Emplois poubelle pour prospectus jetable

paru dans CQFD n°147 (octobre 2016), rubrique Le dossier, par Julien Brygo, Olivier Cyran, illustré par Benoit Guillaume
mis en ligne le 10/10/2016

L’extrait que nous vous présentons ici, en exclusivité, est tiré du livre de Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers (Éditions La Découverte). Disponible, depuis peu, dans toutes les bonnes librairies.

Les dépliants criards qui inondent votre boîte aux lettres pour vous fourguer des mezzanines en kit ou vous inviter à la semaine du cassoulet de Super U ne tombent pas du ciel : ils vous sont délivrés par des dizaines de milliers de paires de jambes qui sillonnent quartiers, résidences pavillonnaires et zones rurales pour une poignée de piécettes, le plus souvent sans qu’on les remarque. Un « capital humain » qui fait la « force » et la « fierté » d’Adrexo, lit-on sur son site Internet. […]

Cette industrie du remplissage de nos poubelles constitue un marché hautement convoité. La Poste s’y positionne en bon deuxième, via sa filiale privée Mediapost, dont les dix mille colporteurs servent à roder les méthodes de pressage des ressources humaines étendues ensuite au métier de facteur. Les quelque vingt milliards d’imprimés publicitaires déversés chaque année alimentent un système de rotation d’emplois aussi jetables que les prospectus eux-mêmes. Il suffit de se promener sur le parking d’un centre de distribution Adrexo – on en compte deux cent cinquante dans le pays – et de parler avec les trimardeurs en train de charger des dizaines de kilos de paquets dans leur voiture. Ce sont tous des pauvres, français ou immigrés, avec les habituelles variantes : jeunes en réinsertion, allocataires des minima sociaux qui rament pour quelques sous de plus, étudiants pris à la gorge par le montant de leur loyer, mères isolées qui ne trouvent pas de meilleure solution pour nourrir leurs gosses, retraités qui ne s’en sortent pas. Ceux-là, les retraités, sont particulièrement nombreux. Le « capital humain » d’Adrexo ? Les naufragés du monde du travail qui se débattent pour ne pas couler à pic. […]

Entre des murs de publicités pour Auchan, Carrefour et La Foir’fouille tout frais sortis d’imprimerie, Andrée et Florimont [1], un couple de retraités septuagénaires, entassent 194 kilos de papier dans un chariot, qu’ils vont ensuite pousser péniblement jusqu’à leur voiture pour les ramener à la maison. « Nous avons été obligés de nous y mettre parce qu’avec notre petite retraite d’ouvriers, on n’y arrive plus. Au début, c’était dur. Ça prend du temps de bien connaître ses tournées », explique Andrée. À 72 ans, elle a décidé de repiquer au turbin en découvrant une annonce de recrutement d’Adrexo déposée… dans sa boîte aux lettres. « Nous travaillons à deux une trentaine d’heures par semaine. Pour faire les tournées, on met toujours au moins une à deux heures de plus que ce qui est indiqué sur la feuille de route, poursuit-elle. Comme tout le monde ici, on travaille en moyenne 30% plus longtemps que ce qui est prévu. On le dit chaque semaine à notre direction, mais rien ne change, on est toujours payés pareil. » […]

Le système qui permet à Adrexo de tailler en pièces le salaire légal d’Andrée et Florimont porte un nom : la préquantification du temps de travail. Une merveille de régime dérogatoire, source inépuisable de « merdification » pour les corps de métiers qui lui sont soumis – comme les routiers, les ouvriers du bâtiment ou les forçats de la restauration. Le principe est d’une simplicité lumineuse : l’employeur quantifie en amont le temps de travail qu’il juge nécessaire à l’exécution d’une tâche, et tant pis pour le salarié incapable de s’y tenir. Si sa durée effective de travail sort des clous fixés par le patron, ce n’est évidemment pas parce que celui-ci a opéré un calcul étriqué ou malhonnête : cela prouve simplement que le travailleur n’est pas assez efficace ou qu’il a un poil dans la main. En aucun cas il ne pourra réclamer le versement des heures supplémentaires correspondant au travail réellement fourni.

