Alors que les vagues de malades infectés par le coronavirus vont
grandissantes, le personnel médical et paramédical est entièrement
mobilisé – hommes et femmes infirmiers, secrétaires, agents d’entretien,
sages-femmes, assistants sociaux, brancardiers, médecins, internes et
étudiants. Le volontariat de tous les corps de métiers et des médecins
de ville est dorénavant une nécessité. Le personnel des autres services,
déjà exsangue par des décennies de restriction budgétaires, est parfois
réquisitionné pour prêter main forte aux services dédiés à la prise en
charge des cas les plus graves (essentiellement les urgences, le SAMU et
la réanimation). Le matériel médical fait, lui aussi, l’objet d’une
mobilisation permanente. Les blocs opératoires sont réduits au strict
minimum pour mobiliser les respirateurs, les services de surveillance
continue et postopératoire (normalement annexes des réanimations) sont
dédoublés pour ne pas mettre en contact les patients infectés et ceux
qui ne le sont pas. Du matériel aussi basique que le gel
hydro-alcoolique et les masques chirurgicaux sont rationnés, cachés à
celles et ceux à qui viendrait l’idée de les subtiliser tant les moyens
manquent.
Parallèlement, l’épidémie n’empêche malheureusement pas les autres
patients de nécessiter des soins. Des soins parfois lourds, parfois
urgents – des cancers, des infarctus, des polytraumatismes. Ces patients
n’ont pas disparu. Leur souffrance ne s’est pas mise entre parenthèse
en attendant que passe la vague de l’épidémie. Alors c’est sur deux
fronts que nous nous battons. D’abord celui de l’épidémie, qui nécessite
la mobilisation permanente d’une grande partie du personnel médical, à
juste titre. Celui, deuxièmement, de ce qui convient en ces temps si
particuliers d’appeler la routine médicale, celle qui constituait le
quotidien des soins avant l’épidémie. Ce dernier front qui, lui, fait
l’objet des réquisitions de personnel et de matériel. La situation
laisse apercevoir la douloureuse réalité de l’hôpital public qui, après
des décennies de réformes réactionnaires, constitue maintenant ce qu’il
convient d’appeler une « perte de chance » (euphémisme signifiant
« cause de décès ») non seulement pour les patients infectés, mais
également pour tous les autres. La politique s’inscrit dans les corps
et, de même qu’une baisse de 5 euros d’APL a pour conséquence la faim et
la dénutrition, de même les réformes de l’hôpital public ont pour
conséquence les cadavres.
Vos politiques néolibérales, telles que vous les poursuivez depuis
plusieurs années, ont abouti à cela (pour ne parler que du secteur
médical). Avant le coronavirus déjà, et bien plus avec lui, il faudra
que nous parvenions un jour à estimer le nombre de morts qui vous est
dû. Vous pourrez alors vous préparer à en payer le prix, celui des
criminels. Car votre monde est un crime organisé : le travail casse et
tue, les patrons encaissent, les flics jouent les hommes de main, les
politiques entérinent ça en droit. Et, tout en écrasant le secteur de la
santé (coupes budgétaires, gestion managériale, objectifs de
rentabilité, suppressions de poste et de matériel), vous nous confiez la
précieuse mission d’agir en recycleur du capitalisme : assurer la
reproduction de la force de travail en réparant les corps broyés pour
les remettre à votre disposition sur le marché du travail. Nous le
savons, et détestons trop souvent notre travail. Tiraillés entre l’envie
profonde de prendre soin des autres, et le refus catégorique de
répondre à vos missions. Entre le désir d’accompagner les patients
parfois en détresse, et la course au temps et à l’argent qui nous est
imposée. Et vous, vous savez pertinemment notre impuissance face à vos
politiques assassines. Car s’y opposer signifie tout bloquer ; et tout
bloquer, c’est inévitablement mettre en danger celles et ceux qui ont
besoin de soins. On ne peut que tristement constater à quel point la
grève massive des services d’urgences de ces derniers mois n’a abouti à
rien (sans jamais bien sûr remettre en question le courage et la
détermination de celles et ceux qui l’ont menée). Imaginez la rage de
les voir vanter le mérite et l’abnégation des soignants en cette période
de crise, du haut de leur hypocrisie.
Aujourd’hui néanmoins, quelque chose change. Aujourd’hui, le coronavirus
nous montre, dans sa réalité la plus froide et la plus crue – pour
certains la plus douloureuse –, l’état de délabrement du système de
soins. Un système qui ne tient ordinairement que par la force de
quelques-uns, allant jusqu’au burn-out et jusqu’au suicide (on
arrête de compter depuis bien longtemps les infirmières, médecins,
internes qui se donnent la mort). Mais un système mis en échec au
moindre grain de sable qui viendrait enrayer la machine. Aujourd’hui,
donc, s’ouvre une brèche dans laquelle il faut savoir entrer pour penser
de nouvelles modalités de soins – projet qui ne doit pas être l’apanage
des seuls soignants.
