Le gorille de l’anarchie

Article mis en ligne le 18 septembre 2023

par F.G.

■ Frédéric BORIES
GEORGES BRASSENS MILITANT ANARCHISTE
Le mot et le reste, 2022, 190 p.

■ Isabelle FELICI (sous la direction de) : contributions
de Frédéric BORIES, Sylvain BOULOUQUE,
Pippo GURRIERI, Cédric PEROLIN et Anne STEINER
BRASSENS ANARCHISTE
Atlande, 2023, 288 p.

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Minot sétois, il fut impossible d’y échapper. Le Petit Cheval et son malchanceux canasson foudroyé, Les Sabots d’Hélène froidement méprisés par la bande des trois capitaines, La Chanson pour l’Auvergnat, valse entêtante saluant le mérite des premières solidarités. Brassens, on savait que comme nous il était enfant de la presqu’île. Une fierté locale à qui on rendait hommage en égosillant ses vers debout sur l’estrade. Brassens, c’était la gueule du grand-père universel, avec la broussaille de ses bacchantes blanchies et la bouffarde toujours à portée de lippe. Surtout, Brassens on y comprenait ce qu’on pouvait. Ses comptines n’en étaient pas. Elles avaient valeur de présage et de mise en garde : le monde des adultes avait ses codes de brutalité et ses pansements mélancoliques. Tout ça formait un horizon inquiétant contre lequel on n’était pas pressé de se frotter. À l’instar de la chèvre de monsieur Seguin boulottée par le loup, le petit cheval aurait beau s’échiner, rien ne pourrait le sauver de sa fin prématurée. Brassens, c’était ça aussi qu’on percevait malgré nos jeunes âges : la vie telle une offrande débordante et incertaine. Impitoyablement raccourcie quand la Camarde l’aurait décidé. En attendant, on piaillait dans la salle de classe, essayant d’appareiller nos voix en un chœur incertain tandis que l’instit s’improvisait chef d’orchestre devant son burlingue. On gonflait nos plates poitrines pour se donner quelque digne contenance, histoire d’être à la hauteur du dada galopant sous un ciel assassin : Il est mort sans voir le beau temps / Qu’il avait donc du courage !

Les années ont passé, enquillant leurs acmés de lutte, de fragiles victoires et de sombres désillusions. On a quitté le refuge sétois. Une blessure qui jamais ne cautérisera. Ancien port à la gouaille nerveuse et traînante tel un filet de chalut, Sète n’en finit plus de ferrailler sous les coups de boutoir d’une infâme touristification. Alors mentalement, on se protège. La nostalgie est une mécanique d’automystification. Elle actionne ses bielles et ses pistons, un genre de pilotage automatique qui reconfigure le paradis de l’enfance en fortin inexpugnable. Entre escarpe et contrescarpe, la figure familière de Brassens a resurgi. Les retrouvailles ont quelque chose d’inattendu. Comment retisser un peu d’intimité avec un chansonnier coulé dans le marbre patrimonial hexagonal ? Quel comble pour ce fils singulier de l’île singulière de se voir accoler l’étiquette de chanteur universel ! Car si le legs de Brassens appartient à tout le monde, le risque d’un tel mol unanimisme est la dilution, tant de son parcours que du sel de ses textes, dans une chantante mélasse aseptisée. Or rien n’est plus éloigné du troubadour à la six cordes que cette sorte de fadaise biographique. En effet, quoi qu’on en dise et pense, et même s’il a ramené sa fraise sous les projos du showbiz de l’époque, Brassens n’a eu de cesse de rester fidèle au jeune anar tendance individualiste qu’il fut après-guerre.

