La part anarchiste des communs

17 janvier 2020FacebookTwitterPinterestFacebook MessengerFlipboardPocketEmailWhatsApp


Texte inédit pour le site de Ballast

Face à la sub­mer­sion néo­li­bé­rale et à la pri­va­ti­sa­tion géné­ra­li­sée du monde, la notion de « com­mun » est reve­nue en force. On ne compte plus les ouvrages et les dis­cours louant la néces­si­té des « com­muns » ou du « bien com­mun », qu’il s’a­gisse de res­sources natu­relles (une forêt), maté­rielles (un musée) ou imma­té­rielles (un logi­ciel). Un suc­cès qui appelle donc à la vigi­lance : outre le « com­mons washing », les com­muns peuvent deve­nir le che­val de Troie d’un mar­ché qui met en œuvre la casse du ser­vice public. L’essayiste Édouard Jourdain retrace ici son his­toire et entend bien rap­pe­ler, et donc pré­ser­ver, la radi­ca­li­té liber­taire de cette notion.


C’est en réac­tion autant qu’en paral­lèle au néo­li­bé­ra­lisme que le mou­ve­ment des com­muns appa­raît au début des années 1980. Son prin­cipe ? l’auto-organisation décen­tra­li­sée des com­mu­nau­tés de vie et de tra­vail. Ses objec­tifs ? la réap­pro­pria­tion et la pré­ser­va­tion des res­sources face aux mul­tiples formes de pri­va­ti­sa­tion et de cap­ta­tion, d’une part ; l’autogouvernement par l’élaboration de règles com­munes, de l’autre. Si ce mou­ve­ment est hété­ro­gène, les prin­cipes aux­quels il se rat­tache ne sont pas sans rap­pe­ler ceux qui consti­tuent l’armature de l’anarchisme. Rappelons donc que ce der­nier, comme cor­pus d’idées for­ma­li­sées, naît dans l’Europe du XIXe siècle, en lien, notam­ment, avec le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment ouvrier. L’idée qui en consti­tue le cœur remonte cepen­dant à l’aube de l’humanité, à savoir le désir et la pos­si­bi­li­té de vivre sans domi­na­tion. L’anarchie est sou­vent pré­sen­tée comme une uto­pie, au sens péjo­ra­tif du terme, c’est-à-dire un idéal ne pou­vant trou­ver de réa­li­sa­tion. L’anarchie en est pour­tant éloi­gnée, tant elle puise sa force dans le réel et per­met des expé­ri­men­ta­tions sans qu’il soit néces­saire d’attendre un quel­conque « Grand Soir ».

« La liber­té sans éga­li­té est libé­rale, et jus­ti­fie l’exploitation d’un indi­vi­du par un autre ; l’égalité sans liber­té est auto­ri­taire, et jus­ti­fie la domi­na­tion d’un groupe sur un autre. »

« Pour que l’anarchie triomphe, il faut qu’elle soit déjà une réa­li­té concrète avant les grands jours qui vien­dront1 », assu­rait le géo­graphe Élisée Reclus. Ainsi enten­du, le terme d’utopie pour­rait tou­te­fois cor­res­pondre à l’anarchie si, comme le rap­pelle le phi­lo­sophe Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la phi­lo­so­phie ?, nous l’appréhendons dans le sens que lui don­nait l’auteur bri­tan­nique Samuel Butler : « Erewhon ne ren­voie pas seule­ment à No-where, ou Nulle part, mais à Now-here, Ici et main­te­nant2. ». Malgré la mul­ti­pli­ci­té des théo­ries qui s’en réclament, l’a­nar­chisme repose sur plu­sieurs prin­cipes, les­quels peuvent consti­tuer quelques déno­mi­na­teurs com­muns. Nous pou­vons les conce­voir à chaque fois dans leur double accep­ta­tion : néga­tive et posi­tive. Le rejet de l’autorité coer­ci­tive, incar­née par l’État ou le gou­ver­ne­ment, appelle à la libre asso­cia­tion ou fédé­ra­tion d’individus ou de groupes entre eux ; le rejet du capi­ta­lisme et de l’exploitation appelle à l’abolition des classes sociales par la réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion ; le rejet de l’aliénation conduit au déve­lop­pe­ment de l’esprit cri­tique et anti­dog­ma­tique, pre­mier pas pour bri­ser la ser­vi­tude volon­taire.

Aussi, la liber­té ne peut se sépa­rer de l’égalité dans l’anarchisme : elles se sou­tiennent l’une l’autre. La liber­té sans éga­li­té est libé­rale, et jus­ti­fie l’exploitation d’un indi­vi­du par un autre ; l’égalité sans liber­té est auto­ri­taire, et jus­ti­fie la domi­na­tion d’un groupe sur un autre. En cela, l’anarchisme se veut être un dépas­se­ment du libé­ra­lisme comme du mar­xisme. Le mou­ve­ment des com­muns s’inscrit poten­tiel­le­ment dans une telle pers­pec­tive, dès lors qu’il ne se réduit pas a prio­ri à cer­tains biens (comme les biens natu­rels) ni à un cer­tain éco­no­mi­cisme pré­ten­du­ment apo­li­tique.

Michel Seuphor

Qu’est-ce que les communs ?

