Article mis en ligne le 1er mars 2019
par F.G.
3 ventôse, an CCXXVII.
DE VOIR comment les bons bougres sont tirés comme des lapins par la
troupe à chaque fois qu’ils ont la hardiesse de défiler et de
s’assembler dans les rues pour y conspuer l’oligarchie. En décembre, on a
vu ces messieurs-dames les énarques pris d’un cuisant flux d’entrailles
à la vue des foules grondantes. Depuis lors, empressés de mater la
populace, ces perfides poltrons, encore tout enchiassés, ont fait voter
de nouvelles lois scélérates par le Marais fétide où siège, aux frais de
ladite populace, un ramassis de jean-foutre qui n’ont d’autre dessein
que de la foutre en cul.
Et, bien sûr, les gouvernants font en hâte grande provision d’armes en
tout genre, destinées à asphyxier les indociles et à broyer leurs chairs
– et à terrifier les bons bougres qui seraient tentés de grossir leurs
rangs. Gaz neurotoxiques, balles enrobées de caoutchouc, grenades au
TNT, véhicules blindés : telles sont les armes de guerre qu’emploient à
leur guise, désormais, les brutes casquées, à l’âme fangeuse et pleutre,
que solde le régime [1].
Cette clique de petits marquis n’autorise pas encore ses soudards
robotiques à cribler le peuple de balles dites « réelles », c’est-à-dire
plus certainement meurtrières – comme y appellent d’ores et déjà les
plus bilieux de ses louangeurs. Mais cet usage, très délibéré et si
démesuré, d’armes « presque pas mortelles », qui ont déjà causé par
dizaines de graves blessures et des mutilations, préfigure la tournure
plus sanglante que pourrait prendre la répression, si l’obstination et
les prouesses des Gilets jaunes venaient à exacerber le délire
paranoïaque et la férocité des hommes de pouvoir aux abois.
Citoyens ! La force publique est aux ordres d’une coterie de fricoteurs
et de boursicoteurs qui se gobergent tandis qu’ils nous plongent, par
leurs immenses rapines, dans les affres de la déchéance. Les hauts
serviteurs de l’État nous veulent pauvres parce qu’ils nous veulent
rampants, et les vautours de la finance nous veulent rampants parce
qu’ils nous veulent pauvres.
À cela, mes amis, il n’est que trois remèdes : de l’audace, encore de
l’audace et toujours de l’audace ! Certes, les Gilets jaunes n’en ont
point manqué jusqu’ici. Ils ont secoué le joug de la nouvelle
aristocratie, ils ont courageusement disputé l’espace public aux forces
obscures qui en avaient fait leur réserve de chasse. Forts de leur
popularité, armés de la plus farouche résolution, libérés des muselières
syndicales et des camisoles politicardes, ils ont ébauché
l’indispensable, le véritable débat social, par lequel la funeste
emprise du marché sur la vie est enfin exposée et largement remise en
question – ainsi que le délire utilitariste des technocrates et des
capitalistes qui mènent joyeusement l’espèce humaine et la planète tout
droit à la catastrophe.
Cette grande palabre ne risque guère d’être escamotée par le pâle
simulacre de débat qu’a mis en scène le foutriquet qui se prend pour
Louis XIV et finira, s’il s’entête, comme Marie-Antoinette. Avec lui et
ses courtisans, il n’est rien d’autre à démêler que les modalités de
leur exil à Coblence ou à Singapour. Les doléances des mécontents sont
certes prosaïques, telles qu’elles sont relatées et discutées, mais
elles s’adossent à la poésie furieuse de l’émeute, à l’exigence hardie
du renversement. Les grondeurs, ayant entrepris de reconquérir leur
dignité, ont eu l’intelligence tactique de ne pas se satisfaire des
miettes que le pouvoir, pressé par le grand patronat paniqué, a fait
mine de leur octroyer. Ils ont, pour la plupart, senti que seule
l’interruption durable et étendue de la circulation de la valeur pouvait
leur procurer un avantage décisif… et se sont alors aperçus de leur
isolement dans l’action.
Face aux tactiques éprouvées du pouvoir – tension, pourrissement,
diffamation, mitraille, prison –, ils découvrent la nécessité de se
doter, sinon d’une improbable stratégie unitaire, du moins d’une
irréfutable légitimité, propre à coaliser les colères plébéiennes. Ils
se voient contraints de tout faire, désormais, pour s’assurer de la
connivence morale et du concours actif de la jeunesse impétueuse, de
tous les esprits épris de liberté, et surtout de la multitude des
pauvres – ceux qui portent la livrée effilochée du salariat comme ceux
qui grelottent dans les haillons de l’entière exclusion. Et, plus que
tout, il leur faut tenir le haut du pavé à Paris, où se concentrent
fortunes et prépotences. C’est là que les privilégiés s’adonnent à leurs
agiotages et spoliations, qu’ils étalent leur faste ; là que sévissent
les histrions, les mouchards, les bonimenteurs et les muscadins qui
insultent tous les jours au désarroi de la grande majorité des Parigots.
Or Paris ne se conquiert que de l’intérieur.