« Au printemps 1946, Georges Brassens ne sait pas encore vers quoi se diriger, raconte Frédéric Bories dans son livre Georges Brassens militant anarchiste, avant de citer l’exilé sétois : “Je ne faisais rien, j’étais disponible pour tout, y compris pour le pire”. » On connaît la légende : né en octobre 1921 de l’union d’une Italienne bigote et d’un libre penseur de Castelnaudary, c’est en février 1940, soit quelques mois avant la Débâcle, que Brassens quitte Sète pour Paris afin de se mettre au vert après quelques menus larcins. L’espace de trois mois, il est tourneur chez Renault à Boulogne-Billancourt avant de claquer la porte de l’atelier et de se rendre à l’évidence : « J’ai su à ce moment-là que je ne me prêterai à aucun jeu [social], que je ne servirai jamais à rien. J’ai compris que j’étais inutile. » Soudainement dessillé, l’homme met son temps à profit : il lit beaucoup, des poètes surtout – Villon, Richepin, Couté, Nadaud, etc. –, écrit ses propres poèmes et trinque avec ses potes dans quelques rades devenus familiers. Trésors d’une vive chiche. Début 1943, Brassens est réquisitionné en Allemagne pour le STO. Profitant d’une perm un an plus tard, il file à l’anglaise et trouve refuge impasse Florimont, au 7, dans le 14e arrondissement de Paris, chez Jeanne et Marcel Planche. Un cocon à gueule de galetas dans lequel il restera plus de vingt ans, y compris quand le succès sera au rendez-vous. La pauvreté comme choix.

Le cri des gueux

Arpentant avec minutie le territoire politico-littéraire de Brassens, Frédéric Bories cherche les filiations dans lesquelles inscrire le chanteur. Elles sont nombreuses. On retiendra celle du pamphlétaire Claude Tillier (1801-1844), connu notamment pour son roman satirique Mon oncle Benjamin sorti en 1843. « Claude Tillier se dit être de “ce bois dur et noueux dont on fait les pauvres”. Cet homme, pour qui “la gaieté du pauvre est une sorte d’orgueil”, a su non seulement vivre mais rire dangereusement. Dans son roman Mon oncle Benjamin où l’esprit libertaire flotte en permanence, on peut déceler tout l’univers des chansons de Brassens ainsi que sa philosophie de vie [où se trouvent contestés :] l’argent, les privilèges, le militarisme, le mariage. »

À Paname, Brassens a retrouvé un ami d’enfance Émile Miramont. C’est un genre d’antimoderne à tendance primitiviste – il sera aussi le futur « Corne d’aurochs » que Brassens brocardera vertement dans sa chanson éponyme. En attendant, Miramont a des projets. « Il en vient à créer le parti préhistorique dans lequel il essaie d’entraîner Georges et André. » André, c’est André Larue, un ancien copain du STO. Le parti préhistorique ayant fait long feu, le trio se met en tête de jeter les bases d’un journal « anticonformiste, antibourgeois, ouvert aux jeunes, aux artistes, courageux, juste, social, humain… » Le titre est trouvé, ce sera Le Cri des gueux en référence à Richepin. Le comité de rédaction se réunit en décembre 1945. Quelques mois plus tard, le brouillon d’un éditorial annonce la couleur. Le Cri des gueux c’est « une poignée de camarades qui s’insurgent contre l’Argent, non contre l’argent dispensateur de nécessités ou de plaisirs, mais contre le pouvoir ignoble et injuste qu’il confère. (…) Une misérable poignée qui affirme que le Progrès causera la perte de l’Humanité et que, si celle-ci ne veut pas périr, elle doit y renoncer ou qui, pour émettre une belle évidence indiscutable, sera balayée ». Les cendres irradiées de Hiroshima et Nagasaki fument encore. Las, pour des raisons bassement matérielles, Le Cri des gueux restera un vœu pieu. Même si pour Brassens, ce long brainstorming d’après-guerre n’aura pas été vain car sa conscience politique s’en trouvera affûtée.