Leur his­toire remonte aux ori­gines de l’humanité, dési­gnant une ges­tion col­lec­tive de res­sources com­munes. Un point de bas­cule impor­tant a lieu en Angleterre au XVIIe siècle, où les com­muns dis­pa­raissent au pro­fit d’une ges­tion exclu­sive de la pro­prié­té. Au Moyen Âge, cer­taines terres, qu’on appe­lait « les com­mu­naux », pou­vaient être ouvertes aux récoltes de tous : tout un cha­cun avait la pos­si­bi­li­té d’al­ler ramas­ser du bois de chauf­fage ou des cham­pi­gnons et les pay­sans pou­vaient y lais­ser paître leurs mou­tons. Le mou­ve­ment des enclo­sures, qui consis­tait pour les pro­prié­taires fon­ciers à fer­mer l’accès aux terres, va peu à peu pro­vo­quer la fin de ces com­muns et jeter dans la misère une grande par­tie de la popu­la­tion rurale3. La créa­tion de com­muns va tou­jours de pair avec des ten­ta­tives de nou­velles enclo­sures, les res­sources par­ta­gées fai­sant l’objet de pré­da­tions de la part de cer­tains pour en avoir la pro­prié­té exclu­sive. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas aujourd’hui concer­nant le numé­rique (ques­tion des licences) ou les res­sources natu­relles (bre­ve­ta­bi­li­té du vivant). Le mou­ve­ment des com­muns cherche à conju­rer, par des règles et des moda­li­tés de ges­tion col­lec­tive, celui des enclo­sures.

« La notion de com­mun est poli­tique dans la mesure où elle sup­pose la capa­ci­té natu­relle des indi­vi­dus à déli­bé­rer et déci­der col­lec­ti­ve­ment de ce qui est juste. »

La notion de com­muns resur­git en 1968 à l’occasion de la publi­ca­tion d’un article inti­tu­lé « La tra­gé­die des com­muns » par le socio­bio­lo­giste Garrett Hardin. Considérant des pâtu­rages com­muns où des ber­gers cherchent à nour­rir indi­vi­duel­le­ment le plus grand nombre d’animaux, rédui­sant ain­si consi­dé­ra­ble­ment la quan­ti­té d’herbe dis­po­nible, il concluait que le libre usage des com­muns condui­sait à la ruine de tous. S’ensuivait, à ses yeux, que deux solu­tions seule­ment étaient à même de remé­dier à cette tra­gé­die : l’imposition de lois pro­té­geant les res­sources par l’État, ou la pro­prié­té pri­vée déli­mi­tée par des enclos. Le mérite de la cher­cheuse éta­su­nienne Elinor Ostrom est d’avoir démon­tré que cette concep­tion des com­muns repo­sait sur une vision abs­traite qui a peu à voir avec la réa­li­té, et remonte par­fois à plu­sieurs cen­taines d’années. Les com­muns sont en effet liés à des com­mu­nau­tés d’habitants ou d’usagers, et donc à des valeurs et des règles col­lec­tives grâce aux­quelles les indi­vi­dus com­mu­niquent et négo­cient — selon des objec­tifs qui ne se réduisent pas à leurs inté­rêts immé­diats.

« Tant les par­ti­sans de la cen­tra­li­sa­tion que ceux de la pri­va­ti­sa­tion acceptent comme prin­cipe cen­tral que les chan­ge­ments ins­ti­tu­tion­nels doivent venir de l’extérieur et être impo­sés aux indi­vi­dus concer­nés4. » Or la notion de com­mun est poli­tique dans la mesure où elle sup­pose la capa­ci­té natu­relle des indi­vi­dus à déli­bé­rer et déci­der col­lec­ti­ve­ment de ce qui est juste. C’est la par­ti­ci­pa­tion à l’activité com­mune qui fonde l’obligation. Les choses sont ren­dues com­munes par cette acti­vi­té : rien n’est com­mun en soi. Le com­mun est une ins­ti­tu­tion vouée à per­du­rer par l’élaboration conti­nuée de règles et de pra­tiques, pre­nant en charge les conflits et les déci­sions en ver­tu d’un prin­cipe d’autogouvernement. Il pré­vaut aus­si bien dans la sphère publique que dans la sphère sociale, subor­don­nant ain­si toute vel­léi­té d’abus de pou­voir (éco­no­mique ou poli­tique) à des limites. Enfin, le com­mun déter­mine ce qui est inap­pro­priable et est réser­vé à l’usage de tous.

Michel Seuphor

À par­tir des tra­vaux d’Elinor Ostrom, les com­muns peuvent se défi­nir par la com­bi­nai­son de trois fac­teurs : 1) une res­source en accès par­ta­gé ; 2) un sys­tème de droits et d’obligations un fais­ceau de droits pour ceux qui ont accès à la res­source ; 3) des règles de contrôle et de ges­tion des conflits. Faisant l’objet d’une gou­ver­nance qui n’est impo­sée ni par le mar­ché, ni par l’État, le sou­ci des biens com­muns conduit tou­jours à conci­lier le droit d’usage avec la pré­ser­va­tion des res­sources. Ce sont les par­ties elles-mêmes qui éla­borent leur propre contrat et se tiennent mutuel­le­ment pour res­pon­sables de sa bonne exé­cu­tion. Ce contrat a lieu en connais­sance de cause, les par­ties étant en pos­ses­sion d’informations essen­tielles liées à leur acti­vi­té et leur envi­ron­ne­ment. Ici, l’autogouvernement a cette ver­tu qua­si absente dans l’exercice de l’autorité cen­trale, qui consiste, pour les per­sonnes, à avoir suf­fi­sam­ment d’informations pour éva­luer la poli­tique la plus per­ti­nente à mener en fonc­tion de la situa­tion. Aussi, la sur­veillance mutuelle des par­ties et leur éva­lua­tion des sanc­tions en cas de non res­pect du contrat s’avère plus effi­cace et moins coû­teux que l’appel à une auto­ri­té externe.

