Interview en castillan [Traduction de Frank, revue par l’auteur] d’avril 2015 dans Efsyn –
contraction de Efimerida ton Syntakton – le « Journal des rédacteurs », quotidien autogéré. 02.05.2015.
http://www.efsyn.gr/arthro/prepei-na-fantastoyme-ton-sisyfo-eytyhismeno
1. 1- En Grèce après six années de crise et cinq d’austérité impitoyable, nous
avons un gouvernement qui se base sur un parti de la gauche radicale. En Espagne, qui a connu une évolution similaire de mobilisations, a vu surgir le phénomène de Podemos. Quel intérêt ces évolutions représentent-elles pour un libertaire comme vous ?
Ces évolutions sont en effet très intéressantes et elles montrent que la crise n’a pas seulement produit des conséquences sociales et économiques désastreuses, mais
aussi des effets directement politiques. Une partie de l’électorat montre son refus des
partis politiques responsables des mesures d’austérité qui rendent encore plus visibles et scandaleux les nombreux cas de corruption qui éclaboussent les sphères politiques et financières. Le fait que ce sont des formations de la gauche radicale, qui recueillent les suffrages des secteurs de la population déçus par les partis qui se relayaient pour exercer le pouvoir, est un signe qui ne peut être qu’encourageant.
Cependant, l’ascension importante de « Ciudadanos », une nouvelle formation de
centre-droit qui a surgi de façon foudroyante sur la scène politique espagnole, en disputant à “Podemos” la faveur des enquêtes électorales, introduit de nouvelles clés de lecture qui remettent partiellement en cause la valeur politique de ces évolutions. En effet, d’un point de vue libertaire, critique envers le jeu électoral institutionnel, nous sentons que la montée simultanée de “Podemos” et de“Ciudadanos”»représente le prix que le système doit payer pour renouveler des cadres politiques qui ont perdu toute crédibilité et pour moderniser des partis qui sont devenus archaïques.
L’essor de ces nouvelles formations fournit les bouées de sauvetage dont le système a besoin pour que la très forte désaffection politique d’une partie croissante de la population ne le fasse pas sombrer. Ces nouveaux partis permettront que la gestion politique du capitalisme se poursuive sous des formes renouvelées, en évitant de recourir à des méthodes propres à des régimes ultra autoritaires. En définitive, l’énorme espoir placé sur les nouveaux acteurs politiques aura suffi à désamorcer la lutte, non pas contre des mesures d’austérité que ces nouveaux acteurs s’efforceront d’adoucir, mais contre les bases mêmes du système institué.
En Grèce, sans sous-estimer l’utilité des mesures que « Syriza » va prendre pour soulager les situations extrêmes, il semble clair que sa marge de manœuvre est trop étroite pour qu’elle puisse remplir, même pas minimalement, les promesses qui lui ont permis de récolter le vote de la partie combattive de l’électorat. De cette façon, son succès aura finalement servi de soupape d’échappement pour désamorcer une combativité qui, si la victoire de Syriza n’avait pas eu lieu, aurait peut-être fini par créer de sérieuses difficultés au maintien même du système.
2- Le mouvement anarchiste en Grèce est apparu comme une tendance massive ces dernières années. Mais il est fréquemment tourné vers la violence et moins vers la politique ou le syndicalisme. Les groupes qui donnent la priorité à la violence tout comme ceux qui choisissent d’autres modes d’action font valoir que leur point de référence est l’anarchisme. L’anarchisme est-il ouvert à toutes ces versions ?
Oui, il englobe toutes ces versions. En liaison logique avec son profond respect des
singularités, et sa défense acharnée de la diversité, l’anarchisme projette en lui-même ces principes et se construit comme une entité éminemment plurielle et multiforme.
Historiquement, l’anarchisme a toujours présenté un large éventail d’orientations qui ne se bornent pas à la simple dichotomie entre “violence”, d’une part, et « une action plus politique» de l’autre.
Cela étant, il est également certain que l’anarchisme n’admet pas “n’importe quelle
version”. Partant du fait qu’on ne peut jamais séparer les moyens des finalités, il exige que les pratiques anarchistes soient scrupuleusement « pré-figuratives », c’est-à-dire qu’elles reflètent, dans leurs propres caractéristiques, les finalités poursuivies,. Cela trace des « lignes rouges » qui ne peuvent être franchies qu’en renonçant à l’anarchisme. Par exemple, il est évident que, sauf dans des situations très exceptionnelles de légitime défense, aucune action anarchiste ne peut porter atteinte à l’intégrité physique des personnes, ou même les tuer, ce qui équivaudrait à cette aberration de s’arroger le droit d’appliquer la peine de mort.
Cette sorte de violence n’est pas présente dans l’anarchisme, mais la plupart des actions qualifiées de “ violentes”, ou bien ne produisent pas de dommages aux personnes, mais uniquement à de simples objets matériels considérés comme des symboles du système, ou bien se bornent à ne pas refuser l’affrontement issu du fait de ne pas obéir aux ordres de dispersion de la police. On peut attribuer une certaine dimension politique à ces actions “violentes”, de même qu’on peut attribuer un certain caractère violent à des conflits du travail et de la politique. Tout cela est inclus dans l’anarchisme à condition de ne pas franchir les “lignes rouges” tracées par l’exigence absolue de non contradiction entre moyens et finalités.
