« Attendre aura été notre seule erreur, depuis toujours. Et nous convaincre d’attendre, tout l’art des gouvernants. »
paru dans lundimatin#182, le 10 mars 2019 Appel à dons
À la rue, le pouvoir algérien répond par les mêmes gaz que le pouvoir français, et les mêmes discours gazeux. « C’est nous ou le chaos »… « attention, vous êtes infiltrés »… « comment osez-vous parler au nom du peuple ? »… « il y a un cadre pour vous exprimer : les élections démocratiques ! », et sans attendre il trame de nouvelles et si anciennes manigances. En Algérie aussi, il est question de lancer un « grand débat national ». C’est la base de la contre-insurrection : lancer de faux débats d’un côté, une vraie répression de l’autre, et justifier celle-ci par ceux-là.
[Photo : Mathias Zwick / Hans Lucas ]
Mais il n’est plus temps de respecter les cadres. Cela fait quarante ans que la classe dominante gagne du temps par le théâtre de guignols de la politique et des élections. La détresse n’attend pas. L’extinction des abeilles n’attend pas. L’huissier n’attend pas. La catastrophe climatique n’attend pas. Les manifestants éborgnés n’attendent pas. La contamination au chlordécone n’attend pas. Les derniers poissons bourrés de plastique et les dauphins massacrés n’attendent pas. Les sénateurs, eux, peuvent attendre. Les commentateurs politiques peuvent attendre. Les yuppies des métropoles peuvent attendre. Les fonds de pension peuvent attendre. Monsanto et Bayer peuvent attendre, c’est même le secret depuis toujours de leurs profits mirobolants. Nous nous noyons, et on nous dit d’attendre les prochaines élections, au cas où une petite loi serait enfin votée… Quelle blague ! Attendre aura été notre seule erreur, depuis toujours. Et nous convaincre d’attendre, tout l’art des gouvernants.
Ce qui s’est levé ne retombera pas. Si les LBD tirés à l’avenant, si les armes idéologiques d’intimidation de masse telles que l’accusation d’antisémitisme contre un mouvement entier et toute la logorrhée déchaînée des plateaux-télé contre les « séditieux », si les menaces de meurtre contre les manifestants, si la nouvelle loi « anti-casseurs », si tout cela a été impuissant à faire rentrer les gilets jaunes à la niche, rien ne ramènera « l’ordre ». Parce que l’ordre apparent était un désastre transparent. Aucune lassitude ne peut restaurer l’état de choses antérieur. Le simple fait que le parti présidentiel se félicite, dans de telles circonstances, d’être en tête dans les intentions de vote atteste combien la politique électorale est morte. La cohorte de vieux grigous qui chaperonnent la « jeune » marionnette présidentielle cache de plus en plus mal sa rage de voir ébranlé son business as usual. Le « grand débat » n’aura été pour Macron que l’occasion de briller dans le seul exercice auquel il excelle : la colle de prépa, où il s’agit de feindre pour la galerie une maîtrise que l’on n’a pas. Et pour le régime, ç’aura été un de ces moments de propagande totale, paradoxale, insensée, insinuante – soviétique. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu pareille caste de roués s’indigner si unanimement des vices supposés de ceux qu’ils dépouillent. Aux vainqueurs, il ne suffit manifestement pas d’avoir vaincu : il leur faut encore écraser moralement ceux qu’ils ont dû piétiner pour en arriver là. Dans son virage opportun « vers la droite », l’exécutif ne cache pas que le grand débat accouchera d’une souris, d’un fouillis de mesures techniques distillées sur trois ans, qu’un peu d’autoritarisme ne peut pas faire de mal et que de nouvelles doses de néolibéralisme sont la solution retenue aux ravages du néolibéralisme. Il ne voit même pas que les moyens policiers, judiciaires et médiatiques employés ces derniers mois pour conserver le pouvoir lui ont dérobé le sol sous les pieds. Que tous les masques sont tombés. Que les discours servis ne rencontrent plus qu’un immense dégoût. Tant est grand l’aveuglement des éborgneurs.
Le samedi 16 mars prochain convergent sur Paris l’acte XVIII des gilets jaunes « Ultimatum : toute la France à Paris ! », la manifestation des « quartiers populaires » contre les violences policières et la « marche du siècle » pour le climat, soit à peu près toutes les questions à quoi le pouvoir actuel est inapte à répondre. Toutes les questions qui l’excèdent, et qui sont l’urgence même du présent. Toutes les raisons que nous avons de retirer notre destin d’entre ses mains. Si l’impulsion à investir la capitale de l’État français est si diffuse, c’est simplement que se concentre à Paris le verrou le plus massif pour avoir accès à notre situation où que nous soyons en France, tant ce pays est centralisé. Le pouvoir médiatique et économique, le pouvoir administratif et culturel, la Présidence, les ministères, la « représentation nationale », les multinationales et tous les lobbyistes possibles : tout cela a élu domicile sur quelques kilomètres carrés, protégés mais submergeables. « Macron démission ! » n’est pas l’expression d’une fixation obsessionnelle sur le pouvoir symbolique de l’État, mais la condition politique pour toute reprise locale de nos conditions d’existence. Macron, au reste, assume pleinement l’obstacle qu’il constitue : « Ils me tueront peut-être d’une balle, mais jamais d’autre chose. » L’impulsion insurrectionnelle vers Paris s’impose depuis le 17 novembre comme un pas nécessaire sur le long chemin d’une autre organisation de la vie, d’une autre organisation de la production, d’autres façons de vivre qui se diront et se bâtiront différemment région par région, canton par canton, quartier par quartier. On vit toujours quelque part, c’est en partant de là que les gilets jaunes sont nés et c’est de là que ce monde en lambeaux peut être réparé. Et non depuis quelque centralité administrative, nationale ou européenne. On a d’ailleurs assez vu dans ce mouvement comment le local devient facilement le général, par l’écho complice que se font les différentes localités.
Jamais comme dans cette époque d’apocalypse le mot d’ordre « la révolution ou la mort ! » n’a eu un sens plus concret, et plus avéré scientifiquement. Le maintien de l’organisation sociale présente équivaut à un suicide, et nul d’entre les capitalistes n’entend céder moindrement sur sa rapacité. Seulement là où certains voyaient dans les révolutions les « locomotives de l’histoire », nous voyons désormais qu’elles en sont plutôt le frein d’urgence. Il faut tout arrêter et tout repenser. Cela peut faire peur, mais on n’a jamais vu soixante millions de gens se laisser mourir de faim. Et ce que nous avons retrouvé dans la chaleur des ronds-points, c’est la simplicité qu’il y a à s’organiser en bonne intelligence, chacun à partir de sa situation. Et puis, en vérité, face à des gouvernements qui ont partout mis le cap au pire, nous n’avons pas le choix. À Paris le 16 mars, et partout ailleurs en France par la suite, quelle plus belle saison que le printemps pour reprendre pied sur terre ? Et quel plus beau printemps que celui où prend fin la misère de l’économie ?
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