« La ges­tion par les com­muns est beau­coup plus effi­cace que celle de l’État ou du mar­ché. »

En cela, la ges­tion par les com­muns est beau­coup plus effi­cace que celle de l’État (exté­rieur aux res­sources concer­nées et inca­pable d’en com­prendre les enjeux) ou du mar­ché (où la concur­rence des pro­prié­taires et leur recherche de pro­fit conduit à l’épuisement des res­sources). La pro­duc­tion de biens com­muns est donc un construit social et poli­tique, dépen­dant de l’arbitrage de la col­lec­ti­vi­té entre ce qu’elle peut ou veut sup­por­ter pour le béné­fice de tous et la pro­duc­tion de biens libres d’accès. Si l’on suit les déve­lop­pe­ments d’Ostrom concer­nant l’organisation de la ges­tion éga­li­taire des biens com­muns, nous pou­vons dis­tin­guer trois niveaux de règles qui s’emboîtent dans le cadre de l’utilisation de res­sources com­munes. En pre­mier lieu les règles opé­ra­tion­nelles, com­po­sées notam­ment des pro­ces­sus d’appropriation, de four­ni­ture ou de sur­veillance, qui influent direc­te­ment sur les déci­sions des appro­pria­teurs. En second lieu, les règles de choix col­lec­tifs, qui com­prennent les pro­ces­sus de ges­tion et de déci­sion poli­tique. Enfin, les règles de choix consti­tu­tion­nels, qui affectent l’ensemble de la gou­ver­nance concer­nant les pro­ces­sus de déci­sion, déter­mi­nant les règles de choix col­lec­tifs et les règles opé­ra­tion­nelles. Nous retrou­vons ici la dimen­sion émi­nem­ment poli­tique de la ges­tion de la pro­prié­té.

Le mou­ve­ment des com­muns s’est d’abord déve­lop­pé à par­tir des pro­blé­ma­tiques liées à la ges­tion des res­sources natu­relles. Il s’est ensuite élar­gi à la ques­tion des connais­sances puis des don­nées per­son­nelles liées au numé­rique, Internet consti­tuant un espace à l’origine ouvert mais fai­sant désor­mais l’objet de mul­tiples enclo­sures. Ces deux pre­miers domaines ne sont pas vierges de théo­ries et pra­tiques liber­taires que l’on retrouve déjà au XIXe siècle. Les deux sui­vants n’en sont encore qu’à leurs bal­bu­tie­ments concer­nant l’approche par les com­muns mais ont déjà, là encore, fait l’objet d’une atten­tion par­ti­cu­lière dans le mou­ve­ment anar­chiste : il s’agit de la ges­tion des moyens de pro­duc­tion et de l’organisation poli­tique par les com­muns ter­ri­to­riaux.

Michel Seuphor

Les communs des ressources naturelles

Cette caté­go­rie, très vaste, ras­semble des objets divers mais carac­té­ri­sés par les effets signi­fi­ca­tifs que peut avoir leur usage sur la popu­la­tion mon­diale : envi­ron­ne­ment, fonds marins, génome, corps humain, patri­moine cultu­rel, eau, atmo­sphère… Une réflexion sur ce qui appar­tient à la caté­go­rie des biens com­muns glo­baux vise à défi­nir les formes de pro­tec­tion des res­sources qui doivent être reti­rées de la sphère com­mer­ciale, ou dont l’utilisation mar­chande a voca­tion à être for­te­ment enca­drée par de nou­veaux droits fon­da­men­taux. Selon l’Association inter­na­tio­nale de l’étude des com­muns, les com­muns de sub­sis­tance consti­tués autour de res­sources natu­relles, qui existent donc hors du mar­ché et sans droit de pro­prié­té pri­vée, sont vitaux pour envi­ron deux mil­liards d’individus dans le monde. Dans le Nouveau-Mexique, par exemple, les com­mu­nau­tés autoch­tones gèrent col­lec­ti­ve­ment depuis le XVIIe siècle des sys­tèmes de cours d’eau connus sous le nom d’ace­quias, satis­fai­sant les besoins en eau de la com­mu­nau­té et res­pec­tant les limites éco­lo­giques de la res­source. Les ace­quias dis­posent certes de la sanc­tion légale de l’État du Nouveau-Mexique, mais ce sont les com­mu­nau­tés elles-mêmes qui gou­vernent cette ins­ti­tu­tion. Chaque membre par­ti­cipe à son bon fonc­tion­ne­ment, à la fois en per­met­tant la satis­fac­tion de l’approvisionnement en eau et en pré­ser­vant les res­sources natu­relles.

