Entretien — Culture
Du temps libre, une vie stable et pouvoir agir sur le monde : Camille Étienne et François Ruffin forgent leur recette d’un monde souhaitable, une alternative pour porter le « profond désir d’autre chose » qui ébranle la société.
Reporterre a réuni François Ruffin et Camille Etienne lors d’un dialogue exceptionnel pour imaginer le monde souhaitable. Un moment fort, enregistré le 2 mai au Ground Control, à Paris, et que vous pouvez lire ci-dessous, ou écouter ici ou sur une plateforme d’écoute de votre choix. https://player.ausha.co/?showId=brwdvlCd8jQl&color=%2323a434&display=horizontal&podcastId=bjJg5Im4YWY6&v=3&playerId=ausha-Qfrg
Reporterre — Quel monde souhaitez-vous pour 2050 ?
Camille Étienne — Le monde que je souhaite se crée et se vit tous les jours. L’espoir que j’ai pour demain s’incarne dans le fait de montrer qu’il est possible de sortir de notre impuissance. Le plus fondamental pour 2050 est que nous nous sentions libres d’être puissants et que nous n’ayions plus la sensation de n’avoir aucune prise sur ce qui se déroule. Dans le monde que je souhaite, les gens seront en capacité de décider de leur existence et pas victimes de choix écrasants pris pour eux.
François Ruffin — Il y a un profond désir d’autre chose dans le pays. On vit un moment de détachement de l’idéologie dominante. Les grands mots tels que concurrence, croissance, mondialisation, compétitivité, marché ne font plus envie. Ils inquiètent et dégoûtent. Les gens ont massivement le désir de remplacer la concurrence par de l’entraide et du partage, la mondialisation par de la protection. Mon espérance est placée dans ce geyser d’énergie dont l’endroit est à trouver pour y planter le bâton et que cela jaillisse.
C’est une bataille à mener, armé du pessimisme de la lucidité et de l’optimisme de la volonté. Pour remporter cette bataille, l’imaginaire doit s’ancrer dans le réel. Les gens ne veulent pas de l’utopie mais la transformation du réel. Pour reprendre un concept de Bernard Friot, il existe aujourd’hui beaucoup de « déjà-là » du monde qu’on veut.
Au-delà des valeurs et des principes, à quoi ressemblera ce monde ?
François Ruffin — Le changement passera par plus de liens, de temps libre et par la sortie du carcan production-consommation. Les gens sont en attente d’autre chose. Ils disent que le progrès, c’est plus de liens plutôt que plus de biens. Depuis les années 1970, il n’y a plus de corrélation entre l’augmentation du PIB et les indices de bien-être.
Pour que l’on puisse embarquer les gens de chez moi dans le changement, le monde doit offrir une garantie de travail stable. La question de la stabilité est aujourd’hui essentielle. Devoir être dans une vie liquide où il faut être mobile et flexible est devenu insupportable aux gens.
Camille Étienne — Le projet écologique est souvent présenté comme chaotique, pourtant il est le seul chemin sérieux pour vivre dans un monde en paix. Aujourd’hui, l’instabilité est en partie créée par notre dépendance à l’industrie fossile qui finance les dictateurs et les guerres.
Dans le monde idéal, notre consommation d’énergie serait diminuée et donc sa production aussi. Et nous dépendrions moins d’autres pays comme la Russie. Finalement, c’est un monde dans lequel on se sentirait plus en paix. Par ailleurs, dès maintenant, on peut s’inspirer d’imaginaires qui se sont matérialisés, qui existent, comme ceux que raconte le livre Ils inventent un monde écologique, ou dans les zones à défendre, ou dans des modes de vie d’autres périodes historiques et d’autres pays.
Nous pouvons aussi puiser dans les luttes, comme celle contre l’A69 où, malgré la violence et la répression, on a vécu des moments de fête immenses. Lorsque nous arrachons à la tristesse du monde des moments de joie, l’imaginaire matérialisé surgit.
Pourtant, l’imaginaire capitaliste est encore puissant. Comment le contrer et susciter l’adhésion au récit que vous nous racontez ?
