mardi 24 février 2015, par Yves
En français on n’utilise pas le terme de « politique identitaire » (en anglais identity politics) très populaire dans la gauche et l’extrême gauche anglo-saxonne. On préfère parler de droit à la différence, de respect des différences, de respect des identités, etc. Si l’on voulait résumer cette idéologie en une phrase, elle pourrait se résumer ainsi : « Tu ne peux pas comprendre – voire tu n’as pas le droit à la parole – si tu n’es pas (au choix) comme moi femme, immigré, noir, lesbienne, arabe, musulman, homosexuel et/ou transgenre. »…En clair, « tu ne peux pas comprendre si tu ne souffres pas comme moi, ou autant que moi. »
C’est une idéologie victimaire, qui a pris un essor considérable chez les plus jeunes, avec la sous-culture des réseaux sociaux, où chacun et chacune met en scène, met en valeur, ses joies mais aussi ses souffrances identitaires personnelles. Les jeunes agissent comme dans les « reality shows » sauf que là ce n’est pas pour exister dans le « bocal » mais pour être reconnus et reconnues comme victimes dans les milieux militants.
Il y a quarante ans, l’extrême gauche valorisait la rage, la révolte collective, la séquestration des patrons, voire parfois la violence (symbolique : pot de peinture sur la tête d’un contremaître, ou parfois réelle : cassage de gueule voire « jambisation » à l’italienne) contre les petits chefs, les flics et les capitalistes ; aujourd’hui elle valorise la souffrance des « sans », à l’unisson des médias et des penseurs de la compassion, à la Hessel, et des ONG humanitaires et autres Indignés ou Indigènes de la République.
Si l’on décide que son identité personnelle est avant tout religieuse (comme le djihadiste Amedy Coulibaly qui déclarait : « L’islam est plus important pour moi que ma famille ») et que chacun a droit au respect intégral des moindres aspects de son identité personnelle, alors personne ne peut critiquer l’identité principale d’un individu sans que celui-ci ne se sente immédiatement agressé et insulté (44) . Dans un tel schéma mental, finalement très moderne et occidental (et qui n’a rien donc de spécifiquement « musulman », même si l’intégrisme islamique joue lui aussi son rôle dans cette affaire), on comprend pourquoi le blasphème ou la caricature de « Mahomet » (avec des guillemets car il n’existe pas de portrait du Prophète réalisé de son vivant !) peuvent être considérés comme inadmissibles, y compris à des personnes vivant dans un Occident chrétien plus ou moins sécularisé…
Ces affirmations identitaires, dans les pays anglo-saxons, ont développé le recours systématique à l’action légale-judiciaire depuis une trentaine d’années ; elles ont valorisé le droit des individus à ce que leur identité personnelle, voire intime, soit défendue et respectée par la loi, mais jamais leur « identité » de prolétaires dans la production….
La croissance de ces idéologies identitaires depuis les années 60 a abouti et correspondu à une diminution de la valorisation des actions collectives, non légales, voire illégales, qui étaient celles du mouvement ouvrier traditionnel et de ses alliés. Ces actions étaient fondées sur la lutte des classes et n’avaient pas pour objectif unique d’imposer de « bonnes » lois ; elles visaient à créer des rapports de forces bénéficiant à tous les membres de la classe ouvrière, pas à une simple collection d’individus opprimés et exploités.
Les revendications identitaires mises en avant par les mouvements féministes et afro-américains anglo-saxons ont été partiellement reprises à leur compte par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne puis par d’autres pays occidentaux (Danemark, Pays-Bas, Allemagne, etc.), et enfin recyclées dans les institutions qui produisent des normes juridiques et culturelles internationales : discrimination positive ; arsenal de réglementation fixant les rapports entre les sexes au travail, à l’école, dans l’espace public et même privé ; respect des droits linguistiques et sociaux des minorités culturelles ou ethniques, et représentation de ces minorités au sein des institutions ; commissions des droits de l’homme suggérant aux Etats de davantage lutter contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, l’antisémitisme et « l’islamophobie ».
