Reportage — Pesticides
Lilith, drapeau martiniquais en main, et Chacha, ont entrepris une marche solidaire de Versailles à Saint-Brieuc. – © Émilie Sfez / Reporterre
Lilith et son compagnon Chacha se sont lancés dans une marche de Versailles à Saint-Brieuc, du 2 au 22 août, pour alerter l’opinion publique sur le scandale du chlordécone. Cet insecticide ravage toujours la santé des Antillais.
Vire-Normandie (Calvados), reportage
11 heures. Il est temps de prendre la route. Lilith, 37 ans, reprend son grand drapeau martiniquais rouge, vert et noir. Chacha allume l’enceinte accrochée à son sac à dos : les 25 kilomètres de marche du jour seront rythmés par la voix de la chanteuse Lana del Rey ou les sonorités du bèlè, musique traditionnelle de cette île des Caraïbes.
« On marche pour les victimes du chlordécone », dit Lilith, membre depuis trois ans du Coaadep, le Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides, en prenant la main de son mari Chacha, 40 ans. Depuis le 2 et jusqu’au 22 août, le couple sillonne les routes de France depuis Versailles jusqu’à Saint-Brieuc, en Bretagne, et s’arrête chaque jour dans des villes — et notamment à Granville et Saint-Malo, d’anciens ports négriers.

L’objectif : sensibiliser les Français aux effets néfastes et persistants de l’usage du chlordécone aux Antilles. Alors qu’il était interdit en France métropolitaine, cet insecticide a été utilisé dans les bananeraies jusque dans les années 1990 avec l’accord de l’État français.
Scandale sanitaire
« Bien que j’ai grandi en Hexagone, je suis souvent en Martinique. Presque toute ma famille y vit, on a une épée de Damoclès sur la tête », confie Lilith. Un scandale sanitaire et environnemental que dénonce cette Martinico-Guyanaise et son mari Chacha depuis quatre ans. En 2022, ils avaient déjà parcouru plus de 900 km, dans le même but. Une action de sensibilisation peu chère — « Nous n’avons pas les moyens de faire de grandes campagnes de communication », dit l’activiste — qui marque les esprits. L’aventure est loin d’être reposante pour les marcheurs, qui dorment chaque nuit en tente dans un jardin ou dans un camping. Ils sont accompagnés de deux autres militants, Melow et André, qui les suivent en camion pour éviter au couple de porter un sac de 20 kilos tous les jours.
En plus de toucher les passants qui croisent sa route, le couple s’adresse aux internautes en partageant sa traversée sur Instagram — leur compte, we.are.lilith.chacha, est suivi par 4 369 personnes. Une façon de toucher un autre public.

Depuis la marche de 2022, le contexte politique a changé. La pétition contre la loi Duplomb — un condensé de reculs environnementaux — a déclenché un élan citoyen sans précédent : plus de 2 millions de signatures ont été récoltées en quelques jours. Le Conseil constitutionnel a finalement censuré sa disposition la plus contestée, celle qui prévoyait de réautoriser trois néonicotinoïdes.
Un sursaut populaire que Lilith et Chacha auraient rêvé de voir naître contre le chlordécone. « Mais quand nous, nous levions la tête pour être écoutés sur le chlordécone, la France détournait le regard », déplore le couple. « Parler de la loi Duplomb en nous ignorant est une insulte pour nous », enchérit Chacha.
Les ouvrières agricoles touchées elles aussi
Pour Lilith et Chacha, cette différence s’explique par un mépris pour les problèmes environnementaux qui touchent l’outre-mer. « Nos territoires sont des brouillons. On nous dit qu’il y a des pesticides en France, comme si nous n’étions pas la France. Peu importe notre santé, tant que nous exportons des bananes et du rhum en métropole, nous n’existons pas », regrette Lilith.
Cancer, pollution des sols… Les dégâts du chlordécone perdureront entre 4 000 et 11 000 ans environ. « On a l’impression que la vie des personnes noires est moins importante que celle des personnes blanches », soupire-t-elle. Son regard se perd quelques secondes vers son chien Zaza, qui s’amuse dans le camping de Vire-Normandie où ils ont fait une halte. Après un court silence, elle reprend : « Nous espérons un réel soutien. Le chlordécone ne doit plus être invisibilisé. »

C’est seulement en 2021 que le cancer de la prostate à la suite d’une surexposition au chlordécone a été reconnu comme maladie professionnelle. En Guadeloupe et en Martinique, le recensement de ce cancer a été deux fois supérieur à celui estimé dans l’Hexagone entre 2007 et 2014. À ce jour, le pesticide a aussi été identifié comme perturbateur endocrinien et cause de lymphome.
« La vie des personnes noires semble moins importante que celle des blanches »
L’ingénieure d’études, qui travaille au CNRS sur un projet lié au chlordécone, souhaite rappeler que les femmes subissent, elles aussi, les effets néfastes du chlordécone. Car elles aussi travaillaient dans ces bananeraies, mais sans être déclarées. Elles n’ont donc jamais été entendues. « Les femmes ont subi énormément de mauvais traitements, elles sont ignorées par l’État français, elles ont payé la condition de leur sexe », dit-elle, les larmes aux yeux.

Répressions et violences
Lors de cette deuxième marche solidaire, le couple espère récolter 10 000 euros via une cagnotte. Celle-ci servira à équiper un bus capable de rouler sur les routes sinueuses de Martinique, et de donner la parole aux ouvriers agricoles.
En Martinique, ces derniers n’osent pas parler des retombées du chlordécone sur leur santé par peur de la répression et de la violence des békés. Ces créoles blancs descendants des premiers colons — qui détiennent 90 % des richesses du territoire, dont les supermarchés et les productions de bananes et de canne à sucre qui couvrent plus de 50 % du territoire.
Grâce au bus, les professionnels de santé pourraient également monter des dossiers pour déterminer les maladies causées par le pesticide.
Lire aussi : « On est oubliées » : les femmes antillaises, victimes invisibles du chlordécone
Sur la route, les regards envers le couple ne sont pas toujours attentionnés. Durant les quelques kilomètres de marche partagés avec Reporterre, les regards des passants sont interrogateurs, et parfois franchement haineux. Un seul passant interpelle Lilith et s’intéresse à leur démarche. Doigts d’honneur, insultes, appel à la mairie d’un village traversé… Certaines personnes croisées sur la route réagissent avec hostilité à la marche solidaire de Lilith et Chacha, témoigne le couple.
Peu importe, ils continueront à marcher main dans la main pour obtenir des actions de l’État pour les victimes du chlordécone. Lilith le dit simplement : « Ce n’est pas normal de laisser des gens mourir, on demande des conditions de vie dignes. »
https://reporterre.net/Lilith-et-Chacha-marchent-400-km-pour-denoncer-le-scandale-du-chlordecone
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