprit sournois ou pour le moins sarcastique, le mensuel néo-culturel a sollicité Raoul Vaneigem – qu’il est inutile de présenter ici – avec l’intention évidente, et pas vraiment nouvelle pour le coup, de le piéger en confrontant son soutien au mouvement des gilets jaunes [1] à plusieurs citations extraites de son dernier ouvrage [2]. Le but de la manœuvre consistait évidemment à prouver que lesdits gilets jaunes étaient bien ces abrutis, adeptes de la « civilisation du consumérisme » et de la « voiture reine », que la caste journalistique a campés en indécrottables « beaufs » depuis le début de ce désormais très long conflit social, et non pas sociétal – comme elle les aime. À vrai dire, nous ne lisons jamais Le Nouveau Magazine littéraire. Pas plus que l’ancien, d’ailleurs. C’est un message de « l’interviewé » lui-même, adressé aux « amies et amis », qui a suscité notre curiosité. Il dit : « Je vous communique pour information et diffusion éventuelle l’interview réalisée, par courrier électronique, pour Le Nouveau Magazine littéraire. Les questions ont été posées par écrit. Mes réponses ont été publiées sans altération. Raoul. » C’est au moins ça. À les lire, ces réponses, nous pensons qu’il s’en tire bien et, avec plaisir, nous diffusons.– À contretemps.
Le Nouveau Magazine littéraire : Dans Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande,
vous écrivez que « préférer le mal d’aujourd’hui à ce qui demain sera
pire nous empêche de nous lever ». Pourtant les gilets jaunes se sont
levés, et justement pour préserver leur place dans cette civilisation du
consumérisme, et de la voiture reine, que vous condamnez.
Raoul Vaneigem : Il n’a pas dû vous échapper que le
propos de mon livre est principalement de secouer la résignation,
l’indifférence et l’apathie qui jusqu’à ce jour ont toléré que la
désertification de la terre et de la vie soit froidement programmée et
imposée, avec un cynisme croissant, aux dépens des populations du globe.
Qu’une grande explosion de colère éclate soudain, inopinément, avec les
mobiles dont l’apparence seule est futile, me procure donc une grande
satisfaction. Ils se sont levés pour préserver leur place, dites-vous ?
Quelle place ? Ils n’ont pas de place dans ce beau monde affairiste qui
les exploite comme consommateurs télécommandés, comme producteurs de
biens qu’ils doivent payer, comme fournisseurs, bureaucratiquement
contrôlés, de taxes et d’impôts qui vont renflouer les malversations
bancaires. Certes, le grand cri du « ya basta ! », du « il y en a
marre ! » peut retomber, tourner court. La servitude volontaire a
maintes fois connu des révoltes sans lendemain. Mais même si la colère
des gilets jaunes stagne et reflue, une grande vague véritablement
populaire – et non pas populiste – s’est élevée et a prouvé que rien ne
résiste aux élans de la vie.
LNML : Les gilets jaunes sont-ils le nouveau nom de
cette classe soumise à « une harassante corvée dont la rétribution
salariale sert principalement à investir dans l’achat de marchandise » ?
RV : Ce n’est pas une classe, c’est un mouvement
hétéroclite, une nébuleuse où des politisés de toutes les couleurs se
mêlent à celles et à ceux qui ont banni la politique de leurs
préoccupations. Le caractère global de la colère empêche les
traditionnels tribuns du peuple de récupérer et de manipuler le
troupeau. Car ici, il n’y a pas, comme d’habitude, un troupeau qui bêle
en suivant son boucher. Il y a des individus qui réfléchissent sur les
conditions de plus en plus précaires de leur existence quotidienne. Il y
a une intelligence des êtres et un refus du sort indigne qui leur est
fait. La lucidité se cherche à tâtons, frayant sa voie dans les
incertitudes. Que le pouvoir et ses larbins médiatiques prennent les
insurgés pour des imbéciles, voilà qui va démontrer à quel point est
débile et vulnérable ce capitalisme dont on ne cesse de nous répéter
qu’il est inéluctable et invincible.
LNML : À l’idée qu’« abrutis par un luxe de pacotille,
les futurs naufragés s’ébattent sur le pont tandis que le bateau
coule », ils rétorquent « vous vous préoccupez de la fin du monde, nous
nous inquiétons de la fin du mois ». Que leur répondre ?
