vendredi 11 janvier 2019, par admi2
Un emploi sur dix dans le monde, la première source de recettes pour près de 50 pays, le tourisme reste avant tout une affaire de gros sous. Pour cela, on recompose la géographie autour de lieux emblématiques, on aménage le bord de mer, la montagne, le centre-ville, l’arrière-pays, la campagne et la forêt pour attirer le client et lui faciliter l’accès. On remodèle les paysages, le climat et l’histoire pour que le produit soit plus attrayant. On crée les événements qui séduiront les foules ; les festivals d’été, ou même durant toute l’année, sont légion. L’industrie touristique s’étend à tous les territoires et intéresse tous les secteurs de l’économie.
Le tourisme en question
Depuis quelques années, le tourisme de masse inquiète. Les médias à
grande diffusion nous annoncent, régulièrement en été, l’existence de
différentes oppositions aux excès du tourisme comme à Venise où des
associations s’opposent aux grands bateaux de croisière transportant
jusqu’à 5000 touristes qui entrent dans la lagune et descendent le canal
de la Giudecca en passant par la place Saint-Marc ; ou encore à
Barcelone où des activistes immobilisent un bus de touristes en lui
crevant les pneus avant de le repeindre avec le slogan : « le tourisme
tue les quartiers ». Les médias nous ont fait part également des
problèmes causés par les plateformes numériques de locations de
logements pour touristes comme Airbnb et les conséquences désastreuses
qu’elles imposent dans les quartiers ; les habitants désertent leurs
appartements qui seront proposés aux touristes avec pour conséquence une
hausse des loyers et la disparition de certains commerces de proximité
et d’écoles au profit de boutiques à touristes et de bars musicaux.
Les croisières attirent toujours plus de monde et les navires géants
pouvant transporter de plus en plus de passagers — plus de 6000
passagers pour les plus grands — intéressent le marché de la
construction navale en pleine expansion. Malgré toutes les critiques et
les mises en garde qui peuvent être faites contre ces mastodontes et ce
type de tourisme, l’intérêt ne faiblit pas. À Marseille, à Sète, Nice
mais aussi Bordeaux, le mécontentement des riverains gronde notamment
contre la pollution engendrée par ces géants de la croisière qui durant
leur escale continuent à faire tourner leurs moteurs pour les besoins de
leurs équipements (climatisation, casino, piscine, restaurants, bars,
etc.) : « un bateau à quai produit des rejets dans l’atmosphère
équivalents à 10.000 à 30.000 véhicules, et en propulsion, 5 à 10 fois
plus ». Selon Les Echos du 5 septembre 2018, lors d’une conférence à
Rotterdam, un représentant de Shell déclarait en 2016 que l’Harmony of
the Sea — fierté STX de Saint Nazaire, le mastodonte pouvant accueillir
près de 6300 passagers et 2.400 membres d’équipage — « même au diésel
marin dans les ports, […] pollue encore autant que 87.000 voitures »
(1). Bien évidemment, les experts et les administrations s’emparent du
problème pour contenir les dégâts en changeant les règles et en
imposant de nouvelles normes. Contre l’image pas très glorifiante de
bateaux de luxe brûlant des carburants fossiles néfastes pour la santé
et l’environnement, une des compagnies présentes dans le marché des
croisières en arctique et antarctique annonce déjà que son futur
brise-glace fonctionnera au gaz naturel liquéfié. Avec le changement
climatique, la banquise devient navigable plus longtemps en été. Ce qui
engendre des perspectives intéressantes pour les croisières polaires. En
tout, soixante-six navires de croisière sont actuellement en
construction. Les armateurs s’en réjouissent. Parmi ces navires en
construction plusieurs sont destinés au tourisme polaire. Le marché est
en effet prometteur. Le réchauffement climatique contribuerait aux bons
résultats attendus : certaines routes comme celle du Nord-Ouest
deviendraient navigables 125 jours par an d’ici 2050 contre seulement
une cinquantaine de jours actuellement… (Le Monde du 14 septembre 2018)
À partir de 2019 l’entrée de la lagune de Venise sera réglementée, pour
la plus grande joie de ceux qui pendant des années ont manifesté leur
opposition aux « Grandi Navi » qui, à la longue, entraînent, notamment
le long du canal de la Giudecca, des dommages sur les fondations des
palais et des églises. Mais le problème de Venise ne se cantonne pas
seulement aux passages de ces navires. Il demeure également dans
l’espace consacré aux habitants qui devient de plus en plus restreint.
Comme à Barcelone, le tourisme ronge toujours davantage les lieux de vie
au détriment des lieux consacrés aux visiteurs : 30 millions de
touristes en 2017 pour une ville de 54.000 habitants, personne ne doute
pour qui on consacrera de l’intérêt. Des lieux qui appartenaient aux
habitants, et où les enfants pouvaient jouer au foot après l’école sont
grignotés continuellement par de nouvelles terrasses de café et des
restaurants. Cet envahissement des centres-villes historiques par le
tourisme participe à leur gentrification, les pauvres étant relégués à
la périphérie. Le touriste recherche en général une manière d’oublier un
temps le monde réel. Et des tensions peuvent apparaître sur des
territoires où le réel pourrait faire de l’ombre au tourisme. C’est le
cas autour de Briançon ou de Calais où l’on voudrait que les exilés
deviennent invisibles dans le monde merveilleux et artificiel du
tourisme. Beaucoup s’inquiètent de la « mauvaise image » que la réalité
peut renvoyer. Les professionnels du tourisme travaillent ainsi à donner
ou redonner une image attrayante. La mise en vitrine est l’étape la
plus importante de la « mise en tourisme ».
