Qui est Javier Milei le nouveau président argentin libertarien ?

(D’après Pablo Stefanoni)

paru dans lundimatin#404, le 20 novembre 2023

Ce dimanche 19 novembre 2023, Javier Mieli, le candidat « anti-système » a été élu à la tête de l’Argentine avec 55,7 % des voix. Le personnage est peu connu du public francophone, hybridation excentrique et farfelue de l’extrême-droite et du libertarianisme, s’est fait connaître pour ses postures ultra-libérales et ses déguisements de super-héros. Nous publions ici le portrait théorique, politique et prémonitoire qu’en fait Pablo Stefanoni dans son excellent La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte) ainsi que l’entretien que nous avions fait avec lui début octobre.

Les libertariens et l’extrême droite : rencontres du troisième type

Buenos Aires, 2019. Il est minuit passé et la température est fort agréable en ce samedi soir de fin de l’été austral. Le théâtre Regina est une des salles de spectacle emblématiques du centre de la capitale argentine mais, ce soir-là, la pièce au programme est plutôt insolite. Le principal « acteur » en est un économiste excentrique qui, au cours des dernières années, a conquis les plateaux des talk-shows télévisés au nom d’une fervente croisade antikeynésienne, du jamais vu en Argentine. Enveloppé dans un drapeau de Gadsden, avec comme bande sonore les accords sauvages du groupe de rock Una Bandita Indie de La Plata, Javier Milei entre en scène comme le « dernier des punks », le « seul qui puisse nous sauver du socialisme apocalyptique » [1]

[1] Voir < https://www.youtube.com/watch?v=6-g2OjuuNCs >….

. Dans la salle, un public de samedi soir : de jeunes couples curieux de voir l’économiste vedette du moment en personne et de prendre des selfies avec lui, des sympathisants des idées libertariennes qui viennent se régaler de discours vouant aux gémonies les politiciens (« des parasites qui pratiquent le culte religieux de l’État »), les impôts, les « empresaurios [2]

[2] Mot-valise espagnol…

 » et la décadence de l’Argentine.

La pièce s’appelle El consultorio de Milei (Le Cabinet de Milei) et joue régulièrement à guichets fermés dans différentes salles du pays. La mise en scène, manifestement réalisée à la hâte, est plutôt austère. S’y détachent quelques grands portraits illustrant le panthéon libéral-libertarien : John Locke, Milton Friedman, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek et Murray Rothbard. Et puis il y a John Maynard Keynes en personne.

Les raisons de sa présence, à l’une des extrémités de la scène, seront bientôt révélées au public : l’image de l’économiste britannique sera la cible directe des gestes obscènes adressés à son encontre par Milei, lequel considère son œuvre comme de la « pure merde » rédigée à l’intention de « politiciens messianiques et corrompus ». Depuis 2015, Milei, ancien gardien de but du club junior Chacarita de Buenos Aires et expert travaillant pour la Corporación América [3]

[3] Consortium dirigé par le milliardaire argentin…

, est le principal pourvoyeur d’idées et de slogans libertariens, voire anarcho-capitalistes, dans un pays assez étranger à cette forme d’antiétatisme radical – les libertariens locaux se plaignent du fait que « l’Argentine est le pays le plus à gauche du monde [4]

[4] Une affirmation bien entendu assez discutable mais qui,…

 ».