Cela m’afflige de l’avouer, moi qui suis un enfant de Paname, mais
l’Athènes-sur-Seine, où fut fondée la république fraternelle et
égalitaire, n’a guère fait montre, en cette aubaine, de l’esprit de
fronde dont l’histoire l’a si généreusement pourvu. Ses banlieues,
notamment, ne se sont pas levées en masse pour accueillir les Gilets
jaunes venus des départements assiéger les palais de la nouvelle
aristocratie et les temples du veau d’or. Cela tient à ce que beaucoup
d’entre leurs habitants, parqués dans des simulacres de quartiers par
des urbanistes sadiques, n’ont jamais connu que la grande pauvreté. Leur
vécu est de longue date tissé de privations et assombri par la
déréliction dans laquelle nombre de salariés, hier encore bien
« insérés », redoutent de basculer aujourd’hui. Trop de banlieusards se
sont résignés à la paupérisation et ne cherchent à y remédier que par de
piètres et vains palliatifs. Ô sœurs et frères de la vague jaune, à
vous de leur redonner espoir, de leur tendre la main, de les appeler au
combat pour la dignité et la justice sociale !
Quant aux publicistes et gens de plume faisant profession de hauteur
morale, qui exercent tant d’influence parmi la nombreuse classe moyenne
de l’agglomération, ce sont pour la plupart des prébendiers de l’État,
de la presse servile ou de telle ou telle faction de privilégiés. Ces
cuistres n’ont donc eu de cesse de convaincre leurs ouailles, d’habitude
sympathiques à toutes les bonnes causes (surtout les plus lointaines),
que ce sont les Gilets jaunes qui sont des brutes fascistes et menacent
les libertés – et non les sbires en armure que tout le monde voit
mitrailler tout ce qui bouge, pour un oui ou pour un nom, aux fins de
supprimer de fait le droit de s’assembler et de protester. Ce sont ces
mêmes grandes âmes qui ne trouvent guère à redire à ce que des milliers
de citoyens soient jetés dans les bastilles de la république, pour avoir
protesté contre les privilèges odieux que protègent et partagent des
gouvernants corrompus et fiers de l’être.
Ah, foutre ! C’est donc cela la république que nos aïeux ont engendrée
en versant leur sang par torrents ? Non certes, c’est une féodalité
nouvelle, et plus nocive à la vie que l’ancienne, que l’on voit ainsi
prendre forme à nos dépens. C’est un mode d’asservissement d’autant plus
dangereux qu’il est bassement jésuitique et se pare des vertus
controuvées d’un humanisme de pacotille.
Ainsi Paris et sa banlieue, où les bons bougres sont pourtant légion,
n’ont point fêté les Gilets jaunes comme assurément ceux-ci le
méritaient. La bigarrure du mouvement, sa profusion teintée de confusion
ont décontenancé plus d’un autochtone, sans doute. Surtout, les tristes
signes de chauvinisme ou d’intolérance qui y sont fugitivement apparus
ont lourdement été soulignés et ressassés ad nauseam par les perroquets médiatiques et autres folliculaires à gages [2],
dans le but de jeter l’opprobre sur l’ensemble des mécontents. Et de
rebuter ainsi les habitants d’une ville qui a toujours été un creuset
des cultures et un chaudron du Libre-Esprit – et qui est aussi le lieu
stratégique où tout se joue en France, et où tout se dénouera si
l’enlisement de la révolte ne prévaut. Toujours est-il que les Parigots
n’ont pas prêté la main, en grande cohue, aux excès qui se sont avérés
nécessaires pour que la peur change quelque peu de camp.
Mais, foi de père Duchesne, je gage qu’ils y viendront – et d’autres
avec eux partout en France – si la barbarie et l’iniquité de la
répression s’aggravent au point d’encolérer la ville où triomphèrent
tant d’insurrections… et si, sous un exaltant soleil printanier, les
écoliers, se sachant voués à la désolation et floués de leur avenir,
prodiguent au mouvement l’élan juvénile qui lui fait, à ce jour,
cruellement défaut… et, plus sûrement encore, si, en sus de ces
renforts, des salariés en grand nombre, notamment ceux des secteurs des
transports et de l’énergie, entrent dans la danse ou, tout simplement,
se croisent les bras, le temps d’une fin de régime.
Même le plus dur hiver a peur du printemps.
Texte en PDFNotes :
[1] Pour s’en protéger d’avance en quelque manière, leurs victimes désignées pourraient se pencher sur le moyen de paralyser préventivement les usines qui fabriquent ces armes ou les locaux des négociants qui les importent, de perturber par tous les moyens ce fructueux commerce, qui prospère sur les souffrances des bons bougres – par exemple, en dressant la liste des chacals qui s’engraissent ainsi, pour les désigner à l’exécration publique.
[2] Par exemple, les injures, abjectes autant que vaines, qu’essuya le très réactionnaire sermonneur cathodique Finkielkraut suscitèrent une avalanche de commentaires spécieux qui pouvait, me dit-on, laisser penser au téléspectateur incurieux que rien d’autre de plus important ne s’était passé ce jour-là dans les rues de France. Sous un ciel d’azur, les Gilets jaunes étaient pourtant de sortie par dizaines de milliers, bravant les gaz lacrymogènes et les fusils lance-balles en caoutchouc des brigades antigrogne. Quant au filousophe, on l’aurait vu, le soir même, sous la sénile coupole du quai de Conti, faire force moulinets avec son épée de théâtre, proclamant qu’il allait bouter les Sarrasins hors du royaume des Francs et foutre en cul tous les chanteurs de rap. M’est avis que le refuge ultime de ce jean-foutre, quand adviendra l’exode des nantis et de leurs obligés, ne sera point dans les sables de Palestine, où il lui fut si sottement suggéré d’aller s’ensevelir, mais au Muséum – vraiment immortel enfin, car artistement empaillé en habit vert et bicorne. Tant qu’à insulter cet insulteur professionnel des pauvres, le père Duchesne eût mortifié ce faisan d’élevage par un nom d’oiseau plus cruel : « Foutu pendard d’académicien ! »
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