« C’est le cas par exemple du Parc de la pomme de terre, au Pérou, qui vise à pro­té­ger les 900 varié­tés de pommes de terre déve­lop­pées pen­dant des mil­lé­naires par dif­fé­rents peuples des Andes. »

Certains com­muns sont créés pour la pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té et de la culture des peuples indi­gènes. C’est le cas par exemple du Parc de la pomme de terre, au Pérou, qui vise à pro­té­ger les 900 varié­tés de pommes de terre déve­lop­pées pen­dant des mil­lé­naires par dif­fé­rents peuples des Andes. Soustrayant ain­si cette bio­di­ver­si­té aux ten­ta­tives de bre­ve­tages de mul­ti­na­tio­nales, quelque 7 000 vil­la­geois de six com­mu­nau­tés indi­gènes gèrent col­lec­ti­ve­ment ce parc. Cette concep­tion éco­lo­gique se retrouve dans cer­taines intui­tions for­mu­lées dans les écrits des pre­miers liber­taires, de Proudhon à Kropotkine, mais aus­si et sur­tout dans l’œuvre d’Élisée Reclus, célèbre pour sa Nouvelle géo­gra­phie uni­ver­selle en 19 volumes. Selon lui, l’humain est un élé­ment de la nature qui consti­tue un tout équi­li­bré : « L’homme est la nature pre­nant conscience d’elle-même5. » Il doit veiller à ne pas rompre ce fra­gile équi­libre qui lui confère sa liber­té. L’observation par Reclus de l’équilibre pré­caire entre l’humain et la nature lui per­met de déduire que le capi­ta­lisme et le pro­duc­ti­visme sont dom­ma­geables pour l’un comme l’autre : dans une grande métro­pole comme Londres, note-t-il, le mau­vais trai­te­ment de l’eau entraîne un taux de mor­ta­li­té trois fois plus éle­vé dans les quar­tiers pauvres que dans les quar­tiers riches.

Les déve­lop­pe­ments théo­riques de l’anarchisme concer­nant l’écologie, très avan­cés dès la deuxième moi­tié du XIXe siècle6, connaî­tront un nou­veau souffle dans le der­nier quart du même siècle, notam­ment aux États-Unis, avec l’écologie sociale — dont Murray Bookchin est le prin­ci­pal repré­sen­tant. Selon lui, ce sont les condi­tions éco­no­miques, poli­tiques et sociales qu’il est indis­pen­sable de chan­ger si l’on veut pré­ser­ver une nature envi­ron­ne­men­tale. Partant du constat que le fon­de­ment de l’État et du capi­ta­lisme est la domi­na­tion, il en déduit que le prin­cipe même de domi­na­tion, y com­pris sur la nature, relève d’une logique illé­gi­time et dan­ge­reuse. L’écologie sociale de Bookchin sup­pose une orga­ni­sa­tion fon­dée sur une coopé­ra­tion de com­mu­nau­tés natu­relles (non façon­nées par l’État ou par une auto­ri­té poli­tique coer­ci­tive), notam­ment par le biais d’un muni­ci­pa­lisme liber­taire. Les indi­vi­dus par­ti­ci­pe­raient aux affaires de la com­mune et à la ges­tion de leur envi­ron­ne­ment, ce qui sup­po­se­rait le contrôle de l’économie par les citoyens.

Michel Seuphor

Les communs numériques

Si le renou­veau des com­muns a eu lieu en grande par­tie en rai­son de l’urgence éco­lo­gique, il fut aus­si accom­pa­gné par l’émergence d’une nou­velle tech­no­lo­gie qui consti­tue un espace ouvert, en cela simi­laire en de nom­breux points aux com­muns du Moyen Âge : Internet. Dans cet espace, nous retrou­vons des res­sources numé­riques de la connais­sance qui ont pour carac­té­ris­tique de se mul­ti­plier lorsqu’elles sont par­ta­gées (alors que le par­tage d’un bien maté­riel sup­pose sa divi­sion). Les pion­niers d’Internet ont une concep­tion assez liber­taire du Web : il doit consti­tuer un espace affran­chi des régle­men­ta­tions gou­ver­ne­men­tales et des pré­da­tions capi­ta­listes, notam­ment en matière de pro­prié­té intel­lec­tuelle et de don­nées per­son­nelles. John Perry Barlow, par exemple, cofon­da­teur en 1990 de l’Electronic Frontier Foundation, une ONG visant à pro­té­ger les liber­tés sur Internet, rédige en 1996 une Déclaration d’indépendance du cybe­res­pace. Il écrit en s’adressant aux États et aux entre­prises : « Je viens du cybe­res­pace, la nou­velle rési­dence de l’esprit. […] Vous n’êtes pas les bien­ve­nus par­mi nous. Vous n’avez pas de sou­ve­rai­ne­té là où nous nous ras­sem­blons7. » Très vite, les licences de type Creative Commons se déve­loppent de manière à pro­té­ger les œuvres de la connais­sance de toute pré­da­tion publique ou pri­vée et assu­rer leur cir­cu­la­tion. Des créa­tions col­la­bo­ra­tives avec des règles par­ta­gées émergent, comme en témoigne Wikipédia.

