Lundimatin lance le débat.
Manifeste pour l’abolition du journalisme
par un journaliste
Dans l’excitation du vote en première lecture de la loi sur le renseignement, le 5 mai, un détail a été injustement oublié. C’est un amendement adopté pour lâcher du lest à ces pénibles défenseurs des libertés publiques : « Les techniques de recueil du renseignement (…) ne peuvent être mises en œuvre à l’encontre d’un magistrat, d’un avocat, d’un parlementaire ou d’un journaliste ou concerner leurs véhicules, bureaux ou domiciles que sur autorisation motivée du Premier ministre. » L’amendement en lui-même n’est pas passé inaperçu – il a été introduit sous la pression des représentants des journalistes et des avocats, entre autres. Ce qui a échappé à beaucoup, c’est la symbolique. Voici donc les journalistes assimilés, ou tout du moins jetés dans le même sac, que les magistrats, les avocats, et les parlementaires. Le message est clair : les journalistes ne font pas partie de la « population générale », ils sont du côté du pouvoir – doit-on rappeler que l’avocat, en France, est un « auxiliaire de justice ». Voilà à quoi mène la volonté de se singulariser pour se protéger. La loi sur le renseignement est une loi de surveillance généralisée, mais la profession a choisi de faire porter l’essentiel de ses efforts sur la défense corporatiste d’une exception de plus.
Déjà, l’épisode de l’amendement à la loi Macron, en janvier, avait posé les bases. La création en catimini du « secret des affaires » a échoué, non pas parce que l’imposition de ce secret en lui-même est scandaleux à tous points de vue, mais parce qu’il constituerait une entrave au métier de journaliste. Ils en ont donc eu la peau. A l’inverse, la volonté du gouvernement de sortir les propos racistes du droit de la presse, construit – contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser – pour protéger la liberté d’expression de tous, ne provoque pas de réactions. Myopes comme à leur habitude, les journalistes ne se sentent pas concernés. Et ils ne voient pas à quel point la multiplication des dérogations à la loi de 1881 crée un nouveau droit de la parole, entièrement dirigé vers la censure, en particulier de ceux qui n’auront pas les moyens (financiers et juridiques) ou les soutiens (d’une rédaction avec pignon sur rue, d’une organisation politique) pour se défendre.
Nul besoin de se projeter dans une victoire de Marine Le Pen en 2017. L’exemple de l’apologie du terrorisme a fourni un exemple stupéfiant des dérives possibles de ce type de législations dérogatoires. Et, très récemment, les poursuites engagées à Toulouse contre le responsable éditorial du site Iaata.info, pour « provocation à la commission d’un crime ou d’un délit », ont prouvé que pour faire taire les « petits » la justice ne manque jamais d’imagination.
Mais qu’est-ce qu’un journaliste en 2015 ? Selon Pascale Clark, qui pendant des années a compensé par sa voix suave l’ineptie de ses questions sur France Inter ou Canal +, c’est elle. Et c’est pour ça qu’il faut lui donner la carte de presse, qui constituerait donc une « preuve » de journalisme. Les polémiques qui ont accompagné la délivrance de la carte 2015 par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels nous rappellent que le journaliste est avant tout celui qui se ressent comme tel. Franz-Olivier Giesbert, qui découpe sa carte en direct parce que, bon, la paperasse, c’est quand même fatiguant, Pascale Clark qui fait sa crise d’identité dans sa propre émission de divertissement musical, Patrick Cohen en Don Quichotte d’une si juste cause, tous ont un point en commun : ils se sentent JOURNALISTES, jusqu’au bout des ongles, et n’acceptent pas, de leurs positions bien assises, qu’on leur retire ce statut – ou qu’un autre en décide pour eux. Pourquoi ? Après tout, carte de presse ou pas, ils toucheront les mêmes revenus, ils auront le même emploi. Mais, dans leur cas, il s’agit d’une position de pouvoir, de confort, et de prestige. Quoi de plus logique, alors, de lire dans la même phrase d’un texte de loi : « d’un magistrat, d’un avocat, d’un parlementaire ou d’un journaliste ». Les quatre professions participent également de ces trois axiomes : pouvoir, confort, prestige. La précarité de nombreux journalistes ne doit pas nous égarer. (Presque) tous recherchent ces trois éléments. Et refusent de les abandonner une fois qu’ils les ont.
Pourtant, on ne peut pas dire que les journalistes soient particulièrement considérés. Critiqués de tous côtés – grand public, médias-sur-les-médias de type Acrimed ou Arrêts sur images –, ils ont vu leur monopole largement grignoté par l’irruption d’Internet. On fustige une corporation monocolore, monosociale, monopolitique. Les journalistes sont des Blancs issus de la classe moyenne +, qui penchent vers une gauche molle. Or, le manque – réel – de diversité « ethnique », sociale, politique n’est qu’un symptôme, celui de l’uniformisation des pratiques professionnelles et des modes de pensée. Les hommes et les femmes qui correspondent à ce portrait-robot ont tout simplement plus de facilité à se fondre dans ce moule. Mais mettez 90% de journalistes « issus de l’immigration » dans une salle de rédaction, et ils reproduiront tout aussi strictement les codes actuels. Le premier d’entre eux étant la soumission à des règles de pseudo-neutralité qui interdisent la mise en relation entre ce qu’ils écrivent et le monde qui les entoure.