La plupart des noms des personnages affichés sur la scène du théâtre seront probablement familiers à mes lecteurs, qui en auront au moins vaguement entendu parler. Sauf un : Murray Rothbard. Ce libertarien états-unien, formé à l’école dite « autrichienne » de Mises et Hayek, est pourtant une figure emblématique des passerelles entre les libertariens et l’extrême droite. La lecture de Rothbard – comme je l’ai découvert lors de mes recherches pour ce livre – éclaire ce qui, à première vue, semble être un univers de contradictions. Elle nous permet de remettre les pièces du puzzle en ordre et de donner un sens à ce qui se passe sur l’échiquier des idées. C’est Rothbard qui, de façon presque prophétique, au début des années 1990 – soit plus de vingt ans avant l’émergence du Tea Party, puis du trumpisme –, a forgé le concept de « paléolibertarianisme » comme une forme d’articulation entre la sensibilité libertarienne et le conservatisme social et culturel le plus réactionnaire. De fait, alors que le courant libertarien pouvait jadis revendiquer une position tantôt centriste, tantôt « ni droite ni gauche » et pragmatique, les libertariens du XXIe siècle semblent de plus en plus s’afficher sans aucun complexe « à droite toute » et promouvoir paradoxalement des conceptions ouvertement autoritaires. C’est cette évolution que j’entends aborder dans ce chapitre.

Précisément parce qu’il concerne un pays a priori assez éloigné des dynamiques culturelles de l’anglosphère, le cas de l’Argentine est emblématique. Dans le pays de Gardel, de Borges et de Maradona, les idées libertariennes séduisent désormais des dizaines de milliers de jeunes à peine sortis de l’adolescence qui, par l’intermédiaire de Milei, trouvent en Rothbard une source d’inspiration désormais accessible en espagnol grâce aux traductions de la maison d’édition Unión. Ces jeunes admirent Donald Trump et Jair Bolsonaro, défendent la liberté de porter des armes (même si, contrairement à leurs semblables états-uniens, la plupart d’entre eux n’en possèdent pas et ne sauraient même pas comment appuyer sur la gâchette) et s’opposent à la légalisation de l’avortement, qui a suscité de très fortes mobilisations (hostiles et favorables) en Argentine au cours des dernières années [5]

[5] Portée par la mobilisation de nouvelles générations…

. C’est pourquoi, outre Milei, beaucoup ont comme référence Agustín Laje, influenceur argentin et produit d’exportation à travers tous les pays hispaniques. Laje a écrit avec Nicolás Márquez un best-seller intitulé El libro negro de la nueva izquierda (2016), un « livre noir de la nouvelle gauche » qui affiche en couverture l’image d’un Che Guevara queer aux lèvres peintes. Cet auteur de combat, qui se veut le porte-drapeau d’une véritable guerre culturelle contre le féminisme et, plus généralement, contre le progressisme, aspire à être une sorte de Gramsci de droite (Elman, 2018). Il n’est pas le premier à s’y essayer, le penseur communiste italien ayant toujours exercé une certaine fascination à droite. Laje propose lui aussi à ses lecteurs et followers d’avaler la red pill, la pilule rouge qui leur permettra d’accéder aux vérités occultées par un système contrôlé par le progressisme. Dans son cas, la pilule bleue (celle de l’esclavage mental) ne renvoie pas tant à Chomsky, comme chez Moldbug, qu’à Judith Butler, expression ultime de l’« idéologie du genre », même si son combat « politiquement incorrect » s’étend à une relecture révisionniste des années 1970 qui met en relief les « aspects positifs » des dictatures du cône Sud (réhabilitation qui tient particulièrement à cœur à son coauteur Nicolás Márquez).

Récemment, lors d’un séjour dans la péninsule ibérique, Laje s’est rapproché du parti politique espagnol Vox (fondé en 2013) qui, selon lui, représente la « vraie droite ». Sa chaîne YouTube compte plus d’un million d’abonnés et il est régulièrement invité à donner en Amérique latine des conférences auxquelles participent des personnalités de la « vraie droite », y compris des anciens présidents ou des élus en activité. « Récupérer le terme de “droite”, comme le fait Vox, est une bonne manière d’articuler une série d’idées qui sont très similaires », a-t-il ainsi déclaré au quotidien en ligne El Español, qui le présente de manière sensationnaliste comme « le gourou qui inspire Vox ».

