Au procès de l’ultra-gauche, des réquisitions lourdes pour un dossier très fragile

Au procès de l’ultra-gauche, des réquisitions lourdes pour un dossier très fragile

Au terme de quatre semaines d’audiences mouvementées, le parquet national antiterroriste (PNAT) a requis jusqu’à six ans de prison ferme contre un des sept inculpés jugés pour association de malfaiteurs terroriste. La défense, dénonçant une enquête biaisée et un dossier vide, a plaidé la relaxe. Le jugement est attendu le 22 décembre prochain.

« Que le spectacle commence ». Aux abords de la salle d’audience 2.13, ce vendredi 27 octobre 2023, au deuxième étage du tribunal judiciaire de Paris, l’ambiance est agitée. Les soutiens des prévenus, le public et les médias, venus en nombre tout au long des quatre semaines d’audience, sont plus importants encore que les jours précédents. Devant les portes, une longue file se forme, encadrée par des officiers de police.


Des dispositions particulières ont été prises : système d’accréditation via le parquet pour les journalistes, contrôles de sécurité supplémentaires à l’entrée de la salle. Il s’agit du premier procès antiterroriste pour la mouvance d’extrême gauche depuis Action Directe, a-t-on répété dans la presse. Sur les bancs des accusés, sept militants présentés par leurs accusateurs comme des « membres de l’ultragauche projetant une action violente contre les forces de l’ordre ». Ils sont poursuivis pour association de malfaiteurs terroriste, et encourent jusqu’à dix ans de prison. Une grosse affaire, donc.

Abords du tribunal judiciaire de Paris, le vendredi 27 octobre 2023.
Image Clara Menais

Le spectre d’un terrorisme d’ultra-gauche

« Les enquêteurs ont leurs biais » souligne Me Kempf, conseil du principal accusé, qui rappelle la méfiance tenace et documentée des renseignements à l’égard des français passés par le Rojava. Il relève d’ailleurs que dans le dossier, Florian D. est désigné comme « returnee », « revenant » en français, terme d’ordinaire utilisé pour désigner ces islamistes français revenus d’un terrain de combat et susceptible de passer à l’action violente en France. « C’est leur schéma de pensée ». À cette méfiance particulière contre Florian D. vient s’ajouter l’emballement du discours du gouvernement autour de la « mouvance d’ultragauche », notamment par la voix de son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui s’est plusieurs fois publiquement félicité du dossier, parlant tour à tour d’« activistes violents de l’ultragauche » (Twitter, 11 décembre 2020) ou encore « d’une action extrêmement violente et mortifère contre des forces de l’ordre. » (devant le Sénat, le 5 avril 2023).


Mais quel était donc ce projet mortifère dont parle M. Darmanin ? Durant de longues après-midis, le tribunal a ressassé chaque élément du dossier, sans parvenir à faire émerger de projet précis. Des heures pénibles d’interrogatoires à décortiquer des conversations privées, interroger le sens d’un mot ou d’une lecture jugée subversive. « Ici, vous parlez d’OP, de « contrôler les espaces ». On sent un glissement… à quel degré de jeu êtes-vous réellement ? » L’accusé a beau expliquer que ces phrases sont issues d’une session de AirSoft, un type de pistolet à billes pour adultes, un jeu de rôle en somme, la cour reste méfiante. Ce jour-là, Florian D. restera plus de quatre heures à la barre à répondre à ce type de questions pointilleuses.


Dans sa plaidoirie finale, Me Coline Bouillon, l’autre conseil de Florian D., raconte le calvaire de son client. L’homme a passé seize mois d’isolement à la prison de Bois-D’Arcy, dans les Yvelines, « un endroit marqué par les cris, où beaucoup pètent un plomb ». Il y perd la notion de l’espace, sa capacité d’attention, développe des troubles de la mémoire. À sa sortie, il avait d’ailleurs attaqué l’Etat devant le tribunal administratif de Versailles et avait obtenu, en avril 2023, l’annulation des décisions de mise à l’isolement et la condamnation de l’Etat à 3 000 euros de réparations. L’avocate évoque aussi les interrogatoires au quatrième sous-sol de la DGSI, la grève de la faim et l’impression d’avoir vu son client « sur son lit de mort ».

Tout a commencé lorsque Florian D, alias Libre Flot, 39 ans, part combattre aux côtés des Kurdes au Rojava, contre Daech. Il y passe près de dix mois, comme quelques dizaines de volontaires français. À son retour, en 2018, il fait l’objet d’écoutes extensives de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui a même sonorisé son camion. Les enquêteurs, qui se méfient de ces français ayant fait « l’expérience du feu » relèvent des propos jugés violents sur les forces de l’ordre, les institutions, l’Histoire. Ils le soupçonnent de « vouloir importer la guérilla en France ». C’est là le récit de l’accusation : on tiendrait un « vétéran déterminé à recruter et former des compagnons d’armes », dira la procureure.