« En mai 1946, poursuit Frédéric Bories, Georges Brassens, qui n’adhère jamais à rien, rejoint le groupe [de la Fédération anarchiste (FA)] du 15e. Il y rencontre le “Président”, Armand Robin, un personnage singulier, burlesque, très maladroit mais également poète avec lequel il se lie rapidement d’amitié. Leur passion pour la littérature les rapproche, et surtout Armand Robin n’a pas son pareil pour nier les règles avec rigueur. » Le mois d’après, Brassens a la surprise de retrouver sa prose dans les colonnes du Libertaire qui est à l’époque l’hebdomadaire de la FA. La publication n’a rien de confidentiel puisque Le Libertaire tire alors à 100 000 exemplaires. Le texte envoyé par Brassens est un trait d’humeur facétieux sur la flicaille intitulé « Un conte policier… qui pourrait être réalité » où l’on apprend que tout aspirant à un poste d’argousin se doit d’être doté d’une incontournable qualité : « l’imbécilité totale ». C’est avec ce pied de nez à la maréchaussée que, peu à peu, Brassens va prendre ses aises au sein du Libertaire jusqu’à en occuper le poste de secrétaire de rédaction. Frédéric Bories nous restitue ce tableau : « Sa pipe aux lèvres, Georges biffe, rature, surcharge, gribouille. Il n’a pas son pareil au “marbre” le jour de la mise en page, pour pondre spontanément, grâce à sa fertile imagination, un écho transformant le moindre fait divers en un savoureux pamphlet anti-flic. Sitôt écrit, sitôt composé, il fait le bonheur du “pageux” qui peut ainsi boucler les feuilles d’un hebdo fabriqué comme un quotidien. »

Outre les tâches propres au poste de secrétaire de rédaction (conception du journal, mise en page, relectures, courrier des lecteurs), Brassens alimente Le Libertaire de textes de son cru sous divers pseudos aux inspirations farceuses : « Géo Cédille », « Charles Malpayé », « Président de la Muse du Vert-Galant », etc. L’aventure cependant sera de courte durée : allergique à une structure qu’il trouve trop verticale et pas toujours raccord avec certains camarades d’obédience communiste-libertaire, Brassens claque la porte du journal début 1947. Ce qui ne l’empêchera pas de rester encarté à la FA et de se rapprocher brièvement de la CNT. Il fournira même au Combat syndicaliste un long billet d’humeur dans lequel il taclera le collaborationnisme de la CGT. Ce coup de pied dans la fourmilière rouge lui vaudra sa première fiche chez les RG. Comme quoi, même abêtis depuis le plus profond des âges, les flics aussi savent repérer le talent…

Bloc de cohérence

On retrouve Frédéric Bories dans Brassens anarchiste, livre collectif publié sous la direction d’Isabelle Felici, professeure en études italiennes à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Cette dernière rappelle qu’une fois le succès acquis, Brassens ne coupera pas pour autant le cordon avec les milieux anarchistes. En témoignent les nombreux concerts de soutien où il se produira. Au chapitre des anecdotes rappelant combien la « scissionnite » aiguë compte parmi les symptômes incontournables des organisations libertaires (mais pas que !), Isabelle Felici nous instruit de cette embrouille mineure, mais ô combien parlante : le 11 novembre 1954, Brassens honorera de sa présence le gala de soutien organisé par Le Monde libertaire (devenu alors l’organe de presse de la FA) mais se fera porter pâle le lendemain pour celui organisé par Le Libertaire alors passé aux mains de la Fédération communiste libertaire (FCL) ! Brassens a-t-il été le jouet d’intrigues de ses anciens camarades de la FA ou bien a-t-il naturellement cédé le pas à son allergie des communistes-libertaires ? Les hypothèses restent ouvertes.