Milei et Laje se répartissent les tâches : le premier vend la pilule rouge économique (pour tuer le virus keynésien), le second la pilule rouge culturelle (pour en finir avec l’« idéologie du genre »). Et ils trouvent beaucoup de jeunes acheteurs. Leurs conférences, leurs vidéos YouTube ou leurs polémiques sur Twitter attirent des dizaines de milliers de personnes et alimentent une véritable sous-culture qui fait de plus en plus d’adeptes. Nombreux sont ceux qui ont ainsi l’impression de « sortir de la caverne » et de résister à la « police de la pensée ».

(…)*

Si l’Argentin Javier Milei professe aujourd’hui la foi libertarienne, c’est aussi grâce à Rothbard. C’est un article de l’économiste new-yorkais qui lui a fait « exploser la tête » il y a quelques années et l’a obligé à réviser ses convictions. Le texte en question compte 140 pages et s’intitule « Monopole et concurrence ». Lorsqu’il en a terminé la lecture, Milei a eu une révélation : « Pendant plus de vingt ans, j’ai induit mes étudiants en erreur. Tout ce que je leur racontais sur les structures de marché est faux. C’est complètement faux [6]

[6] Je suis moi-même l’un de ces étudiants « trompés » par…

 ! » L’économiste argentin s’est alors rendu compte que les arguments néoclassiques contre les monopoles étaient infondés et que « l’idée de concurrence parfaite est tellement stupide qu’elle finit par éliminer complètement la concurrence ». Selon Rothbard, au contraire, les monopoles ne sont pas mauvais en soi, ils peuvent même jouer un rôle positif s’ils sont le fruit de l’action des entrepreneurs ; en revanche, ils sont nuisibles s’ils sont créés par l’État. « Les premiers améliorent le rapport qualité-prix ; c’est pourquoi les entrepreneurs sont des héros, des bienfaiteurs de la société », explique Milei sur un ton qui n’est pas sans évoquer le culte voué par Ayn Rand aux surhommes capitalistes. Les monopoles néfastes, eux, sont générés par les actions des « politiciens voleurs qui passent des ententes avec des hommes d’affaires véreux sur le dos des consommateurs et des travailleurs ». Après cette découverte, Milei acheta « vingt livres » des économistes autrichiens et s’engagea définitivement sur la voie anarcho-capitaliste.

Son style combatif et peu conventionnel séduit de nombreux jeunes tout juste majeurs. En février 2019, il a débarqué déguisé en super-héros dans un festival d’otakus argentins (fans d’animes et de mangas japonais). « Ma mission est de botter le cul des keynésiens et des collectivistes », déclara-t-il à cette occasion. En l’absence d’expériences libertariennes réelles, il invoque l’exemple du Liberland, un projet de micronation utopique créée en 2015 par l’entrepreneur tchèque Vít Jedlička, qui s’est autoproclamé président de cette « république » installée sur les rives du Danube, dans un minuscule no man’s land fluvial entre la Croatie et la Serbie. Arborant la devise « Live and let live », le Liberland prétend reposer entre autres sur le système blockchain, la technologie garantissant le fonctionnement du bitcoin et d’autres crypto-monnaies.

Cette aspiration à créer des territoires sans État ne se limite pas à Liberland. Nous avons déjà mentionné au chapitre 1 les projets d’établissement de colonies libertariennes en haute mer, dans les eaux internationales. D’autres parient sur la fondation dans des pays en développement de « charter cities », des villes juridiquement autonomes et quasi souveraines, comme le propose le prix Nobel d’économie Paul Romer. C’est le Honduras qui est allé jusqu’ici le plus loin dans ce sens en promulguant une loi sur les Régions spéciales pour le développement (RED), qui prévoit d’accueillir des charter cities sur son territoire. Ce projet se heurte toutefois à un certain nombre de problèmes constitutionnels (et sera de fait remis en cause sous l’impulsion de la nouvelle présidente de gauche Xiomara Castro, élue en novembre 2021). Un ancien président de Madagascar avait également été séduit par cette idée en 2008, mais il fut ensuite évincé et le projet de charter city en territoire malgache n’a pas vu le jour. Pour les libertariens, l’avantage des charter cities est qu’elles sont censées disposer de leurs propres lois, de leur propre système judiciaire et de leur propre fiscalité, démontrant ainsi le caractère anachronique de l’État-nation (et de la démocratie) et réalisant le rêve de la liberté économique absolue.