Les administrateurs de chaque ville, département, région et pays
espèrent attirer à eux la manne que le touriste consacre à ses vacances
et à ses loisirs. Le tourisme se développe autour de l’accueil et
l’accès (infrastructures et moyens de transports, visas, passeports), de
l’hébergement (nombre de lits et de places disponibles), et de la
restauration (quantité et diversité suffisantes). Mais la destination
est fonction de ce qui attirera le touriste. Peu importe où ! On
développe une immense habileté pour attirer le touriste à soi. On
l’attire non seulement en lui proposant des lieux qu’on qualifie
d’exceptionnels mais également des activités, des spectacles et des
festivals, des rencontres culturelles ou sportives et des expériences,
mais aussi des salons, des foires et des congrès. Le but recherché étant
bien évidemment de lui faire ouvrir le plus souvent le porte-monnaie,
tout un ensemble de commerces proposera au plus modeste de dépenser le
pécule qu’il aura réussi à économiser pour ce qu’il considèrera comme un
extraordinaire, tandis qu’on incitera au plus riche de se payer du luxe
et de l’extraordinaire. Entre les deux, une gamme infinie de
marchandises lui est offerte.Pour attirer le touriste, le stimuler et le
tenir en haleine, une multitude de nouveaux services tous plus
pernicieux les uns que les autres ont fait leur apparition. Le tourisme
2.0 collaboratif ouvre des possibilités qui permettent aujourd’hui de
livrer dans la sphère de l’économie marchande ce qui ne l’était pas
encore. Par l’intermédiaire de plateformes numériques, on vous suggère
de vous transporter, de vous loger, de vous nourrir. Et vous pourrez
bientôt en prime réserver sur une même plateforme vos billets de train,
d’avion, ou louer votre véhicule. La plateforme collaborative Airbnb
vous propose comme chacun le sait de réserver un logement, mais elle
vous invite aussi à vous payer « une expérience », par exemple une
récolte de truffes, une dégustation de vins, un cours de cuisine ou de
photo, le vernissage d’une exposition. Ces « plateformes coopératives »
et de partage qui permettent à chacun — dit-on — d’offrir ses services,
cachent derrière leur façade collaborative, une marchandisation
générale de toutes relations humaines et sociales modifiant également
nos rapports sociaux : on a beau proposer ses services plutôt que les
vendre, quelqu’un ou seulement le fait de savoir que cela se généralise
nous rappellera toujours qu’il s’agira là d’un manque à gagner pour
d’autres.Beaucoup de sites, de forums, de plateformes et d’applications
accompagnent le touriste durant ses vacances. Il est aujourd’hui
habituel de vouloir consulter la météo, trouver un itinéraire, avoir les
heures d’ouverture d’un musée ou d’un parc de loisir, consulter les
avis sur un restaurant, un hôtel, un spectacle ou un lieu touristique,
etc. Tout est si bien numérisé qu’on cherche même à rendre accessible
des chemins de randonnée par le biais du service de navigation virtuelle
Street View. Chacun pourra ainsi dans son salon parcourir virtuellement
la randonnée qu’il a prévu de faire. Parmi le tas d’applications
existantes certaines proposent même de déjouer la monotonie d’un
déplacement permettant de rejoindre votre destination touristique. Une
fois le touriste automobiliste géolocalisé, une « appli » autoroutière
lui « raconte les paysages qui défilent et suggère des lieux tranquilles
et faciles d’accès pour faire une pause de type nature, culture au
terroir à proximité des sorties ». Une autre « appli collaborative »
vous propose des voyages responsables, vous invitant à « avoir un impact
positif où que vous alliez ». Les lieux répertoriés qui privilégient le
circuit court et solidaire permettent de « consommer des produits
locaux et faire vivre, même à petite échelle l’économie locale qui
caractérise un voyage responsable pour 60% des internautes » (Le Monde
12 et 13 août 2018)
Le tourisme alternatif n’est pas une alternative au tourisme, ni même au
tourisme de masse, il l’accompagne et le complète. Il justifie son
développement et ouvre de nouveaux parcours, de nouveaux labels. Les
professionnels du tourisme sont toujours à l’affût de nouvelles niches à
exploiter et ils ne tarderont pas à s’intéresser à ce que les voyageurs
et nouveaux aventuriers en marge du — ou même opposés au — tourisme
peuvent découvrir en dehors des sentiers battus touristiques. Le
cyclotourisme est applaudi comme un pas de côté qui serait fait pour
délégitimer le tourisme de masse. Mais les nouveaux aménagements dédiés
aux cyclotouristes ne s’opposent pas aux grands aménagements et
infrastructures du tourisme de masse, ils s’ajoutent. Le cyclotourisme
suscite l’intérêt et la convoitise des professionnels du tourisme. Des