RV : En s’inquiétant de la fin du mois, il n’est
personne, en dehors des affairistes qui nous gouvernent, qui ne se
soucie du même coup non de la fin du monde mais de la fin d’un monde
dont nous ne voulons plus ; qui ne se soucie du sort que nous réserve, à
nous et aux enfants, un monde livré à la barbarie du « calcul
égoïste ». Et ça ce n’est pas une pensée métaphysique, c’est une pensée
qui se formule entre les taxes à acquitter, le travail à prester, les
contraintes administratives, les mensonges de l’information et
« l’abrutissement par un luxe de pacotille » sciemment entretenu par les
fabricants d’opinions qui crétinisent les gens. Un sursaut
d’intelligence arrive aujourd’hui comme un souffle d’air frais dans
l’air confiné des égouts, où la dictature de l’argent nous entraîne à
chaque instant.
LNML : Les gilets jaunes sont-ils un exemple de ce
prolétariat qui « a régressé à son ancien statut de plèbe » ? Victime
d’un capitalisme financier qui a dégradé « sa conscience humaine et sa
conscience de classe », elle ne fait plus la révolution, elle se
révolte.
RV : Oui, c’est l’illustration même de cette
régression. Mais, comme je l’ai écrit, la conscience prolétarienne qui a
jadis arraché ses acquis sociaux à l’État n’a été qu’une forme
historique de la conscience humaine. Celle-ci renaît sous nos yeux,
ranimant la solidarité, la générosité, l’hospitalité, la beauté, la
poésie, toutes ces valeurs aujourd’hui étouffées par l’efficacité
rentable.
LNML : Peut-on encore, lorsqu’on appartient aux classes
moyennes inférieures excentrées (travail peu rémunérateur, obligation
d’utiliser sa voiture pour tous ses déplacements, pavillons à rembourser
ou loyer à payer…), reconquérir « l’autogestion du quotidien ».
RV : Cessez de rabaisser les revendications au niveau
du panier de la ménagère ! Vous voyez bien qu’elles sont globales, ces
revendications. Elles viennent de partout, des retraités, des lycéens,
des agriculteurs, des conducteurs dont la voiture sert plus à aller au
boulot qu’à partir se dorer sur un yacht, de toutes ces femmes et de
tous ces hommes, de ces anonymes qui s’aperçoivent qu’ils existent,
qu’ils veulent vivre et qui en ont assez d’être méprisés par une
République du chiffre d’affaires.
LNML : Vous évoquez un État « réduit à sa simple fonction répressive ». Est-ce celui dont on voit le visage en France aujourd’hui ?
RV : Ce n’est pas un problème national mais
international. Je ne sais quel est le visage de la France ni si la
France a un visage mais la réalité que recouvre cette représentation
fictive est celle d’hommes et de femmes corvéables à merci, de millions
de personnes inféodées à une démocratie totalitaire qui les traite comme
des marchandises.
LNML : La lutte des gilets jaunes et celles des forces
que vous saluez dans votre livre (zadistes, féministes, militants
écologistes…) peuvent-elle converger ? Ou s’opposent-elles par essence ?
RV : Elles ne s’opposent ni ne convergent. Nous sommes
entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière
s’articule sur un ensemble de revendications globales. Le plant de
tomates est plus important que les bottes militaires et étatistes qui
viennent l’écraser – comme à Notre-Dame des Landes. Les dirigeants
politiques et ceux qui se poussent au portillon pour les remplacer
pensent le contraire, comme ils pensent que taxer le carburant de ceux à
qui l’on a rendu indispensable l’usage de la voiture et de l’essence
dispense de toucher aux bénéfices pharamineux de Total et consort. Les
zones à défendre (ZAD) ne se bornent pas à combattre les nuisances que
les multinationales implantent au mépris des habitants de la Terre ;
elles sont le lieu où l’expérience de nouvelles formes de sociétés fait
ses premiers pas. « Tout est possible ! », tel est aussi le message des
gilets jaunes. Tout est possible, même les assemblées d’autogestion au
milieu des carrefours, dans les villages, dans les quartiers.
Texte en PDFNotes :
[1] Voir Raoul Vaneigem, « Les raisons de la colère ».
[2] Raoul Vaneigem, Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande. Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne, Payot-Rivages, 2018
merci! pour cette belle analyse, bien sur ce n’est pas le grand soir! mais comme dit un de mes amis, la brèche est ouverte!…
Oui le plant de tomates est plus réel que les grenades à fragmentation , de même que du brouillard de toutes les pensées-sentiments exprimés (comme ici-même) le corps est muettement plus parlant