Analyses de textes de chansons (jusqu’à certaines traductions outre-alpines), éléments biographiques, contextes politiques et militants : Brassens anarchiste attaque l’anarchisme brassensien par tous les bouts. Et c’est tout naturellement Anne Steiner, spécialiste des anars individualistes de la Belle Époque, qui ouvre le bal en relativisant le poids des années militantes du chanteur : « Si on peut dire de Georges Brassens qu’il fut anarchiste, c’est moins pour sa brève appartenance à la Fédération anarchiste (1946-1948), et son activité, plus brève encore, de secrétaire de rédaction au Libertaire que pour la fidélité qu’il a manifestée tout au long de sa vie envers un certain idéal anarchiste, qu’il définissait […] comme “le respect des autres, une espèce de fraternité, une certaine attitude morale. Une espèce de volonté de noblesse”. » Loin d’opposer ces deux périodes, qui voient passer l’homme de l’anonymat à la starification, on peut aussi penser qu’elles s’inscrivent dans un seul et même continuum. Il n’en demeure pas moins que la geste individualiste – celle qui autorise l’individu, « soucieux de se placer sous la seule autorité de la raison et du libre examen », « à questionner toutes les normes, les usages et les valeurs de leur temps dans tous les domaines » – semble coller comme un gant au verbe de Brassens. Est-il besoin de rappeler que ce questionnement des normes n’a absolument rien à voir avec les fièvres « déconstructionnistes » de notre époque ? La posture ici convoquée n’implique pas de brouiller indéfiniment les cartes de nos socialités pour agréger autour de ses stigmates une communauté de circonstance mais bien de caler ses choix de vie à l’aune d’une morale inscrite à la fois historiquement et socialement – un genre de décence commune qui ne dirait pas son nom – dans le long et tortueux processus de l’émancipation humaine. L’individualisme, loin de tout repli narcissique, est d’abord une rigueur que l’on s’impose. En espérant une éventuelle contagion de ses semblables. L’utopie pourquoi pas, mais chacun à son rythme et selon la cadence de ses appropriations. L’exercice est modeste et suppose des moments de mise à l’écart. Avec l’écueil, difficilement évitable, d’intransigeances embarquant leur lot de questionnements complexes : par exemple, lorsque l’antimilitarisme viscéral de Brassens le conduit à renvoyer dos-à-dos « teutons » et « tommies » dans Les Deux Oncles (1964) ou bien à douter des engagements révolutionnaires dans Mourir pour des idées (1972). On pourrait lui répondre que tout embrigadement de circonstance – comprendre : ces moments où l’Histoire s’accélère et nous somme de prendre parti – est chargé de perspectives antagoniques : la visée révolutionnaire, ou simplement résistante, implique forcément, à un moment ou à un autre, de se laisser charrier par le fleuve en cru. Un compagnonnage au sein des révoltés qui n’implique pas forcément d’abdiquer sa singularité.

Brassens, en bloc de cohérence qu’il a su demeurer, a préféré rester en périphérie des bouillonnements de son époque. « La seule révolution possible, tu vois, c’est de s’améliorer en espérant que les autres fassent la même démarche. Le monde ira mieux alors. Crois-moi, c’est le seul chemin. Le seul ! », note Anne Steiner en retranscrivant un de ses échanges avec Louis Nucera en octobre 1981. Brassens est alors à la brune de sa vie. La Camarde agrippée aux jarrets, le gorille continue à défendre ce parti pris d’une vie pleine et immédiate qu’aucune idéologie ne justifierait de sacrifier. Le 29 octobre 1981, le Sétois achève son ultime tour de chant par une virée en pédalo au large de la plage de la Corniche. On connaît la supplique.

Reste un héritage foisonnant : des chansons tour à tour replètes, sulfureuses, potaches ou bien méditatives. Reste aussi une tenue toute en franche humilité, une morale à allure de borne indéboulonnable contre laquelle s’appuyer ou deviser. Reste, aussi, le malicieux chœur des mioches toujours ravis de brailler qu’il y a « peu de chance qu’on détrône le roi des cons ».

Sébastien NAVARRO

http://acontretemps.org/spip.php?article1013

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