S’en suivent surveillances accrues et filatures. Dans le viseur, plusieurs personnes de l’entourage de Florian D., de vieilles connaissances ou camarades de lutte, croisés notamment sur la ZAD de Sivens liée à la lutte contre un projet de barrage sur le cours d’un affluent du Tarn. Tous ne se connaissent pas. Par un processus classique en matière de terrorisme, les éléments récoltés par le renseignement, et donc hors des cadres légaux de l’enquête contradictoire, sont transmis à la Justice sous forme de notes et servent de base à l’accusation. Début 2020, le parquet national antiterroriste (PNAT) ouvre une enquête préliminaire, puis une information judiciaire. Le 11 décembre 2020, c’est le coup de filet : onze personnes sont arrêtées partout en France, puis sept sont mises en examen. Le jour même, BFM-TV titre : « Ultra-gauche : un attentat anti-police déjoué ? ».

Contre l’impressionnisme judiciaire

Pourtant, les faits sont établis, et personne ne les conteste : certains ont fabriqué des explosifs. Des armes, certaines déclarées, d’autres pas, ont été retrouvées lors de perquisitions. Des parties d’AirSoft ont eu lieu. Un véritable « entraînement » pour le parquet donc, une « activité sportive et ludique » selon les intéressés. Question de point de vue. On leur reproche également leur refus de communiquer leurs codes de déverrouillage de téléphone ainsi que leurs mots de passe de messagerie, et d’utiliser des moyens de communications cryptés.

En défense, les avocats démontent minutieusement l’accusation. Beaucoup de leurs demandes n’ont pas été satisfaites, comme la diffusion des vidéos des gardes à vues ou encore la convocation à la barre des policiers cités anonymement dans le dossier. Les écoutes ? D’après leurs calculs, les charges s’appuient sur seulement 0,7 % de la totalité des sonorisations. On parle de 86 retranscriptions sur 11 000 écoutes. « Alors on remplit les trous » observe Me Kempf. De l’impressionnisme judiciaire selon l’avocat, qui cite à la barre le magistrat Pierre Drai, alertant les juges contre les fantasmes policiers : « il faut refuser les constructions fumeuses, nées d’idéologies personnelles avouées ou inconscientes, qui, sous prétexte d’interprétation, conduisent à cet impressionnisme judiciaire qui n’a rien d’artistique, mais qui est seulement porteur de graves périls ».

Un procès agité

Tout du long, militants et soutiens se sont relayés, remplissant les bancs du tribunal et réagissant aux débats. L’organisation est rodée, des comptes rendus minutieux sont publiés chaque jour sur des sites militants, des rassemblements ont lieu devant le tribunal, avec banderoles et conférences de presse. Une solidarité et une pression peu habituelle pour la 16e Chambre, formée de magistrats spécialisés en matière de terrorisme.

Des collectifs se sont rassemblés devant le tribunal judiciaire de Paris en soutien aux personnes inculpées.
Image Clara Menais

Dans un réquisitoire à deux voix, long de presque cinq heures, l’accusation a bien tenté de légitimer son dossier. Tout y est passé : Action Directe, les Corses, l’OAS, l’Etat Islamique, l’attentat d’Arras. Et même l’assassinat de Sadi Carnot par un anarchiste… en 1894. « Cet exposé ne nous éloigne pas des faits, au contraire. Il montre que le terrorisme d’ultragauche relève d’une réalité factuelle et criminelle » martèle le procureur.

Pourtant, difficile de ne pas y voir une extrapolation manifeste, au regard de cette affaire que même les enquêteurs avaient qualifié de « dossiers punks à chiens ». Ainsi, le magistrat ouvre ses propos par cette citation inquiétante : « Nous voulons détruire la civilisation et les rapports de pouvoir qui gangrènent les relations personnelles ». Mais cette phrase ne vient pas des accusés – elle est en réalité issue de l’ouvrage « Le soleil se lève toujours – Guérilla », livret de douze pages, rédigé par les membres grecs de la Conspiration des cellules de feu, emprisonnés pour terrorisme. Cité de nombreuses fois au cours du procès par le parquet, un exemplaire numérique du texte avait été retrouvé dans un support informatique, au milieu d’une multitude d’autres documents divers.

« Il faut sauver le dossier Florian D. »

Alors que la défense s’apprête à reprendre la parole, au terme d’une suspension, des sifflements de serpent se font entendre dans la salle. Émanant du public, ils ciblent les magistrats, signe d’une hostilité manifeste. La présidente, chahutée toute la journée par les cris, éclats de rires et autres applaudissements intempestifs du public, s’agace et prévient qu’elle fait consigner l’incident. « Cette note sera peut-être lue un jour par un historien qui se penchera sur la répression politique dans la France des années 2020 » réagit Me Kempf. « La Justice n’existe pas en dehors de la société. »

« La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties ». La phrase, inscrite en grandes lettres grises sur le mur lisse de la salle d’audience, résonne presque ironiquement. La veille, le ministère public avait requis pour six des sept accusés des peines de prison avec sursis, allant de deux à cinq ans, assorties d’interdictions de port d’armes. Pour Florian D. en revanche, il exige six ans de prison ferme et son retour en détention. Délibéré le 22 décembre.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Illustration Bakonet Jackonet / Graphisme Morgane Sabouret

https://www.blast-info.fr/articles/2023/au-proces-de-lultra-gauche-des-requisitions-lourdes-pour-un-dossier-tres-fragile-083vW8HtQBSgzEdyxLehDw

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