Il existe une autre variante de ce dispositif : les « villes libres » promues par le Free Cities Institute de l’université Francisco Marroquín, au Guatemala, dont le site web annonce : « Nous sommes en 2060, la plupart des gens vivent dans des villes libres qui jouissent d’une grande autonomie, bénéficiant de niveaux de prospérité, de paix, de santé et de bonheur jamais vus auparavant. » Et chacun peut ainsi imaginer son propre Hong Kong ou son propre Singapour.

Mais tandis que certains libertariens désireux d’assouvir leurs pulsions utopiques sont en quête de no man’s lands terrestres ou maritimes, ou bien d’enclaves autonomes dans des pays du tiers-monde, d’autres se tournent vers les « failed states » (États en déliquescence ou faillis) pour démontrer qu’après l’effondrement de l’appareil d’État, les choses tendent en fait à s’améliorer. C’est ce que fait Benjamin Powell dans son article « Somalia : Failed State, Economic Success ? » (« La Somalie : État failli, succès économique ? »). Tout en admettant que son titre peut sembler exagéré et que ce pays de la Corne de l’Afrique « n’est pas une utopie libertarienne », l’auteur ne cache pas son enthousiasme face à l’effondrement des institutions étatiques et à leur remplacement partiel par des systèmes d’autorité coutumiers… et des bandes de pirates. Powell reconnaît que la violence de ces dernières, qui abondent en Somalie, pose problème et doit être éradiquée, mais il ne peut s’empêcher d’exprimer son admiration pour ce type sui generis d’entrepreneuriat : « On estime qu’entre 10 000 et 15 000 personnes bénéficient indirectement de la piraterie en occupant des emplois dans des secteurs connexes, tels que la réparation navale, la sécurité et l’alimentaire. (D’autres Somaliens entreprenants ont créé des restaurants spécifiquement destinés à nourrir les otages des pirates). » N’oublions pas que dans son Manifeste néolibertarien de 1980, l’excentrique Samuel Konkin III proposait déjà de construire des « zones libérées » de l’étatisme et d’y développer autant qu’il serait possible une économie informelle soustraite à l’impôt (Konkin III, 2012).

Milei semble suivre les traces de Konkin : non seulement il refuse qu’on lui remette des factures dans les commerces, mais, en mars 2020, il a fait fureur sur Twitter après une interview sur une chaîne de télévision chilienne au cours de laquelle il déclarait : « Entre la mafia et l’État, je préfère la mafia ; parce que [contrairement à l’État] la mafia a des codes, la mafia tient ses promesses, la mafia ne ment pas, et surtout, la mafia pratique la concurrence. » (On peut se demander s’il n’a pas vu un peu trop de films de gangsters.) Il y proposait aussi, à la surprise du journaliste de l’émission Via Publica, de privatiser les rues à l’aide d’un système de lecture électronique similaire à celui des péages d’autoroute : « Chacun prendrait en charge sa propre rue et cela générerait des revenus. » Et de conclure : « Chaque fois que je marche sur la voie publique, les pavés suintent le socialisme. » La proposition n’est pas nouvelle : Rothbard avait avancé la même chose dans les années 1980 ; car les libertariens sont hostiles à toute forme de propriété publique, y compris celle des rues de nos villes. Modifiant une citation de Rothbard, l’économiste allemand Philipp Bagus allait jusqu’à suggérer récemment cette solution à la pandémie de Covid-19 : « Dans la société libertarienne […] les rues seraient toutes privatisées et les conflits pourraient être résolus sans violer les droits de propriété de quiconque : les propriétaires des rues auraient le droit de décider qui y aurait accès et pourraient s’ils le souhaitent écarter les “indésirables” [en l’occurrence, les personnes suspectées d’être contaminées par le virus] » (Bagus, 2020).