« Le coopé­ra­ti­visme de pla­te­formes entend ain­si rendre aux uti­li­sa­teurs la ges­tion de ces der­nières, et ce dans une ligne auto­ges­tion­naire chère à la tra­di­tion liber­taire. »

La cryp­to­lo­gie devient un outil pour pro­té­ger les com­muns de la connais­sance contre les nou­velles enclo­sures qui, elles aus­si, se développent8. Comme le notait déjà Timothy C. May en 1989 dans son Manifeste cryp­to-anar­chiste : si « une inven­tion appa­rem­ment mineure comme le fil de fer bar­be­lé a ren­du pos­sible la clô­ture de vastes ranchs et fermes, chan­geant ain­si pour tou­jours les concepts de terre et de droits de pro­prié­té en Occident, la décou­verte appa­rem­ment mineure d’une branche mys­té­rieuse des mathé­ma­tiques devien­dra le coupe-file qui déman­tè­le­ra les bar­be­lés autour de la pro­prié­té intel­lec­tuelle9 ». D’autre part, de nou­velles formes d’organisation du tra­vail se déve­loppent dans l’économie des pla­te­formes numé­riques, pri­vi­lé­giant l’association des tra­vailleurs, la mutua­li­sa­tion du capi­tal, ou valo­ri­sant des fina­li­tés liées à l’environnement, aux cir­cuits courts et à la soli­da­ri­té, dans la lignée des pre­mières coopé­ra­tives, et non à la recherche de pro­fits comme les pla­te­formes capi­ta­listes de type Uber ou Airbnb.

Trebor Scholz, pro­fes­seur à la New School de New York, a éla­bo­ré le concept de « coopé­ra­ti­visme de pla­te­forme » pour dési­gner ces nou­velles orga­ni­sa­tions. Dans l’article « Platform Cooperativism : Challenging the Corporate Sharing Economy », il le qua­li­fie par les 10 prin­cipes sui­vants : « une pro­prié­té par­ta­gée de la pla­te­forme entre ses uti­li­sa­teurs ; des rému­né­ra­tions décentes accor­dées aux uti­li­sa­teurs de la pla­te­forme (en cas de pres­ta­tions de ser­vices mar­chands) ; une trans­pa­rence dans la col­lecte et l’usage des don­nées per­son­nelles ain­si qu’une libre por­ta­bi­li­té de ces der­nières entre pla­te­formes ; un dialogue/une média­tion entre la pla­te­forme et ses uti­li­sa­teurs ; une codé­ter­mi­na­tion du tra­vail entre uti­li­sa­teurs et ges­tion­naires de la pla­te­forme ; la pro­mo­tion d’un cadre juri­dique pro­tec­teur, notam­ment en matière de concur­rence entre pla­te­forme et tra­vailleurs, et en matière de droit du tra­vail ; des droits et des pro­tec­tions por­tables pour les uti­li­sa­teurs entre dif­fé­rentes pla­te­formes ; une pro­tec­tion contre les déci­sions arbi­traires des pla­te­formes ; une limi­ta­tion de la sur­veillance de l’activité des uti­li­sa­teurs et un droit à la décon­nexion10 » Le coopé­ra­ti­visme de pla­te­formes entend ain­si rendre aux uti­li­sa­teurs la ges­tion de ces der­nières, et ce dans une ligne auto­ges­tion­naire chère à la tra­di­tion liber­taire. L’un des enjeux de ces pla­te­formes est de main­te­nir leur modèle dans un envi­ron­ne­ment éco­no­mique qui ne leur est pas favo­rable, comme en témoigne l’initiative Linux, sys­tème issu de la ren­contre entre le mode opé­ra­toire hacker et des prin­cipes du logi­ciel libre, désor­mais pos­sé­dé à 90 % par des entre­prises capi­ta­listes.

Michel Seuphor

Les communs de production

Les com­muns peuvent éga­le­ment dési­gner des moyens de pro­duc­tion. Ils sup­posent que tous ceux sur qui s’exercent les déci­sions d’une uni­té de tra­vail ont voca­tion à pou­voir par­ti­ci­per à ce pilo­tage : au pre­mier chef les employés, mais aus­si les rive­rains dans le cas d’entreprises pol­luantes, ou encore les consom­ma­teurs… Ces idées rejoignent les prin­cipes auto­ges­tion­naires déve­lop­pés dans la deuxième moi­tié du XIXe siècle sous l’impulsion de Proudhon (notam­ment dans son ouvrage De la capa­ci­té des classes ouvrières), puis par le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ou l’anarcho-syndicalisme dans la théo­rie et la pra­tique. Elinor Ostrom l’illustre en mobi­li­sant le cas des pêcheurs d’Alanya, en Turquie.

« L’expérience la plus vaste et la plus radi­cale demeure sans doute celle de l’Espagne anar­chiste de 1936, dont il reste de nom­breux ensei­gne­ments à reti­rer. »

Dans les années 1970, ces tra­vailleurs sont confron­tés à une double contrainte : la concur­rence pour la res­source pré­ca­rise leur condi­tion et peut entraî­ner des conflits ; laquelle entraîne une sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources, en l’occurrence les pois­sons, qui se raré­fient. Pour y répondre, les pêcheurs du lit­to­ral d’Alanya décident de se réunir et d’expérimenter des solu­tions, débou­chant en moins d’une décen­nie à l’adoption des règles sui­vantes : tout d’abord, les pêcheurs et les lieux de pêche doivent être lis­tés. Les zones de pêche sont répar­ties au tirage au sort entre tous les tra­vailleurs, l’activité étant auto­ri­sée de sep­tembre à mai de manière à ce que les pois­sons puissent se repro­duire le reste de l’an­née. Les pêcheurs doivent pas­ser d’une zone à l’autre, d’ouest en est, per­met­tant à cha­cun de pou­voir pêcher sur l’ensemble du lit­to­ral durant toute la période. Cette approche par les com­muns du tra­vail et de la pro­duc­tion, en garan­tis­sant l’égalité en capa­ci­té et en droit des pro­duc­teurs, ain­si que la sau­ve­garde des res­sources natu­relles, s’avère plus effi­cace que la concur­rence capi­ta­liste ou l’administration éta­tique, trop éloi­gnée pour com­prendre et régler les pro­blèmes.