Macron et ce qu’il incarne ne doivent pas se sortir indemnes de la crise
qui nous affecte. Après l’épidémie viendra l’heure des comptes. Compter
nos morts, nos cicatrices et nos séquelles. Mais aussi demander des
comptes. Et, enfin, régler leurs comptes. Pas « plus de moyens pour
l’hôpital public » – aussi étrange que cela puisse paraître, je
n’apprécie pas particulièrement qu’un bourreau m’oblige à le supplier de
m’achever un peu plus lentement. Pas de revendications, pas de
demandes, pas de supplication. L’heure est venue d’imposer :
réquisitions, expropriations, réappropriations. À leurs politiques
extrêmes, brutales et meurtrières, on ne peut qu’opposer une porte de
sortie au moins du même ordre. Et enfin construire le communisme.
Alors, vous pouvez vous garder vos allocutions merdiques pour nous dire,
du haut de votre arrogance et de votre paternalisme, ce qui est bon
pour nous. Chacun a bien compris que le confinement était
malheureusement inévitable parce que la situation l’exige, tant pour
nous que pour nos proches. Les quelques récalcitrants, trop téméraires
ou parfois trop négligents, se sont vite ravisés, non pas par la force
de vos flics et de vos gendarmes, mais par rappel de celles et ceux qui
ont plus rapidement compris la nécessité de se défendre collectivement
face au virus. Çà et là, des initiatives solidaires prennent vie,
l’auto-organisation au niveau de l’immeuble, du quartier, de la famille.
Paradoxalement, en temps de crise, ce sont les initiatives communistes
(ou proto-communistes) qui prennent force, tandis que votre monde
s’écroule. Enfin, pas vraiment un paradoxe en réalité.
Car la vérité, c’est que votre monde est une contradiction dans les
termes. Il crée les catastrophes, en assure la croissance et se prive de
tout moyen pour se prémunir de leurs conséquences. Comme tout le porte à
croire, l’épidémie est née de l’altération des habitats naturels,
colonisés par le cycle incessant de la course à la production. Pour ne
pas entraver la bonne marche du capital, vous en avez assuré la
diffusion, de peur que la crise économique vienne se surajouter à la
crise sanitaire (crise économique ne reposant que sur les conjectures
individuelles de quelques financiers – c’est dire la minceur qui sépare
encore votre monde du néant). Enfin, pour finalement boucler la boucle,
vous abattez l’hôpital, et empêchez la prise en charge nécessaire à la
santé de toutes et tous. Votre monde s’effondre à chaque fois davantage
sur lui-même. Si nous n’en subissions pas les conséquences fatales, ce
pourrait être risible. Il est à la fois grisant et frustrant de voir à
quel point votre monde autophage est fragile. Tout chez vous est
friable. Vous ne résistez même pas aux monstres que vous créez.
Face au vide, vous prenez la parole – par deux fois, ces derniers jours.
D’abord pour dégainer le rempart habituel des dominants lorsqu’ils font
face à la chute libre : l’appel à l’union (ici, l’union est nationale).
Ne laissons pas succéder à l’inquiétude de ces temps difficiles
l’amnésie qui nous condamnerait à nouveau à mort. Souvenons-nous qu’ils
sont la cause de ces crises dont nous payons le prix fort. C’est dans
les moments où ils apparaissent le plus vacillants qu’il faut savoir
aiguiser les couteaux. Mais, inlassable, vous poursuivez votre monologue
en parlant solidarité, entraide, nationalisations — c’est dire si la
situation vous est déroutante. Comme le montre bien un récent article de
la revue Acta, cela ne fait que trahir la destinée inéluctablement
fatale du capitalisme, et met sur la table le dilemme si limpide : communisme ou extinction.
Mais on retrouve rapidement votre nature profonde lorsqu’au sommet de
votre envolée révolutionnaire, vous annoncez votre soutien aux
entreprises face au crédit (autrement dit, votre soutien aux banques) et
des réductions de cotisations sociales (celles-là mêmes, donc, qui
financent l’hôpital public). Vous ne rechignez pas non plus votre
plaisir à ajouter aux mesures de confinement la note répressive que vous
maîtrisez si bien.
Et poursuivez : « Nous sommes en guerre. » Nous sommes en guerre, ça,
nous le savions déjà. Les Gilets jaunes qui y ont laissé une main, un
œil ou la vie le savent. Les femmes de la nuit du 8 mars dernier le
savent. Les familles entières en centre de rétention le savent. Les
cheminots qui n’ont vu pour seule réponse à leur grève historique qu’un
49.3 le savent. La jeunesse prolétaire, contrôlée, frappée et enfermée
depuis des décennies le sait. À dire vrai, cela fait maintenant trois
ans que nous sommes en guerre contre vous, quatre décennies que nous
sommes en guerre contre le néolibéralisme, et près de deux siècles que
nous sommes en guerre contre le capitalisme. Nous sommes en guerre, et
vous êtes nos ennemis. Vous qui n’avez jamais hésité à nous porter des
coups fatals, il faudra bien un jour que nous venions vraiment vous
chercher, une bonne fois pour toutes.
Un membre du personnel soignant de l’APHP
20 mars 2020
Commentaires récents