Jusqu’en 2020, Milei pouvait passer pour une simple figure folklorique d’une lointaine nation australe d’Amérique connue pour ses crises économiques récurrentes et les péripéties, tantôt tragiques tantôt pittoresques, de sa vie publique. Mais son récent passage à la politique active a démontré que tant ses idées que sa personnalité excentrique sont capables de séduire les électeurs : en septembre 2021, lors des élections primaires ouvertes auxquelles tous les partis en Argentine doivent se soumettre, il a obtenu plus de 13 % des voix dans la ville de Buenos Aires. Quelques semaines plus tard, il entrait triomphalement à la Chambre des députés avec 17 % des voix. Sa base électorale comporte une forte composante juvénile et sa campagne n’a laissé aucun secteur de la nation indifférent. Déployant un discours qui intégrait de nombreux clichés à moitié digérés de l’alt-right états-unienne et une mystique de croisade contre la « caste » (un thème dont son directeur de campagne n’a pas caché qu’il l’avait emprunté directement à la rhétorique fondatrice du mouvement espagnol Podemos), il a obtenu des résultats à peu près équivalents dans toutes les couches de l’électorat, avec toutefois des pourcentages de voix légèrement plus élevés dans les secteurs de classe moyenne inférieure et d’excellents chiffres même dans les quartiers très populaires – où il semble bien qu’il ait mordu sur une partie de l’électorat péroniste.

Agustín Laje est lui aussi devenu un fan de Rothbard. Dans sa préface à une anthologie publiée à Buenos Aires en 2019 et intitulée El igualitarismo como rebelión contra la naturaleza (L’Égalitarisme comme rébellion contre la nature), il reconnaît n’avoir découvert cet auteur que très récemment. Bien entendu, Laje apprécie le « Rothbard de droite », pas celui qui a flirté avec la nouvelle gauche dans les années 1960, le Rothbard préoccupé par la culture, qui « anticipe les offensives culturelles que nous subissons aujourd’hui et auxquelles nous résistons tant bien que mal » (Laje, 2019, p. 13). Laje y voit une bouffée d’air frais face à l’hégémonie croissante du politiquement correct, « qui finit par nous contraindre à faire semblant d’aimer les aisselles poilues teintées en fuchsia sous peine d’être accusés d’être “moyenâgeux” ou “rétrogrades” » (Laje, 2019, p. 15). Mais Rothbard offre également un fondement théorique à l’axiome principal du credo libertarien, qui « ne doit pas seulement reconnaître l’inégalité existante, mais défendre l’idée que si cette inégalité est le résultat d’interactions libres et volontaires, elle doit perdurer dans le temps » (Laje, 2019, p. 21).

Rothbard est donc le ciment théorique et politique qui scelle l’union de l’anarcho-capitaliste Milei et de l’ultraréactionnaire Laje, et de ces deux auteurs avec Vox ou Bolsonaro. Ses idées nous fournissent la clé de l’évolution de la mouvance libertarienne vers l’extrême droite. Une évolution qui a toutefois suscité une certaine résistance chez les libertariens les plus rétifs à la dérive « paléo » et à tout ce qu’elle entraîne sans bénéfice d’inventaire.