Cette pra­tique d’une pro­duc­tion auto­gé­rée, sans État ni capi­ta­lisme, se retrouve à de mul­tiples reprises durant ces deux der­niers siècles. L’expérience la plus vaste et la plus radi­cale demeure sans doute celle de l’Espagne anar­chiste de 1936, dont il reste de nom­breux ensei­gne­ments à reti­rer. Dès le début de la révo­lu­tion, toute une par­tie de l’Espagne se sou­lève, forte de ses plu­sieurs cen­taines de mil­liers de mili­tants anar­chistes de la Fédération anar­chiste ibé­rique (FAI) et de la Confédération natio­nale du tra­vail (CNT), afin de socia­li­ser les moyens de pro­duc­tion. Barcelone est au cœur de cet enthou­siasme liber­taire, comme en témoigne George Orwell dans son Hommage à la Catalogne. C’est ain­si que dans le sec­teur de la métal­lur­gie, l’entreprise Hispano Suiza à Barcelone, comp­tant 1 400 tra­vailleurs, est réqui­si­tion­née par les syn­di­cats en juillet 1936. L’industrie du bois, très impor­tante dans la ville, a aus­si fait l’objet de socia­li­sa­tions. La pro­duc­tion est orga­ni­sée entre col­lec­ti­vi­tés de façon à ce que les types de pro­duits fabri­qués soient com­plé­men­taires et fassent l’objet d’échanges, et ce afin d’éviter la concur­rence et l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion. Bien d’autres branches de l’industrie sont alors socia­li­sées : si les situa­tions peuvent dif­fé­rer, toutes répondent au même prin­cipe anar­chiste de l’autogestion qui consiste à conju­guer l’autonomie et l’égalité. En juillet 1936, il faut ren­trer les récoltes et reprendre en main les terres aban­don­nées. Des cen­taines de mil­liers de pay­sans vont col­lec­ti­vi­ser les terres, tout en auto­ri­sant les quelques pro­prié­taires indi­vi­duels dési­reux de gar­der les leur à le faire dès lors qu’ils n’y exploitent per­sonne.

Michel Seuphor

Souvent, ces pro­prié­taires rejoi­gnaient la col­lec­ti­vi­té afin de béné­fi­cier de ses avan­tages. On dénombre envi­ron 350 col­lec­ti­vi­tés en Catalogne, 500 au Levant, 450 en Aragon ou encore 240 en Nouvelle-Castille11. L’autogestion est orga­ni­sée dans trois domaines com­plé­men­taires : les sta­tis­tiques pour orga­ni­ser l’économie, réunies par fédé­ra­tions ; les nou­velles tech­niques, qui doivent per­mettre d’améliorer et de restruc­tu­rer l’économie en concen­trant les indus­tries et en déve­lop­pant les inno­va­tions ; la culture, qui ouvre sur une nou­velle vision du monde, essen­tiel­le­ment grâce aux écoles. Cette for­mi­dable expé­rience a en grande par­tie été vic­time des luttes entre anar­chistes et sta­li­niens, ain­si que de l’absence de sou­tien des démo­cra­ties euro­péennes. Mais si l’on conçoit que l’économique ne peut se res­treindre à un domaine exclu­sif où seuls les tra­vailleurs détien­draient un pou­voir de déci­sion sur la pro­duc­tion, il est néces­saire d’envisager son corol­laire : les com­muns ter­ri­to­riaux.

Les communs territoriaux

« Avec la gou­ver­nance des com­muns, nous retrou­vons là le dépas­se­ment de la forme tra­di­tion­nelle de l’État fon­dée sur une sou­ve­rai­ne­té mono­li­thique. »

Les com­muns ter­ri­to­riaux dési­gnent la facul­té pour les citoyens de s’autogouverner en com­mun sur un ter­ri­toire don­né (quar­tier, com­mune, région, etc.). Ils sup­posent des déli­bé­ra­tions et des capa­ci­tés de prise de déci­sion réelle de la part des citoyens, concer­nant la ges­tion de leur ter­ri­toire (ce qui inclut toute acti­vi­té éco­no­mique ayant une inci­dence sur leur ter­ri­toire). C’est dans cette pers­pec­tive que la remu­ni­ci­pa­li­sa­tion des eaux à Naples a été éta­blie, ou qu’ont été créés à Bologne des Pactes de col­la­bo­ra­tion asso­ciant les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales et les citoyens dans des pro­cé­dures de déci­sion12. Comme l’écrivent le phi­lo­sophe et le socio­logue Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage Commun : « [P]our répondre réel­le­ment à des besoins col­lec­tifs, il convient que [les ser­vices publics] soient expri­més, débat­tus, éla­bo­rés selon des votes démo­cra­tiques. À défaut de cet enga­ge­ment civique, l’usager est soit un sujet, soit un client, par­fois les deux à la fois. Dans les deux cas, il y a usur­pa­tion ou dilu­tion de l’intérêt géné­ral et perte de la dimen­sion de la citoyen­ne­té. Mais à quelle condi­tion peut-on pas­ser du ser­vice public au ser­vice com­mun ? Ceci implique une modi­fi­ca­tion consi­dé­rable de la concep­tion que l’on se fait de l’État. Si l’on peut bien rap­pe­ler les ori­gines loin­taines de la notion de ser­vice public, enra­ci­née dans les caté­go­ries antiques et médié­vales de l’uti­li­té publique et de l’inté­rêt géné­ral, on ne peut oublier que l’État s’est prin­ci­pa­le­ment construit comme impe­rium et non comme obsequium13. »