commerces ouvrent, des loueurs de vélos s’installent, des hôteliers
s’adaptent. Les professionnels du tourisme proposent un nouveau label
Accueil vélo à des prestataires qui fourniront des abris sécurisés, le
transfert de bagages ou des kits de réparations. On nous annonce déjà
que chaque kilomètre aménagé pour le cyclotouriste rapporterait de
17.000 € (en Bretagne) à 30.200 € (le long de la Loire) par ans aux
territoires concernés. « Chaque voyageur qui découvre la Loire à vélo
consomme en moyenne pour 80 € par jour. C’est nettement plus que les
sommes dépensées, selon divers études locales, par la moyenne des
touristes, tous modes de transport confondus » (Le Monde du 7 juillet
2018)
Parmi toutes les longues luttes contre les aménagements du territoire de
ces dernières années, la plupart concernent des infrastructures en lien
avec le tourisme. Que ce soit contre la construction d’un aéroport,
d’une ligne TGV, d’une autoroute ou encore d’un village de vacances, les
oppositions à ces projets n’ont guère dénoncé le tourisme. Elles n’ont
apparemment pas cerné l’importance que pouvait avoir ces différents
projets d’aménagement – qui, pris séparément, sont déjà critiquables –,
une fois réunis au bénéfice du tourisme. Pourtant, on le sait, les
gouvernements lui donnent toujours une place considérable. Ce n’est
certainement pas le hasard qui a fait de la France la première
destination au monde. Le tourisme a été porté par plusieurs
gouvernements successifs comme étant une priorité nationale et il le
reste aujourd’hui encore. Cependant, le gouvernement actuel n’a pas
désigné de ministre du tourisme, ni de secrétaire d’État. Il a mis en
œuvre une « gouvernance originale » réunissant une quinzaine de
ministres et secrétaires d’État, des élus et une vingtaine de
professionnels du secteur, sous la direction du Premier ministre : le
Conseil interministériel du Tourisme (CIT). Ce CIT, s’était donné pour
objectif à sa création, le 26 juillet 2017, de porter « le nombre
d’arrivées touristiques à 100 millions de touristes internationaux à
l’horizon 2020 ». Le second objectif étant d’augmenter les recettes
touristiques à 50 milliards d’euros en 2020 également, l’ensemble des
deux objectifs devait permettre de créer 300.000 emplois
supplémentaires. Un an après avoir mis en œuvre le CIT, le 19 juillet de
cette année, Édouard Philippe, Premier ministre, nous annonce que les
recettes touristiques pour l’année 2017 auraient déjà pulvérisé
l’objectif de 2020 (54 milliards d’euros), le nombre d’arrivées
touristiques aurait atteint les 87 millions de visiteurs. Cependant, il
ne donne aucun chiffre sur les créations d’emplois. L’emploi reste
avant tout le cheval de Troie qui justifie toutes les politiques et les
aménagements dont l’économie a besoin. La loi Macron avait instauré en
2015 et 2016, vingt-et-une – dont douze à Paris – Zones touristiques
internationales (ZTI) dans lesquelles l’ouverture des commerces jusqu’à
minuit et les dimanches devenait légalement possible. Plusieurs
syndicats avait déposé des recours devant les tribunaux administratifs
afin d’annuler les arrêtés ministériels créant les ZTI. Suite à ces
recours, quatre ZTI ont été annulées (une à Dijon et trois à Paris,
celles de « Saint-Émilion-Bibliothèque » ( XIIe et XIIIe
arrondissements), de « Maillot-Ternes » (XVIIe) et de « Olympiades »
(XIIIe)). Le gouvernement ne s’est pas estimé vaincu. Le CIT du 19
juillet 2018 annonçait que des solutions avaient été « trouvées pour les
4 ZTI annulées » (2) et signalait également l’ouverture de travaux pour
de nouvelles Zones touristiques internationales… Il ne s’agit pas de
s’attaquer seulement aux excès du tourisme de masse. Il ne s’agit pas
non plus, de s’affronter aux touristes ou aux travailleurs du tourisme
ils ne sont, en réalité, que de simples réceptacles des décisions du
marché. En raison des rapports sociaux qu’ils créent et de la façon
qu’ils ont de nous socialiser, il est plutôt question de s’en prendre au
tourisme en général et à l’ensemble des moyens employés pour maintenir
et développer ce marché ; un marché aujourd’hui élargi de manière
considérable et diffuse par l’intermédiaire des plateformes
collaboratives. Ces plateformes collaboratives ouvrent des possibilités
inquiétantes puisqu’elles précipitent une marchandisation générale de
tout ce qui n’avait pas encore de prix. Il s’agit en effet et avant tout
de s’en prendre à l’origine et à l’essence même du tourisme : le
capitalisme.
Henri Mora
1. https://www.lesechos.fr/industrie-s…. Cf. p. 7 du document 3e Conseil interministériel du Tourisme – 19 juillet 2018 : https://www.gouvernement.fr/sites/d…
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