3- Il y a beaucoup de penseurs qui du fait de la crise économique proposent le début d’un dialogue entre le marxisme et l’anarchisme. Y-a-t-il un terrain propice à ce débat ?
La grande diversité de l’anarchisme à laquelle je me suis référé préalablement, marque aussi la pensée marxiste, bien qu’elle accepte ce fait avec de plus grandes réticences. Sans
doute, le dialogue est toujours bon, ainsi, d’ailleurs que la polémique si celle-ci se nourrit d’arguments et non pas de disqualifications sectaires. De fait, le dialogue entre une partie du marxisme et une partie de l’anarchisme est presque contemporain du début de ces deux courants.
Depuis quelques années, la perte progressive de l’hégémonie du marxisme constitue un facteur qui facilite le dialogue, car il permet d’établir un échange plus équilibré. Il y a longtemps que des secteurs anarchistes ont incorporé, en les modifiant plus ou moins des conceptions marxistes, surtout dans le domaine économique. Ce n’est que plus récemment que des secteurs marxistes ont assimilé des apports anarchistes. Cette ouverture récente du marxisme à l’anarchisme répond probablement au fait que les cinq ou six dernières décennies se sont révélées plus dévastatrices pour certains de leurs présupposés que pour ceux des anarchistes.
De toute évidence, la crise économique facilite également le dialogue dans la mesure où les deux secteurs se retrouvent dans certaines luttes. Cependant, je ne crois pas que ces
confluences vont au-delà d’un simple rapprochement tactique, et qu’elles puissent générer des influences mutuelles entrainant une « révision » tout aussi bien d’aspects du marxisme que de l’anarchisme.
Toutefois, il est fort probable que les nouvelles conditions sociales fassent émerger une nouvelle radicalité politique qui dépassera aussi bien les formulations anarchistes que marxistes, en recombinant d’une façon originale certains de leurs aspects. Or ce processus ne viendra ni d’une décision délibérée, ni d’un effort théorique déployé par les anarchistes et les marxistes, mais de la propre transformation de la société, de ses dispositifs de domination et des luttes contre ces derniers.
4- il y a quelques années nous avons eu le phénomène du « printemps arabe » De grandes masses de gent se sont mobilisées et ils ont pu renverser des autoritaires. Et elles ont disparu. N’avaient-elles pas un projet ? N’y avait-il pas une direction adéquate ? L’ennemi a-t-il été finalement le plus fort?
Les importantes mobilisations populaires du « printemps arabe » ont répondu à un désir
intense de changement, et à une insatisfaction aiguë face aux situations politiques existantes dans divers pays. Le projet d’en finir avec les régimes établis était aussi clair qu’énergique.
Cependant, au-delà de ce projet commun, plusieurs autres projets coexistaient aussi en son sein et étaient totalement incompatibles. Cela a rendu difficile l’émergence d’un leadership adéquat, mais je crois que peut-être cela a été une chance qu’il n’apparaisse pas, finalement, de leadership fort à caractère personnaliste.
Soudainement, les différents printemps ont fait place à un rude hiver dès que la
protestation a été canalisée par les urnes, et que les divers partis politiques ont pu jouer leurs atouts électoraux pour gagner des parcelles de pouvoir. Si par l’expression “ l’ennemi” on entend “ce qui agit pour empêcher un changement social profond et radical”, y compris la démocratie parlementaire et électoraliste dans ses formes actuelles, il est évident que “ l’ennemi” a été, lamentablement, le plus fort.
5- Kropotkine a dit qu’on ne peut pas changer le monde avec cinq kilos de
dynamite. Les communistes ont essayé de le changer par la révolution. Ils ont échoué. Les sociaux-démocrates par des moyens pacifiques et des transformations. Ils ont également échoué. Le monde change mais pas vers l’orientation que recherchaient les deux courants. Serait-il vain que beaucoup croient qu’un autre monde totalement différent est possible?
La question de si un monde complètement, ou substantiellement, différent est possible, est une question totalement “indécidable”, à la fois sur la base de nos connaissances actuelles sur le monde, et à partir de sa propre nature, qui implique un haut degré d’ »imprévisibilité ».
Ceci dit, à partir de l’échec aussi bien de la révolution bolchevique que du projet
social-démocrate, nous ne pouvons pas en déduire, logiquement, que tous les projets pour changer le monde sont voués à l’échec.
Ce qui importe, assurément, c’est qu’un autre monde soit souhaitable et intensément
désirable car le monde actuel est répugnant et insupportable. Ce qui importe, c’est, qu’en conséquence, nous luttions pour subvertir le monde réellement existant. La valeur des luttes
ne dépend pas du fait qu’elles atteignent ou non un objectif situé au terme de leur parcours, elle réside en elles-mêmes, dans le chemin qu’elles construisent obstinément. Cet “autre monde” dont nous rêvons, ne nous attend pas dans le lointain de l’horizon, nous le
construisons, ici et maintenant, dans le processus même des luttes et des formes de vie que celles-ci suscitent. Le fait que ces fragments “d’autres mondes possibles”, réellement construits et habités, finissent par proliférer jusqu’à en finir avec le monde actuel, est
quelques chose d’éminemment désirable, mais que cela advienne ou pas, n’affecte en rien la valeur des luttes entreprises. Comme le disait Albert Camus: « Il faut imaginer Sisyphe heureux”, parce qu’il trouve la récompense de son effort dans sa propre réalisation.
Tomás Ibáñez
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