Or c’est pré­ci­sé­ment comme obse­quium que Proudhon entend l’État, c’est-à-dire comme enti­té ayant le devoir d’assurer la charge publique confiée par la col­lec­ti­vi­té. Il faut le mettre à la hau­teur de la socié­té et lui ôter son carac­tère abso­lu, comme à la pro­prié­té. L’État, si on peut encore l’appeler « État » (dans la mesure où il n’est plus à pro­pre­ment dit mar­qué par le sceau de la sou­ve­rai­ne­té), devient alors « le pro­vi­seur de la socié­té, la sen­ti­nelle du peuple14. » Avec la gou­ver­nance des com­muns, nous retrou­vons là le dépas­se­ment de la forme tra­di­tion­nelle de l’État fon­dée sur une sou­ve­rai­ne­té mono­li­thique. Comme le résume le mili­tant éta­su­nien David Bollier dans La Renaissance des com­muns : « Cette gou­ver­nance ne pren­dra pas la forme de struc­tures for­melles et hié­rar­chiques impo­sées et admi­nis­trées par les États-Nations, mais bien plu­tôt celle d’une coa­les­cence de grands réseaux de sys­tèmes de pro­duc­tion par les pairs moti­vés par leur inté­rêt mutuel. Ce n’est pas une vision uto­pique. On peut d’ores et déjà obser­ver une telle fédé­ra­tion coopé­ra­tive à l’œuvre au sein des com­muns d’Internet15. »

Michel Seuphor

Les com­muns sup­posent un dépas­se­ment de l’État dans une approche tour­née vers le lieu d’élection ori­gi­naire du poli­tique, à savoir la Cité. Ici, le muni­ci­pa­lisme liber­taire, lar­ge­ment théo­ri­sé par Bookchin, se retrouve natu­rel­le­ment inves­ti. Il affirme l’idée que des ins­ti­tu­tions liber­taires peuvent naître paral­lè­le­ment à l’État et en marge du capi­ta­lisme pour peu à peu les sup­plan­ter. Cette stra­té­gie est ren­due pos­sible à par­tir de la com­mune qui consti­tue le lieu d’élection de la liber­té poli­tique, ce au moins depuis la Cité grecque. Ainsi, « [l]e seul moyen de recons­truire la poli­tique est de com­men­cer par ses formes les plus élé­men­taires : les vil­lages, les villes, les quar­tiers et les cités où les gens vivent au niveau le plus intime de l’interdépendance poli­tique au-delà de la vie pri­vée. C’est à ce niveau qu’ils peuvent com­men­cer à se fami­lia­ri­ser avec le pro­ces­sus poli­tique, un pro­ces­sus qui va bien au-delà du vote et de l’information16 ». Les grandes métro­poles comme New York, Londres ou Paris n’ont évi­dem­ment plus grand-chose à voir avec les cités de l’Antiquité comme Athènes, qui per­met­taient l’exercice de la démo­cra­tie directe — dont les femmes et les esclaves étaient tou­te­fois exclues…

« Bookchin met en évi­dence un dan­ger : que les tra­vailleurs soient seuls à déci­der de la poli­tique de pro­duc­tion. Très vite, ils ren­tre­raient dans des logiques cor­po­ra­tistes. »

Cependant, quelle que soit la taille des villes, cha­cune est divi­sée en un cer­tain nombre de quar­tiers qui per­mettent de conce­voir des ter­ri­toires à taille humaine per­met­tant un tel exer­cice. La gran­deur d’une ville n’est ain­si en rien déter­mi­nante de la forme poli­tique qui doit la régir, à moins que l’on concède que si la démo­cra­tie directe ne peut avoir lieu que dans des cités de 20 000 habi­tants, il ne peut alors régner qu’une bureau­cra­tie dic­ta­to­riale dans celles de 2 mil­lions. Bookchin prend l’exemple de la ville de Paris de 1793, alors peu­plée de 5 à 600 000 habi­tants, qui, grâce à sa fédé­ra­tion en sec­tions, avait fort bien pu orga­ni­ser l’approvisionnement et la sécu­ri­té, faire res­pec­ter le maxi­mum des prix ou encore assu­rer des tâches admi­nis­tra­tives com­plexes. Bookchin met du reste en évi­dence un dan­ger : que les tra­vailleurs soient seuls à déci­der de la poli­tique de pro­duc­tion. Très vite, ils ren­tre­raient dans des logiques cor­po­ra­tistes, voire seraient conduits à réité­rer les méfaits de la concur­rence capi­ta­liste. Ce serait donc bien l’ensemble de la popu­la­tion d’une com­mune où d’un ter­ri­toire don­né qui déci­de­rait de la poli­tique de pro­duc­tion. La dimen­sion locale du muni­ci­pa­lisme ne sau­rait tou­te­fois faire l’économie du fédé­ra­lisme pour envi­sa­ger des pro­blé­ma­tiques glo­bales, par exemple en ce qui concerne l’environnement.