L’intégration d’officiers noirs et latinos, parfois en grand nombre, dans les polices américaines a-t-elle changé la manière dont ces institutions se comportent ? L’actualité récente montre que non : le problème, c’est la police, pas les policiers. La police, qui, par son essence même, formate ses recrues et attire une proportion anormale de psychopathes. Le journalisme d’aujourd’hui, de la même manière, par nature, formate ses recrues. Il attire d’ailleurs également une proportion anormale d’un certain type de personnalités – pas les psychopathes, mais ceux qu’on nomme communément les « dépressifs ».
La structuration actuelle des médias n’arrange rien. Aujourd’hui, les journalistes ont le choix entre travailler pour l’Etat, ou pour des groupes contrôlés par des grands patrons et dépendants des subventions publiques – ce qui revient au fond au même. Cette situation de concentration entre les mains de quelques riches personnalités agite beaucoup les critiques des médias, ces désœuvrés qui s’occupent tristement en traquant derrière chaque titre, chaque photo, chaque choix éditorial, l’influence supposée d’un pouvoir identifié, plutôt que d’y voir, la plupart du temps, la banale médiocrité des salles de rédaction. Mais les principaux ennemis de l’indépendance des journalistes, ce sont les journalistes eux-mêmes, leur passivité : ils s’autocensurent par flemme, par peur des annonceurs ou d’un « public » dont on tente à chaque instant et en vain de comprendre les attentes. A ce titre, un Mediapart peut bien s’enorgueillir de ne dépendre d’aucun actionnaire, son modèle payant le soumet tout autant à la pression, plus insidieuse même, de son lectorat et de ses marottes : antisarkozysme obsessionnel, entretien du tous-pourris, etc.
Le « modèle économique », justement. Il est aujourd’hui devenu l’obsession unique de la profession. Quel modèle ? Payant ? Gratuit ? Avec un « paywall » ou un paiement à l’article ? Web first ? Mobile first ? Et quand on s’attache aux contenus, c’est pour se poser une question – quels contenus pour quels publics ? – qui est encore une soumission à la technique, à la forme, plutôt qu’au fond. A côté de cette logique de comptables, de nouvelles expressions ont jailli, qui donnent également à voir le monde. Blogs, réseaux sociaux, sites divers et variés ne s’inscrivent pas sous la bannière du « journalisme » mais fournissent de l’information. Cette information-là est brute, le pire y côtoie le meilleur. Mais elle est aujourd’hui souvent la seule qui peut réellement « informer ». Quelle est la place des médias traditionnels dans le phénomène des ZAD ? Quelle a été leur place dans les insurrections du Printemps arabe ? Négligeable, du terrain même jusqu’au combat intellectuel. La guerre civile syrienne suffit à se convaincre de la perte de vitesse irréversible des médias occidentaux. Des petits aux grands médias, chacun a bien intégré qu’une actu chasse l’autre, et en a tiré les conséquences en terme d’absence de hiérarchisation. Pourquoi se fatiguer avec des choix qui sont – forcément – politiques quand il suffit d’attendre que « ça » passe ?
C’est cette double pression, disette économique et explosion des contenus, qui pousse les journalistes, qui n’ont jamais brillé par leur mentalité résistante ou indépendante en France, à se recroqueviller sur leur identité, leur carte de presse, leur statut fiscal. Est-ce une fatalité avec laquelle nous devons nous résoudre à vivre ? Non. Il existe une autre voie : la mort du journalisme. C’est une affaire de compassion : la bête a trop souffert, abrégeons son calvaire. C’est une affaire de bon sens : replaçons les journalistes dans le milieu dont ils doivent rendre compte : le monde. Ils en font partie, il n’y a aucune raison qu’ils s’en mettent à l’écart. C’est une affaire de nécessité : sans une image juste de ce monde, aucun moyen d’avancer. Sans journalisme, plus de bureaucrates qui se nourrissent sur la bête, plus d’addiction aux subventions, plus de communicants trop propres sur eux. Il n’y aura plus que l’information pour tous, la liberté d’expression pour tous, la « communication » entre tous. Il faut donc supprimer la carte de presse, sacrifier la niche fiscale, bien sûr. Mais il faut surtout fermer les écoles de journalisme. Dépasser les médias constitués, les ramener à leur fonction de base, et rien de plus : des entreprises commerciales de divertissement. Reconnaître enfin une bonne fois pour toutes que l’information est ailleurs. Et après, une fois que le journalisme sera aboli ? On verra bien.
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