Dans le secteur du prospectus, ce régime démentiel se fonde sur la convention collective de 2004, signée après plus de huit ans de négociations filandreuses par le syndicat patronal de la distribution directe (SDD) et les cinq syndicats représentatifs du personnel (CGT, CFTC, CGC, FO et CFDT). Ces derniers ont donc donné carte blanche au patronat pour arnaquer ses salariés tout à sa guise ? Pas vraiment. Au départ, il s’agissait de corriger le système du paiement à la tâche qui régnait jusque-là sur le secteur. Les signataires ont certes entériné le principe de la préquantification, mais en le dotant de garde-fous censés éviter des abus trop flagrants. Des contrôles étaient notamment prévus pour vérifier l’adéquation entre la feuille de route imposée à la main-d’œuvre et son temps de travail effectif. En cas de distorsion notable et répétée, il revenait à l’inspection du travail et aux élus du personnel d’alerter l’employeur afin qu’il revoie son calcul. Telle était du moins l’idée sur le papier. Dans les faits, les choses se sont passées différemment : les directions d’Adrexo et de Mediapost ont gardé ce qui les intéressait – la préquantification – et jeté à la corbeille tout le reste. En dépit des dizaines de rapports accablants pondus par les inspecteurs du travail et l’accumulation des plaintes aux prud’hommes, le patronat continue tranquillement de plumer ses volailles. Parce que le rapport de forces le lui permet. Et parce qu’on est plus à l’aise pour faire la loi quand on a l’État dans sa poche.

Face à la multiplication des contentieux prud’homaux, les géants du secteur ont reçu en effet un soutien de poids : un décret ministériel de janvier 2007 qui les autorise noir sur blanc à ne « pas compter les heures de travail » de leurs salariés et donc à les voler sur leur paie. Paraphé par le ministre du Travail de l’époque, Gérard Larcher, ce texte est l’œuvre de son directeur général du Travail, Jean-Denis Combrexelle, que l’on retrouvera quelques années plus tard comme porte-flingue de Manuel Valls, pour les beaux yeux duquel il signera le rapport sur la « réforme » du Code du travail. En attendant, son rôle consiste plus modestement à exaucer les vœux des industriels du prospectus. À l’instar de ces directives européennes coproduites par les lobbyistes de Bruxelles, le décret de Combrexelle aurait été rédigé sous la dictée de Nicolas Routier, P-DG de Mediapost de 2004 à 2009. « Il ne s’en est jamais caché et nous l’a avoué en réunion privée », nous assure Jean-Louis Frisulli, secrétaire général de SUD-PTT.

Mais en 2009, patatras ! Le Conseil d’État, saisi par les syndicats, annule le décret Mediapost-Adrexo pour cause d’infraction criante à la législation sur le décompte du temps de travail. Qu’à cela ne tienne : le 8 juillet 2010, un second décret mitonné par le même Combrexelle et signé cette fois par Éric Woerth, successeur de Gérard Larcher, restaure le patronat du tract publicitaire dans ses prérogatives régaliennes. On ne saurait trouver illustration plus éclatante du rôle protecteur de l’État… Pendant que les inspecteurs du travail s’égosillent sur le terrain contre l’exploitation forcenée du personnel, leur autorité de tutelle se plie en quatre pour servir la soupe aux exploiteurs.

En 2012, rebelote : le second décret est annulé à son tour par le Conseil d’État, qui enjoint le ministère de formaliser l’adéquation entre grilles préquantifiées et heures réellement travaillées. Mais le ministère s’en moque. De 2012 à 2016, rien ne se passe. « On a beaucoup pâti de la présence de Combrexelle au plus haut niveau de la direction du Travail », nous raconte un des participants aux réunions ministérielles. « C’est lui qui a refusé de remettre ses équipes d’inspecteurs du travail sur le terrain, lui encore qui a bloqué toute avancée pour les salariés. Son seul souci a toujours été de permettre au patronat du secteur de continuer à faire bosser à plein les quelque trente mille colporteurs. Sa présence et son action à la tête de la direction générale du Travail ont été une catastrophe pour les salariés de la distribution directe. » Ses compétences se sont avérées fort utiles en revanche au gouvernement « socialiste » de Manuel Valls, puisque Combrexelle, une fois claquée la porte du ministère, a préparé les antisèches qui ont inspiré la loi El Khomri. D’une certaine façon, Andrée et Florimont ont servi de cobayes aux logiques dérogatoires que les pouvoirs publics entendent généraliser à l’ensemble du salariat. À l’image des prospectus d’Adrexo ou de Mediapost, les droits du travailleur ont vocation à finir dans la benne à ordures.
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Nous avons rencontré Jean-Denis Combrexelle. C’était fin 2011, dans le cadre d’une « pige » pour France Inter. À l’époque, le grand serviteur du patronat en était déjà à sa cinquième année à la tête de la direction du Travail. Il nous reçoit dans son immense bureau ovale avec vue plongeante sur la Seine et la Maison de la radio. Traits ternes et regard fuyant, l’homme respire la joie de vivre d’un formulaire administratif qui attend son coup de tampon. L’interview commence sur un mode feutré, comme il sied entre un personnage de haut rang et des journalistes d’une antenne aussi respectable et arrangeante que France Inter. Mains croisées sur son bureau, il déroule en confiance son plan com’ sur les décrets qui enfoncent les livreurs de prospectus : « Au départ, c’était le paiement à la tâche. Tout le monde était d’accord pour dire que ce système portait atteinte aux droits élémentaires du salarié. On a donc trouvé le système de la préquantification, avec quatre gros critères pour évaluer le temps de travail en fonction des zones géographiques. C’est pas uniquement sur demande du patronat qu’on écrit ces décrets. C’est après une large participation des partenaires sociaux. Vous savez, cette maison, c’est celle des partenaires sociaux, hein. Bon, souvent, il y a l’un des deux côtés qui trouve que c’est pas satisfaisant, hein, mais bon. Aux deux entreprises, on leur a dit, un : “Soyez vigilants pour que le décret soit respecté” ; et deux : “Réfléchissez à une nouvelle convention collective, qui portera aussi sur des questions de mutuelle, de protection sociale, de conditions de travail et autres.” On part de loin, c’est un secteur très particulier. Le temps moyen des distributeurs, c’est quinze à dix-neuf heures par semaine. C’est beaucoup de temps partiel. Donc, nous, on a adossé les décrets à la convention collective, voilà. » C’est confirmé, le gars nous prend pour des billes.