François Ruffin — Il faut sortir du domaine du souhait pour expliquer que l’écologie, c’est du boulot : elle va générer des emplois stables. Il y a aujourd’hui cinq millions de passoires thermiques à transformer. Ceux qui le font doivent avoir une reconnaissance matérielle, et une reconnaissance spirituelle, ce qui passe par une héroïsation des métiers du bâtiment, du social, du soin, etc.
Pour convaincre les classes populaires, la clé est la question de l’emploi. Assurer des emplois est une garantie de stabilité pour sortir du chaos et revenir à un ordre juste. Et la première des justices est que les gens qui tiennent notre pays debout puissent vivre de leur travail.
Camille Étienne — L’imaginaire des dominants prône des valeurs inverses aux nôtres. Mais le récit est une bataille. Il ne suffit pas de juste souhaiter un autre imaginaire. Concernant l’usage des réseaux sociaux, les outils des dominants peuvent être utilisés pour contrer le récit qu’ils nous imposent.
Sans se défaire totalement de l’outil technologique, nous pouvons nous assurer qu’il soit à notre service et non l’inverse. Avec ces outils, on peut montrer d’autres récits et d’autres héros, on peut rendre visible la fierté à se battre et la dignité retrouvée.
François Ruffin — Je suis convaincu que les gens ne considèrent pas Elon Musk ou Bernard Arnault comme des héros, même s’ils sont présentés ainsi. Le système déploie une quantité énorme d’efforts sur l’imaginaire parce que les gens n’y adhèrent plus.
La société de production-consommation qui apporterait le bonheur à tous, l’innovation technologique qui serait synonyme de progrès social et de progrès humain : ces affirmations ne vont plus de soi. J’ai la conviction que nous sommes majoritaires, que le bon sens est de notre côté. Il reste à trouver le moyen du réveil.
Mais les néolibéraux se défendent notamment par un discours sécuritaire, qui convainc nombre de gens…
François Ruffin — Ce ne sera pas simple mais la bataille est en cours. Sur le plan idéologique ou de l’imaginaire, les néolibéraux ont perdu. Sauf que la société n’est pas portée que par des idées, mais essentiellement par des intérêts matériels, et on a en face de nous des intérêts matériels extrêmement puissants qui veulent le maintien du système.
Ensuite, les gens sont étouffés sur le plan matériel — un tiers de la population est au ras de l’eau ou en dessous —, mais aussi sur le plan spirituel. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas d’au-delà, que « c’est comme ça », et ils cherchent une issue. Étant donné que le bloc central libéral se rétrécit depuis 20 ans, la bataille est de voir à quel bloc les particules qui décrochent se raccrochent : au bloc national-autoritaire ou au bloc écolo-progressiste ? Là, on ne peut pas dire qu’on a gagné.
Une des batailles concerne l’identification de la cause du malheur des gens. La cause du malheur est-elle liée au réfugié, celui que l’on voit à la télé ? Ou bien à celui que l’on ne vous montre pas ? Je ne sais pas si c’est une bataille de l’imaginaire, mais c’est une bataille de présentation du réel : si on montre la tête du PDG aux ouvriers, sa baraque aux États-Unis avec dix-sept salles de bains, son accès direct à la plage, la colère est réorientée.
Face au bloc national-autoritaire, et alors que la question écologique transcende les frontières, ne faudrait-il pas redéfinir une valeur universelle ?
François Ruffin — Je ne perçois pas la nécessité d’un nouvel universalisme. Le concept d’internationalisme, c’est-à-dire de solidarité et de coopération entre les nations a existé dans le mouvement ouvrier. Il doit maintenant entrer sur le terrain environnemental et écologique.
Ceci dit, ce n’est pas parce que le phénomène est mondial que nous sommes exonérés d’agir maintenant et à notre échelle. Un véritable internationalisme ne signifie pas se mettre tous d’accord, mais que l’un avance et que les autres suivent. Le devoir est à la fois de faire ici, en transformant notre énergie, notre industrie, nos déplacements, nos logements, et d’ouvrir la voie pour entraîner d’autres pays dans le sillage.