Pour ce qui concerne les minorités ethniques et/ou nationales, les intermédiaires communautaires ont été de plus en plus reconnus par les autorités publiques et ont activement joué le rôle de pompiers sociaux.
En France, ces associations communautaires sont beaucoup plus religieuses qu’ethniques (le CRAN censé se préoccuper des « Noirs » a été un échec ; le Parti des Indigènes de la République, dont la base est surtout franco-maghrébine, est un groupuscule dont l’influence se limite à des franges de l’extrême gauche et à de petites élites universitaires, etc.), dans la mesure où les identités nationales/ethniques minoritaires n’ont jamais été valorisées par la classe politique française qui a toujours défendu une ligne assimilationniste, au nom de l’universalisme républicain, et a toujours été « aveugle aux couleurs » (aux origines nationales ou ethniques)….
Avec le maintien et l’approfondissement de la crise depuis quarante ans, la montée et l’approfondissement du chômage, le désengagement de l’Etat central d’un certain nombre de secteurs économiques, la régionalisation/décentralisation, les associations communautaires (religieuses) locales ont trouvé un espace plus important de négociation, notamment les associations musulmanes qui avaient un gros retard à rattraper par rapport aux autres lobbies religieux pluriséculaires.
Une telle situation, et l’appel de plus en plus fréquent (de la part des maires ou même des députés en mal de réélection, mais aussi des gouvernements), à l’action pacificatrice ou éducatrice des « représentants » des « communautés » religieuses, n’ont pu que renforcer l’importance des religions dans l’espace public, les médias et les institutions, et par ricochet renforcer le poids de ces communautés imaginaires.
Du voyage de trois représentants du Conseil français du culte musulman – Fouad Alaoui (UOIF, proche des Frères musulmans), Mohamed Bechari (FNMF soutenue par le Maroc) et Dalil Boubakeur (Mosquée de Paris, proche de l’Etat algérien) – à Bagdad lors de prise d’otages des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot en Irak en 2004, à l’annonce d’un déblocage de fonds en janvier 2015 pour financer la formation d’imams (45) pour visiter les détenus en prison, il y a une continuité dans la volonté de l’Etat de sous-traiter les questions sociales aux représentants des minorités religieuses, minorités qui recoupent aussi en partie des minorités nationales ou ethniques. Et cela concerne particulièrement la minorité dite musulmane considérée comme la « première religion en prison » et la « deuxième religion dans la société française » à partir de statistiques peu fiables, du moins pour le moment.
YC, Ni patrie ni frontières, février 2015
(à suivre)
Notes
43. « Les 6 péchés capitaux de la Gauche identitaire postmoderne » (2010, Compil NPNF n° 6).
44. C’est ainsi que même un universitaire subtil comme Olivier Esteves (auteur de « De l’invisibilité à l’islamophobie, Les musulmans britanniques, 1945-2010 », Presses de Sciences Po, 2011), dans une contribution passionnante sur la paranoïa antimusulmane en Grande-Bretagne trouve le moyen de tracer un trait d’égalité entre critique de la religion et insultes proférées contre les croyants (« Islamophobie, une comparaison franco-britannique » http://islamophobie.hypotheses.org/307) !
45. En fait de « formation d’imams », il s’agit pour le moment d’assurer à des « cadres religieux et les agents publics de la région Rhône-Alpes » des formations universitaires sur « l’interculturalité et la diversité » organisées conjointement par l’Université Jean Moulin Lyon 3 (publique), l’université catholique et l’Institut français de civilisation musulmane, ou à Paris par l’Université catholique (privée) sur les thèmes « religion, interculturalité et diversité ». On a donc affaire à de petits « accommodements raisonnables » (selon la formule québecquoise) de l’Etat républicain laïc avec les religions….
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