Un auteur fidèle à l’école autrichienne et adepte de l’anarcho-capitalisme comme Jeffrey Tucker a beaucoup écrit sur la menace que représente la tentation raciste pour les idéaux auxquels il adhère : « Je m’inquiète de voir certains libertariens passer à l’alt-right, parce que cela fait des années que les protofascistes et les néonazis de l’extrême droite alternative trollent les libertariens. Ils essaient de faire au libertarianisme ce qu’ils ont fait à Pepe the Frog […] – ils le cooptent. Ils savent qu’aucun Américain normal ne va se mobiliser sous le drapeau nazi, alors ils s’emparent du nôtre » (Weigel, 2017). Pour décrire cette dérive, Tucker a inventé le terme de « libertarianisme brutaliste », auquel il oppose sa propre sensibilité « humaniste » (humanitarian) : « La liberté favorise la coopération pacifique entre les êtres humains. Elle inspire la prestation créative de services à autrui. Elle écarte la violence. […] Mais [les libertariens brutalistes] trouvent tout cela ennuyeux […] et ce qui les impressionne dans la liberté, c’est qu’elle permet aux gens d’affirmer leurs préférences individuelles, de former des tribus homogènes, de mettre en pratique leurs préjugés, d’ostraciser autrui sous prétexte d’“incorrection politique” et d’exprimer librement leur haine tant qu’ils n’ont pas recours à la violence, […] d’être ouvertement racistes et sexistes, d’exclure et d’isoler, et de rejeter globalement la modernité. […] Techniquement, les brutalistes ont raison de dire que la liberté protège aussi le droit d’être un parfait connard et le droit de haïr, mais ces impulsions ne découlent pas de la longue histoire de l’idée libérale. En matière de race et de sexe, par exemple, l’émancipation des femmes et des minorités face à l’arbitraire est une des grandes conquêtes de cette tradition. Continuer à affirmer le droit à revenir en arrière dans le domaine de la vie privée et dans la sphère économique laisse à penser que [le libertarianisme est] une idéologie complètement étrangère à cette histoire, comme si ces victoires de la dignité humaine n’avaient rien à voir avec les exigences idéologiques d’aujourd’hui » (Tucker, 2014). Reste à savoir si la simple affirmation de ces sentiments louables suffira à offrir une résistance à la séduction de la nouvelle synthèse réactionnaire prônée par les « brutalistes ».

[1] Voir < https://www.youtube.com/watch?v=6-g2OjuuNCs >. Il vaut la peine de citer cette strophe de la chanson de Una Bandita Indie de La Plata : « Allez vous faire foutre, salauds d’empresaurios[voir note ci-dessous] / Allez vous faire foutre, sodomites du capital / On en a marre des ordures keynésiennes / Le moment libéral est arrivé / Nous avons un leader, et c’est un référent majeur / Qui arrive toujours à incommoder l’État / Javier Milei, notre futur président / Javier Milei le dernier des punks / Toujours mobilisé contre la pression fiscale / Toujours mobilisé contre l’étatisme prédateur / Luttant pour une Argentine libertarienne / Et pour la liberté du peuple travailleur. »

[2] Mot-valise espagnol fusionnant empresario (entrepreneur) et dinosaurio (dinosaure) et désignant les hommes d’affaires qui vivent aux crochets de l’État.

[3] Consortium dirigé par le milliardaire argentin d’origine arménienne Eduardo Eurnekian et qui gère soixante-seize aéroports dans le monde, ainsi qu’une série d’autres entreprises dans le domaine de l’agro-industrie, de l’énergie et des infrastructures.

[4] Une affirmation bien entendu assez discutable mais qui, du point de vue ultralibéral des admirateurs de Milei, renvoie à l’hégémonie historique polymorphe du péronisme, un mouvement qui, pourrait-on dire, a simultanément métabolisé la droite et phagocyté la gauche au service d’une conception interventionniste sui generis du rapport entre État et société (Rouquié, 2017).

[5] Portée par la mobilisation de nouvelles générations d’activistes et d’un mouvement féministe dynamisé par la lutte contre les féminicides et la violence contre les femmes, l’interruption volontaire de grossesse a été légalisée fin 2020 par le Congrès argentin avec le soutien du gouvernement d’Alberto Fernández.

[6] Je suis moi-même l’un de ces étudiants « trompés » par Milei en tant qu’élève du cours de microéconomie qu’il délivrait dans les années 1990 à la faculté de sciences économiques de l’université de Buenos Aires.

https://lundi.am/Qui-est-Javier-Milei-le-nouveau-president-argentin-libertarien

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