Camille Étienne — Une solidarité très concrète lie les activistes à travers le monde. Nous commençons souvent à agir avant les grandes instances. Par exemple, sur les fonds marins, nous n’avons pas attendu que l’Autorité internationale des fonds marins de la Jamaïque prenne une décision pour mener campagne afin que la France prenne position contre l’exploitation. Puis ce fut au tour de la Suisse, du Mexique et du Canada.
Peu à peu, c’est devenu tellement majoritaire que les grandes organisations n’ont eu d’autre choix que de suivre. Donc la solidarité internationale n’enlève en rien la nécessité d’ancrer nos décisions et nos luttes dans des territoires. En commençant à agir chez nous, nous défaisons des mécanismes de domination qui se passent ailleurs.
Alors même que les néolibéraux encouragent le libre-échange, des murs s’élèvent de plus en plus à travers la planète. N’y a-t-il pas un travail à mener sur ces murs ?
François Ruffin — Le libre-échange a entraîné une déstabilisation de dizaines de milliers d’existences qui avaient jusque-là des salaires corrects. Depuis les années 1980, une peur s’est installée, notamment chez les classes populaires. La peur de l’avenir, pour soi, et encore plus pour ses enfants.
Pendant des années, cette inquiétude n’a pas été entendue alors que la gauche aurait dû en être la voix. Au contraire, la gauche a construit l’Europe via Jacques Delors, le monde via Pascal Lamy, alors directeur de l’Organisation mondiale du commerce. Aujourd’hui, l’adversaire est toujours la finance, mais surtout l’indifférence, la résignation, l’abattement qui gangrènent le cœur des gens.
Pour que les classes populaires aient des réflexes progressistes et non réactionnaires, la garantie de pouvoir bien vivre est la question-clé. Le Rassemblement national ne sera pas chassé par des leçons de morale mais par l’incarnation d’une force qui remet de la stabilité et de l’espoir dans le cœur des gens. Et de la joie aussi.
Face au fatalisme ambiant, comment la peur peut-elle être transformée en fierté, en dignité et en puissance ?
Camille Étienne — Il faut faire une distinction entre des paniques morales créées et agitées par le bloc fasciste, comme la peur de l’autre, et des peurs qui sont réelles. Il faut assumer que le monde actuel est terrifiant, avec les incendies, les tsunamis, les sécheresses, l’effondrement des denrées agricoles, la perte éventuelle de son emploi, la montée du fascisme.
Mais quand la peur est reléguée à la sphère de l’intime, elle crée de l’apathie et empêche de se soulever. En 2024, nous avons le droit d’avoir peur et d’être en colère. Toutes les émotions sont légitimes et constituent un objet politique au sens collectif. Quand nous luttons et arrachons des moments de paix au chaos du monde, l’enjeu est de faire de ces émotions un élan.
François Ruffin — L’émotion veut dire la mise en mouvement. La raison doit ensuite canaliser la direction de ce mouvement. La peur, que j’appelle le pessimisme de la lucidité, et qui naît de l’horizon sombre devant nous, est normale. Le risque est de ne proposer ni remèdes ni récits face à cette peur.
Une solution est de montrer les grands moments historiques où des basculements ont réussi. Par exemple, 1945 avec Ambroise Croizat et la Sécurité sociale. Il y avait alors du « déjà-là » : les caisses de solidarité, les fédérations de travailleurs, les mutuelles déjà mises en place ont permis de croire en une utopie réalisable, la Sécurité sociale.
Nos pratiques peuvent faire advenir du « déjà-là » dans nos vies. Les expériences réussies peuvent rouvrir de l’imaginaire. Quand la bulle du « c’est comme ça » est crevée, lorsqu’on montre qu’ailleurs, c’est autrement, la bataille de l’imaginaire et du récit est gagnée. Notre objectif de demain est que ce « déjà-là » ne soit pas une exception mais devienne la règle.
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