Nouvelle-Calédonie : le retour de l’impensé colonial

Opinion

Le 28 Mai 2024 6 min

Hervé Nathan Journaliste

Dans l’avion qui le ramène à la maison, le président de la République – qu’on imagine ivre de fatigue et de jetlag, mais sans nul doute conscient que son escapade à Nouméa (17 heures en tout et pour tout sur place…) n’a rien résolu de la crise calédonienne – délire tout haut devant une journaliste du Parisien qui n’en manque pas une miette, et lâche : « Je peux aller à tout moment au référendum ».

Un référendum ? On ferait décider par les électeurs français du sort d’une population qui vit à 17 000 kilomètres de Paris ? Certes, c’est déjà arrivé dans le passé. Mais le référendum sur la Nouvelle-Calédonie en 1988, à l’initiative de François Mitterrand et de Michel Rocard, entérinait l’accord de Matignon, passé entre représentants des Kanaks, des Caldoches et de l’Etat français…

Tout le contraire de la situation présente où le gouvernement français appuie les revendications des Caldoches les plus durs visant à diluer la représentation des Kanaks dans le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, sous prétexte de « dégeler le corps électoral ».

La voie référendaire a beau être inscrite dans la Constitution, elle n’est absolument pas recommandable dans le cas présent, ce que l’Elysée a d’ailleurs fini par reconnaître.

Ratés monumentaux

Alors bévue due au manque de sommeil ? Méconnaissance historique ? Sentiment de toute-puissance infantile ? Peut-être un peu des trois, mais Emmanuel Macron doit surtout se rendre à l’évidence : il est acculé dans un corner où il s’est placé lui-même en annonçant que faute d’accord entre les forces politiques locales, il convoquerait dans un délai d’un mois le Congrès (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat) pour approuver le projet de loi constitutionnelle sur la composition du corps électoral pour les prochaines élections locales.

Le Président pensait mettre ainsi la pression sur les indépendantistes. Mais – oups ! –, il avait oublié un détail : pour modifier la Constitution il faut réunir une majorité des trois cinquièmes. Majorité qualifiée dont le sénateur macroniste Claude Malhuret rappelle la condition sine qua non : « Pas de dégel du corps électoral sans accord global » sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Le fusil présidentiel à un coup se révèle être un simple pistolet à bouchon, celui qui fait « flop » quand on appuie sur la gâchette.

L’épisode du référendum suit une série monumentale de ratés gouvernementaux dont on ne fera pas la liste exhaustive ici. Citons la nomination de la loyaliste radicale Sonia Backès au gouvernement, et, encore pire, à Beauvau, auprès de Gérald Darmanin qui est chargé du dossier calédonien, alors que l’Etat affirme sa soi-disant « neutralité ». Citons la cécité du ministre qui n’a rien vu venir, alors que son poste l’exigerait, et fait l’étonné au vu de l’ampleur des dégâts.

Gérald Darmanin y voit la main de « l’ingérence étrangère », en l’occurrence celle de l’Azerbaïdjan, proclame que « la France est souveraine chez elle et c’est tant mieux » comme, en 1954, François Mitterrand proclamait : « L’Algérie c’est la France, et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne. »

On rappellera que l’insurrection algérienne était dénoncée par les gouvernements d’alors comme téléguidée par les Egyptiens, Gamal Abdel Nasser en tête, ce qui justifia l’expédition de Suez en 1956…

Le ministre de l’Intérieur en rajoute en traitant la cellule de coordination des actions de terrain, la CCAT indépendantiste, de « mafia » qui mène la contestation et rassemble entre 10 000 et 30 000 personnes le 8 mai dans une manifestation pacifique, puis, grâce à la déclaration de l’état d’urgence (encore un héritage de la guerre d’Algérie en 1955) assigne dix de ses responsables à résidence.

Manque de chance : quelques jours plus tard, il a bien fallu au ministre de l’Intérieur, si fort en gueule à Paris, rencontrer Christian Tein, le principal animateur de la CCAT, à Nouméa, puis solliciter les assignés à résidence pour qu’ils fassent le tour des barrages pour permettre le retour à la circulation. Cherchez l’erreur.

Territoire à décoloniser

Tant de contre-exemples ne peuvent s’expliquer par la seule incompétence, pourtant évidente. Nos gouvernants surtout sont travaillés par « l’impensé colonial », c’est-à-dire « la persistance, la résurgence ou la reformulation de schémas imaginaires qui avaient été institués pour légitimer l’ordre colonial et qui survivent dans la pensée républicaine moderne ».

L’expérience présente nous en montre un bel échantillon : le gouvernement, appuyé par les LR – très implanté à Nouméa – et le RN, plaque une réalité, en gros celle de la métropole et de ses règles républicaines, sur un territoire des antipodes où la France est entrée de vive force il y a cent cinquante ans, puis a massacré et relégué sa population d’origine dans des réserves.

Puisque le suffrage est universel à Hazebrouck, pourquoi ne le serait-il pas à Thio ? Pourtant, les mêmes forces politiques qui militent pour la « calédonisation » des immigrants sur le « Caillou » soutiennent aussi la suppression du droit du sol à Mayotte, dans l’océan indien, face à la pression démographique des Comoriens.

L’impensé ne touche pas que les politiques : il travaille aussi les médias de masse. Peu d’entre eux ont rappelé que la Nouvelle-Calédonie est inscrite sur la liste des territoires à décoloniser que tient l’ONU, obligation que la France a reconnue.

Au contraire, ils ont relayé des heures et des jours durant la vision d’émeutes essentiellement délinquantes sans signification politique, si ce n’est un supposé « racisme anti-blanc ». Dans Libération, le chroniqueur Daniel Schneidermann faisait remarquer la présentation des témoignages sur BFM et CNews : « D’un côté les gens, les civilisés, les habitants. De l’autre des émeutiers, des barbares, à peine humains. »

Le service public n’est pas forcément épargné : dimanche 26 mai, à l’heure du repas sur France Inter, Nathalie Saint-Cricq, directrice du service politique de France 2, décrivait avec effroi « les émeutiers » et dénonçait « l’essentialisation du combat : noir contre blanc. Un retour à ce qu’il peut y avoir de plus primaire ».

Sortir de l’impensé colonial est possible. Les responsables français, Rocard d’abord, puis Lionel Jospin et Jacques Chirac, qui avaient fait la douloureuse expérience de la décolonisation algérienne, avaient réalisé un considérable effort d’adaptation, tout comme les militants du FNLKS et les loyalistes de l’époque conduits par Jacques Lafleur. Le processus avait abouti aux accords de Nouméa dont le préambule affirme :

« La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps. »

Et de fixer comme objectif de « poser les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun. Il est indispensable d’y revenir. » Il n’existe aucune solution en dehors de ce cadre-là. Le plus urgent, c’est de le respecter.

https://www.alternatives-economiques.fr/herve-nathan/nouvelle-caledonie-retour-de-limpense-colonial/00111238

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