2 mai 2020 par Floréal
Vous trouverez ci-dessous la nouvelle réflexion que m’a adressée l’ami Tomás Ibañez, inspirée par l’évolution de nos sociétés liée à la crise actuelle due à la pandémie.
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Il y a un peu plus de deux siècles, en 1811 et pendant les cinq années qui ont suivi, l’Angleterre a été le théâtre d’une puissante révolte sociale connue sous le nom de « révolte des luddites » – en référence à son protagoniste éponyme, Ned Ludd – qui a détruit une partie des nouvelles machines textiles dont l’installation supprimait de nombreux postes de travail et condamnait une partie de la population à la misère. Il fallut des milliers de soldats pour écraser l’insurrection qui, loin d’obéir à des motivations technophobes, se situait dans le cadre du travail et prétendait s’opposer aux conséquences les plus néfastes des « progrès » de l’exploitation capitaliste.
Il est aujourd’hui essentiel de « réinventer » ce type de révolte, en la faisant passer de la sphère des revendications purement économiques à la sphère plus directement politique des luttes pour la liberté et contre le totalitarisme de type nouveau qui s’installe depuis quelque temps déjà et qui trouve dans la crise actuelle du Covid-19 un carburant abondant pour accélérer son développement.
L’éloigner de la sphère économique n’implique pas de mésestimer le capitalisme comme principal ennemi, car le nouveau type de totalitarisme auquel je fais référence constitue une pièce absolument fondamentale de la nouvelle ère capitaliste marquée par cette énorme innovation technologique que fut, et que continue d’être, la révolution numérique.
Comme pour la révolte des luddites, cette révolte ne repose pas non plus sur des motivations technophobes, mais a pour principal stimulant la revendication de liberté et d’autonomie, avec la conscience claire que, si nous ne parvenons pas à arrêter les avancées du nouveau totalitarisme, les possibilités de lutte et de résistance contre la domination et l’exploitation seront soit impossibles, soit réduites à l’insignifiance.
Il n’est pas nécessaire de décrire ici l’ensemble des outils et des procédures de contrôle qui sont déjà en place à grande échelle, ou qui commencent à être mis en œuvre ; l’information à ce sujet est abondante et accessible à tous. Il est également inutile de décrire les luttes qui se déroulent face à l’expansion et à la généralisation du contrôle social. Elles sont bien connues et vont des actions des pirates informatiques au sabotage des antennes 5G, en passant par les pratiques consistant à laisser le téléphone portable à la maison et à se défaire de son utilisation, jusqu’aux activités plus collectives qui consistent à constituer des réseaux locaux et communautaires.
Cependant, je pense qu’il convient de souligner la continuité sous-jacente dans les changements expérimentés par le système économique, du moins en Occident, depuis que la raison scientifique a créé les conditions pour que les techniques, entre les mains des producteurs et des artisans, se transforment en technologies dont l’utilisation dépasse la taille et les capacités des entités locales et s’intègre à la fois dans le système de production à grande échelle comme dans les structures du pouvoir étatique.
C’est ce lien étroit entre la raison scientifique, les technologies et les structures de pouvoir, économiques et politiques, qui traverse toute l’histoire de la modernité et du capitalisme, et qui rend compte de cette hypermodernité dans laquelle la révolution numérique renforce le lien entre les trois entités que j’ai mentionnées. Cela entraîne une transformation du capitalisme, converti désormais en un capitalisme numérique et un capitalisme de surveillance, qui s’oriente vers un totalitarisme d’un genre nouveau dans la sphère politique.
Contrairement aux précédents régimes totalitaires, ce sont les sujets eux-mêmes qui fournissent constamment, à travers chacun de leurs comportements, les éléments qui permettent leur soumission intégrale. C’est leur propre vie qui nourrit les dispositifs de contrôle et de normalisation dans un environnement sans extériorité qui n’a pas pour outil principal la répression mais l’incitation.
Le Covid-19 a donné des ailes au développement de mesures de contrôle social sophistiquées grâce à la demande de biosécurité suscitée par la peur de la population face aux risques biologiques. Ce qui s’est passé depuis la déclaration de la pandémie et le décret d’exception qui a suivi, précisé au sein de l’État espagnol par la formule d’état d’alerte, ne laisse guère de doute sur le fait qu’un grand nombre de personnes non seulement ne s’y opposeraient pas, mais accepteraient volontiers d’être surveillées et de se soumettre volontairement à l’impératif d’autosurveillance pour prévenir la maladie.
Ce coronavirus anticipe également la succession plus que probable de nouvelles pandémies d’un danger similaire ou plus important. Sans aucun doute, le risque biologique fait partie de la condition humaine elle-même, bien que sa probabilité d’occurrence et ses conséquences se voient favorisées par les conditions de vie actuelles : les grandes agglomérations humaines entassées dans des villes gigantesques, une mondialisation qui favorise des échanges commerciaux constants et rapides à l’échelle planétaire, des moyens de transport qui favorisent des flux de population incessants, une réduction des investissements dans les services de santé publique et, bien sûr, la dégradation de l’environnement.
Il est utile de souligner que le dernier des facteurs que j’ai cités n’est qu’un facteur de plus, et probablement pas le plus important parmi ceux qui favorisent les pandémies. Cela ne signifie pas que nous ne devons pas lutter contre les risques environnementaux, mais une attention excessive à leur égard peut contribuer à masquer la menace la plus importante et la plus immédiate liée au risque biologique, et détourner l’attention des avancées du néototalitarisme en occultant le fait que, si nous ne parvenons pas à stopper la menace totalitaire qui s’amplifie dans les menaces biologiques, nous ne pourrons pas même continuer à lutter contre la dégradation de la planète.
Une quarantaine d’années se sont déjà écoulées depuis que Michel Foucault a avancé le concept de biopouvoir pour caractériser la nouvelle modalité de gouvernance articulée par le néolibéralisme, et il semble que la gestion de la vie, la biosécurité et le contrôle des populations auxquels il faisait alors référence en soient venus à occuper une place privilégiée dans l’agenda du capitalisme numérique propre à notre Hypermodernité.
Le nouveau totalitarisme a à sa disposition tout l’arsenal de contrôle social fourni par la technologie numérique, tandis que cette même technologie lui ouvre l’immense champ du génie génétique. Si nous mettons en relation les risques biologiques, le biopouvoir, le capitalisme numérique, les biotechnologies et le néototalitarisme, il est facile de deviner que l’un des effets des pandémies sera de prédisposer les populations à accepter, tôt ou tard, l’intervention biogénétique pour nous rendre « résistants » aux coronavirus et autres parasites viraux. Cela n’arrivera pas demain, bien sûr, mais dans un lointain avenir dystopique où le transhumanisme rendra possible la modification « rationnelle » de l’espèce humaine. J’ai dit « lointain », mais au rythme où vont les choses cet avenir ne se fera pas longtemps attendre si nous ne parvenons pas à renverser la vapeur.
Par chance, la longue histoire de l’humanité nous apprend qu’il est toujours resté des poches de résistance et d’énergies insoumises qui ont su promouvoir des pratiques de liberté même dans les situations les plus inhospitalières. Ce sont ces pratiques et les luttes qu’elles encouragent qui permettent de nourrir un certain optimisme… malgré tout.
Tomás Ibañez
Traduction : Floréal Melgar.
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