Ce qu’on a oublié de lui dire, à Jean-Denis, c’est que le technicien qui nous accompagne est en fait un salarié de Mediapost que nous avions suivi quelques semaines plus tôt sur une tournée en banlieue. Ce jour-là, Thierry se trimballait cent cinquante kilos de pub à distribuer en une heure et trente-cinq minutes. Du coup, on lui a filé un coup de main. Après quarante minutes de route sur le périphérique bondé, on a commencé la tournée à 7h42. La batucada des claquements de boîtes aux lettres, combinée aux chants des oiseaux et aux exclamations inquiètes des habitants (« Oh ! Pas de pub, hein ! J’ai un “stop pub” sur ma boîte aux lettres ! »), conférait à l’exercice un rythme saccadé un peu saoulant. Pas le temps de s’arrêter pour causer avec quiconque, encore moins de faire une pause au troquet. On a vérifié sur chrono : c’est seulement à 9h45, après deux heures et trois minutes d’une tournée à tout berzingue partagée à deux, qu’on pouvait reprendre notre souffle et faire les comptes. « Voilà, vingt-huit minutes de volées, soit 25% du temps de travail. Et, encore, on a bossé à deux en ne chômant pas, tu as vu, a dit Thierry. Comment les syndicats ont-ils pu signer ça ? C’est dingue, quand même ! Ah, si je pouvais changer les choses… »

Dans le bureau de Jean-Denis Combrexelle, Thierry tente d’abord de jouer le jeu dont nous étions convenus, mais au bout de quelques minutes il craque. Tombant le masque devant le directeur abasourdi, il lui assène une leçon de choses : « À la fin de la semaine vous avez déjà perdu dix heures. Vous multipliez ça par le nombre de semaines de travail : je perds au bas mot 3 000 euros par an. Vous voyez ? » Moue agacée de Jean-Denis Combrexelle, que l’on sent prêt à appuyer sur le bouton rouge qui rameutera la cavalerie des vigiles. Thierry embraie : « Pourquoi y a-t-il un turn-over exceptionnel chez Mediapost et Adrexo, à votre avis ? Parce que tout le monde constate que ça ne colle pas ! Dans mon dépôt, la majorité des salariés sont étrangers, ils ne comprennent pas cet écart incroyable entre le temps estimé et le temps réel. Ils patientent un mois, deux mois, et puis ils partent, rincés. Ce sont des heures VOLÉES ! La préquantification du travail, c’est le travail des femmes et des enfants à la maison. Pourquoi ne peut-on pas faire marcher le principe d’une heure travaillée, une heure payée, comme dit le Code du travail ? C’est si difficile ? » Combrexelle paraît un peu sonné. Les mots de Thierry rebondissent sur la baie vitrée, cognent son gigantesque bureau et viennent susciter au bout de ses lèvres exsangues un appel au calme teinté d’une émotion de papier mâché : « Oui, bon. Euh, on va faire le point avec les deux entreprises. Mais je ne suis pas sûr que ça soit uniquement une question de temps de travail… Quand vous dites qu’une partie du travail est réalisée par la famille, on n’est pas dans les clous, là ! Et là ce n’est pas tolérable. »