La notion de fédé­ra­lisme est cen­trale dans les théo­ries anar­chistes : on la retrouve chez Proudhon dans son ouvrage Du prin­cipe fédé­ra­tif ou chez Bakounine, dans Fédéralisme, socia­lisme, anti­théo­lo­gisme. Le fédé­ra­lisme ne sau­rait non plus faire l’économie d’outils comme ceux de la comp­ta­bi­li­té, néces­saires pour réen­vi­sa­ger la notion de capi­tal sou­mis aux fina­li­tés déci­dées par les groupes consti­tuant les communs17. Le fédé­ra­lisme consti­tue ain­si la garan­tie ins­ti­tu­tion­nelle de l’autonomie de groupes, en par­tant de la plus petite uni­té à la plus grande (de l’individu à la pla­nète), se coor­don­nant de bas en haut en fonc­tion de l’échelle des enjeux.

*

Comme cer­tains font de la prose sans le savoir, d’autres s’organisent en com­muns et vivent en anar­chistes sans nom­mer ain­si leurs pra­tiques, et finissent par se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls, que l’idée qui les ins­pire leur pré­existe depuis des temps immé­mo­riaux et qu’il leur appar­te­nait de lui don­ner corps. Si cer­tains com­muns peuvent être l’objet de fortes inéga­li­tés (par exemple entre hommes et femmes), en rai­son de règles issues de tra­di­tions non dis­cu­tées n’ayant pas inté­gré le prin­cipe d’une éga­li­té incluante, la radi­ca­li­té liber­taire, en ce qu’elle prend les choses à la racine et pré­serve l’esprit d’autonomie, consti­tue un anti­dote aux récu­pé­ra­tions autant qu’aux ini­qui­tés et aux exclu­sions. En cela, dans la mesure où il existe une congruence entre théo­ries et pra­tiques, les apports mutuels et les cri­tiques réci­proques entre anar­chisme et com­muns ne peuvent être que féconds.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Michel Seuphor


REBONDS

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☰ Lire notre article « Le moment com­mu­na­liste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire notre article « Proudhon en gilet jaune », Édouard Jourdain, novembre 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre article « Le muni­ci­pa­lisme liber­taire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, sep­tembre 2018
☰ Lire notre article « Élisée Reclus, vivre entre égaux », Roméo Bondon, sep­tembre 2017 PDF | Imprimer

  1. Élisée Reclus, L’Anarchie [1896], Mille et une Nuits, Paris, 2009.
  2. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la phi­lo­so­phie ? Éditions de Minuit, 1991.
  3. Voir notam­ment Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 2009.
  4. Elinor Ostrom, Gouvernance des biens com­muns — Pour une nou­velle approche des biens natu­rels, De Boeck, 2010, p. 27.
  5. Élisée Reclus, [1905], L’Homme et la Terre, La Découverte, 1998.
  6. Voir notam­ment Serge Audier, La Société éco­lo­gique et ses enne­mis, La Découverte, 2017.
  7. John Perry Barlow, « A Declaration of the Independence of Cyberspace », Electronic Frontier Fondation.
  8. Dans son ouvrage The Public Domain : Enclosing The Commons Of The Mind (2003), le juriste amé­ri­cain James Boyle com­pare l’extension des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle à un « second mou­ve­ment d’enclosure ».
  9. Timothy C. May, Le Manifeste cryp­to-anar­chiste, 1989.
  10. Guillaume Compain, Philippe Eynaud, Lionel Morel, Corinne Vercher-Chaptal, Les Plateformes col­la­bo­ra­tives : Éléments de carac­té­ri­sa­tion et stratégies de déve­lop­pe­ment, 2019, pp. 12–13.
  11. Gaston Leval, Espagne liber­taire 1936–1939 — L’œuvre construc­tive de la révo­lu­tion espa­gnole, La Tête de Feuilles, 1971.
  12. « Bologne à l’é­preuve des com­muns », Enacting the com­muns.
  13. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, La Découverte, 2014, pp. 516–517.
  14. Proudhon, Confessions d’un révo­lu­tion­naire, Tops/Trinquier, 1997, p. 197.
  15. David Bollier, La Renaissance des com­muns, Charles Leopold Meyer, 2014, pp. 150–151.
  16. Murray Bookchin, From Urbanization to Cities, Cassell, 1995.
  17. Voir Édouard Jourdain, Quelles normes comp­tables pour une socié­té du com­mun ?, ECLM, 2019.

Publié le 17 janvier 2020 dans Économie, Philosophie par Édouard Jourdain

Édouard Jourdain
Édouard Jourdain

Spécialiste de l’histoire de l’anarchisme et de Proudhon, il est l’auteur de « L’anarchisme » (2013) et « Proudhon contemporain » (2018).

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