Apparemment, la famille, ça lui parle, à Jean-Denis Combrexelle. Y a-t-il là une brèche susceptible d’être exploitée pour la lutte silencieuse des sherpas du prospectus ? Ne rêvons pas. L’évidence d’un travail dissimulé à très grande échelle laisse le directeur de glace. On le prend à témoin des cinq cents procédures prud’homales enregistrées en 2011, avant de lui reposer la question du temps de travail pillé. Sur quoi il entonne la chanson du dialogue social et de la négociation constructive : « Le premier point, c’est de travailler avec les partenaires sociaux pour savoir quelle est la règle la plus adaptée. L’État ne va pas prendre sa plume, comme ça, pour rédiger un décret qui part de rien… » Ah bon ? Il l’a pourtant prise par deux fois, sa plume, Jean-Denis Combrexelle, pour voler au secours du patronat, non ? « Non, non ! », se récrie-t-il. « Il faut quand même à un moment que dans notre pays, on comprenne, et notamment les médias, que tout ne résulte pas du… [Il ne finit pas sa phrase.] Le souci que l’on a, c’est de renvoyer davantage à la négociation collective, parce qu’on pense que les accords entre partenaires sociaux sont plus proches que ce que pourrait faire le législateur dans son bureau. C’est pas pour faire plaisir à je ne sais qui. Le sujet, c’est de trouver une norme qui soit au plus proche de la réalité. » Et s’il arrêtait deux secondes de se payer notre tête ? Et s’il prêtait l’oreille aux avocats de « je ne sais qui » qui brandissent ses décrets de complaisance aux prud’hommes pour justifier la surexploitation des colporteurs ? « On a fait passer un message de responsabilité aux employeurs », ânonne-t-il d’une voix blanche. « On leur a rappelé qu’on est dans un système dérogatoire au Code du travail et qu’il est de la responsabilité des employeurs d’appliquer loyalement ces textes. »

La loyauté des employeurs ? Peut-il détailler ce concept pittoresque ? « Le but de cette maison, c’est… Bon, Xavier Bertrand [ministre du Travail de mai 2007 à janvier 2009] a déclaré la guerre au travail illégal, donc c’est pas la tradition de cette maison de le sanctuariser, ce travail illégal. Voilà. En revanche, il faut simplement admettre que c’est un secteur un peu particulier. C’est pas exactement la profession de facteur, donc il faut trouver une bonne règle. » Comme si le facteur n’était pas assujetti lui aussi à une dégradation brutale de ses conditions de travail… Une idée de « bonne règle » ? « C’est pas au directeur général du Travail d’écrire la bonne règle. Vous venez de décrire vos conditions de travail, il faut entendre les employeurs maintenant. Nous, si on trouve une bonne règle, on est prêts à la valider tout de suite. »

Cela tombe bien, Thierry a justement planché sur une proposition de « bonne règle », que nous lui soumettons à brûle-pourpoint. « Dans ce décret figure comme premier principe le fait que tout salarié doit être rémunéré pour son travail effectif. Ce serait donc la fin de la préquantification. Ensuite, toutes les heures de travail non rémunérées devront lui être remboursées. Par exemple, Thierry s’est fait voler huit mille euros. » Auxquels s’ajoutent bien entendu les dédommagements qui lui sont dus au titre du préjudice subi, et que l’on n’a pas eu le temps d’évaluer. On poursuit : « Les entreprises seront dans l’obligation de décompter le temps de travail réel par tous les moyens nécessaires dans les quinze jours suivant ce décret. Manque plus que votre signature et c’est bon. Qu’en dites-vous ? – Bon, si vous voulez, bon… Nous on dit : commencez par négocier et on transposera cette règle dans le décret. – Mais souvent les négociations ne servent à rien. – Je sais, mais nous pensons que l’une des solutions de progrès, c’est d’essayer de négocier. On préfère une règle qui a été négociée plutôt qu’un décret écrit sur le bureau d’un directeur du travail. Je dis pas que le temps de travail, c’est pas important, mais bon, il n’y a pas que ça ! »

Pas que ça, en effet : il y a aussi les dégâts physiques et psychologiques. Thierry : « Quand vous avez fait dix ou douze kilomètres dans votre journée et que la moitié vous est volée, vous savez, votre corps, il fait la gueule le soir. » Long silence de Combrexelle, qui finit par balbutier : « Oui, oui, non, mais je peux pas prendre position, ici, à la radio… – Au final, on se débarrasse de nos prospectus dans les lacs, dans les bennes, dans les rivières. L’être humain, au bout, il pète les plombs, vous comprenez ? – On va faire le bilan, loyalement. Et on en tirera les conséquences… »

On trouve la sortie par nos propres moyens, sans y être aidés par les agents de sécurité, ce qui prouve bien que le dialogue social n’est pas un vain mot dans la bouche de cet homme-là. Les deux camouflets infligés à Jean-Denis Combrexelle par le Conseil d’État – ainsi qu’un troisième dans une affaire liée à une autre gentillesse patronale, au profit cette fois d’Air France [2] – ne l’empêcheront pas, après dix ans de loyaux services à la direction générale du Travail, d’intégrer les rangs du… Conseil d’État et d’y prendre, fin 2014, la présidence de la section « sociale ». La rancœur n’est pas de mise dans le monde des boulots de merde de la haute aristocratie d’État, où l’on trouve toujours une petite mission d’intérim à faire entre deux jobs. Comme la rédaction, commandée en avril 2015 par le Premier ministre Manuel Valls, de quarante-quatre propositions visant à « donner plus de souplesse aux entreprises » et à « élargir la place de l’accord collectif dans notre droit du travail et la construction des normes sociales ». Le rapport Combrexelle [3] trônera en bonne place à côté des pavés de l’Institut Montaigne, de la fondation Terra Nova ou de Robert Badinter sur l’étagère des fossoyeurs du code du travail. […]

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Le patronat, de son côté, ne cache pas sa bonne humeur. Non content de participer à une exaltante aventure humaine, ses employés ont la chance d’être « rémunérés pour faire du sport », s’amuse Frédéric Pons, P-DG d’Adrexo de 2008 à 2012, dans une interview à l’hebdomadaire Marianne. « Le conditionnement puis la livraison de prospectus sont un exercice un peu physique pour cette main-d’œuvre vieillissante, mais, honnêtement, j’estime qu’Adrexo rend service à ces gens : grâce à ce boulot, ils se maintiennent en forme et économisent un abonnement au Gymnase Club. Rémunérés pour faire du sport : il n’y a pas de quoi crier au servage [4]. » Dans le même ordre d’idées, on pourrait envisager d’envoyer Frédéric Pons casser des cailloux dans un bagne : cela lui économiserait son vélo d’appartement et son abonnement au club de golf.

Ses mots d’esprit prennent une saveur toute particulière deux ans plus tard, lorsque Raymond, un colporteur de soixante-quinze ans payé 280 euros par mois pour vingt-six heures de travail par semaine, meurt foudroyé par une crise cardiaque au milieu d’une tournée de distribution à Noisy-le-Grand. Atteint d’un diabète et déjà victime d’un infarctus quelques années plus tôt, il charriait ce jour-là vingt-cinq cartons d’imprimés pesant chacun 12,5 kilos. Adrexo avait jugé inutile de lui faire passer une visite médicale. « Bien qu’avertie le 30 août 2011 du décès de Raymond par la police, la société a continué à émettre chaque mois des bulletins de paie à son nom à zéro euro jusqu’en avril 2012, où elle a établi la fin du contrat pour “absence injustifiée”. Ce qui donne une vague idée de l’attention qu’elle porte à ses salariés », note l’auteur de l’un des très rares articles consacrés à cette affaire [5]. La famille de Raymond attendra cinq ans pour obtenir « justice » : en mars 2016, le conseil des prud’hommes de Bobigny a condamné Adrexo à lui verser… 6 200 euros pour solde de tout compte [6].

Notes

[1] Les prénoms ont été changés à la demande des salariés.

[2] Contre l’avis d’un inspecteur du travail, Combrexelle a autorisé le licenciement d’un pilote d’Air France en août 2009, sanction invalidée ensuite par le Conseil d’État en juin 2010. Source : Le Canard enchaîné, 15 octobre 2014.

[3] Le rapport Combrexelle sert de bréviaire à la réforme El Khomri, puisqu’il propose que le Code du travail se contente de « fixer seulement les grands principes relevant de l’ordre public », que « les branches défini(ssent) l’ordre public conventionnel » et que « l’accord d’entreprise (devienne) la norme prioritaire ». Se passer du Code du travail pour lui substituer des accords d’entreprise : une marotte que le patronat s’apprête enfin à voir mise en œuvre – par un gouvernement socialiste, cette fois (loi Travail, 2016, adoptée avec l’article 49.3 de la Constitution).

[4] Marianne, 10 octobre 2009.

[5] Michaël Hajdenberg, « Adrexo condamné après la mort d’un salarié de 75 ans », Mediapart, 25 mars 2016.

[6] Dont 2 000 euros de dommages et intérêts pour défaut de visite médicale et 3 000 euros pour manquement à l’obligation de santé et de sécurité au travail. La mort d’un salarié, c’est donné.

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