« On en est à plus de 110 blessés graves »

paru dans CQFD n°173 (février 2019), rubrique Actualités, par Clair Rivière, illustré par Vincent Croguennec

Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, la brutalité du maintien de l’ordre a tué une mamie algérienne, mutilé plus d’une vingtaine de personnes et blessé moult autres manifestant.es et passant.es. Avec, en toile de fond, un époustouflant déni gouvernemental et un black-out médiatique qui a duré près de deux mois, nonobstant les vidéos accablantes qui circulaient sur les réseaux sociaux. À l’instar du journaliste David Dufresne [1], le collectif « Désarmons-les ! » s’échine à recenser les blessures causées par la police. Il s’efforce aussi de soutenir les victimes de ces exactions. Entretien avec Ian, l’un de ses membres [2].

Par Vincent Croguennec {JPEG}

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Depuis des années, le « maintien de l’ordre » est synonyme de blessures graves chez celles et ceux qui le subissent, essentiellement des habitants des quartiers populaires, supporteurs de foot et manifestants. Pendant le mouvement contre la loi Travail, l’ampleur de la répression avait considérablement augmenté. Là, avec les Gilets jaunes, on est encore rentrés dans la catégorie supérieure…

« Oui, on a clairement passé un cap. À Paris, dès le mois de décembre, le nombre de policiers en civils a été multiplié par trois ou quatre — avec la participation de brigades qui ne sont pas du tout formées au maintien de l’ordre. On a aussi vu des blindés, la brigade canine, la police à cheval ou à moto. Il y a eu utilisation massive des grenades de désencerclement et des Gli-F4 [grenades lacrymogènes, assourdissantes et à effet de souffle]. Ainsi que des LBD [lanceurs de balles de défense]. »

Après deux mois de protestation, quel est votre bilan en termes de blessés graves ?

« On n’a recensé qu’un seul décès lié à la police, celui de Zineb Redouane, début décembre à Marseille. Pour ce qui est des blessures graves, on a considéré qu’il s’agissait a minima d’une fracture ouverte, sauf quelques exceptions — des traumatismes crâniens sérieux ayant entraîné par exemple un coma. Au total, à l’heure qu’il est [vendredi 25 janvier, à la veille de l’acte XI, où le médiatique Gilet Jérôme Rodrigues sera atteint à l’oeil place de la Bastille], on en arrive à quelque 110 cas documentés, dont dix-neuf éborgnements et quatre mains arrachées, mais on est en dessous de la réalité. À Rouen, par exemple, des témoignages font état de cinq blessés graves et on n’en a qu’un seul dans notre liste. Chaque jour, en ouvrant la boîte mail, on découvre de nouveaux récits du même genre. Et pour ce qui est des blessés plus légers, on estime qu’ils sont plus de 3 000. »

Par Vincent Croguennec {JPEG}

Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, est longtemps resté dans un déni total, avant de concéder, à la marge, l’existence de quelques blessés. Tout en laissant entendre que les forces de l’ordre n’utilisent leurs LBD que « dans le cadre d’actions de défense  »…

« C’est totalement faux. D’ailleurs, le 24 janvier au tribunal administratif de Paris [où la CGT et la Ligue des Droits de l’homme ont demandé en vain l’interdiction des LBD sur les manifestations à venir], Pascale Leglise, la représentante du ministère de l’Intérieur, a d’abord affirmé que les LBD ne sont utilisés que dans le cadre de la légitime défense. Puis elle s’est contredite, en expliquant qu’ils permettent de disperser la foule et de protéger les forces de l’ordre en cas d’attroupe-ment — quand les manifestants ne se dispersent pas tout de suite après sommations.

On remarque aussi qu’au moins les deux tiers des blessés graves sont soit très jeunes, soit des primo-manifestants, qui n’étaient pas forcément dans les endroits les plus tendus, et qui n’étaient pas eux-mêmes agissants — ce qui ne veut pas dire que les plus agissants dans l’action méritent des tirs de LBD.

Par ailleurs, les 8, 15 et 22 décembre à Paris, au sein des détachements d’action rapide, environ un agent sur cinq avait un LBD — ce qui fait beaucoup, et laisse penser qu’ils n’étaient pas tous habilités à porter cette arme. En tout cas, ils ont utilisé leurs LBD sans poser le genou à terre, sans prendre le temps de viser ; ils ont tiré dans la foule au milieu des gaz : les règles d’utilisation n’ont pas du tout été respectées. »

« Le rôle social des policiers, ce n’est pas de protéger la population, mais de maintenir l’ordre établi. »

Quand un policier blesse gravement un manifestant, est-ce qu’on est face à une violence personnelle liée à l’agent en question, ou à une violence institutionnelle, qui relève d’un système ? Qui en est responsable in fine  ?

« Les deux phénomènes se confondent. Avant de confier ces armes à des flics en particulier, on fait des vérifications : les responsables savent très bien qu’ils laissent cet armement à des personnes qui ont des velléités de violence, qui sont réactionnaires voire d’extrême droite. Dans le cas des Gilets jaunes, il n’y a pas eu de garde-fous. On leur a dit : “Allez-y ! Il faut mettre un terme à ce mouvement.” Et je ne pense pas qu’à chaque briefing avant intervention, on leur a rappelé les règles d’utilisation. Après, le facteur humain n’est pas absent : on a vu des flics avec un LBD perdre complètement leurs moyens, se laisser déborder par la haine. Oui, certains ont réagi à l’adversité, aux insultes, aux agressions qui les ont visés, mais ils auraient dû raison garder, faire preuve du sang-froid qu’ils sont censés avoir. La seule chose qu’on peut mettre à leur crédit, c’est qu’ils sont sans doute extrêmement fatigués.

Mais ça, ce n’est pas lié au contexte, mais au rôle social de leur métier, qui n’est pas de protéger la population comme on nous le dit, mais de maintenir l’ordre établi. Or quand cet ordre est injuste, quand les politiques s’en prennent de plus en plus aux pauvres, il y a de plus en plus de contestation… »

L’avocat Raphaël Kempf  [3] dit que l’objectif de cette violence, c’est de dissuader les gens de manifester. Vous êtes d’accord ?

« Oui. La contestation que veut le pouvoir, ce sont des pétitions et des défilés déclarés, pacifiques, “saucisses merguez”, où les gens ne crient pas trop fort. D’ailleurs le gouvernement est en train de faire évoluer le droit pour que tout autre type de manifestation devienne un “ attroupement ”, ce qui justifierait la répression. Il s’agit en fait de mettre un terme au droit de manifester.

Mais ce que les gouvernements Sarkozy, Hollande et Macron n’ont pas compris, c’est que ce faisant, ils se tirent une balle dans le pied. Le capitalisme est moribond, mais il peut survivre dans le cadre d’il y a vingt ans, avec une certaine “illusion démocratique”. Plus ils serrent la vis, moins ils ont de chances de se maintenir au pouvoir. Ils ne sont pas très subtils. On est loin de Machiavel, en termes de technique de règne. »

Depuis le début du mouvement, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie d’une petite centaine de cas de violences. Y a-t-il un espoir que justice soit faite un jour ?

« Non. Au pénal il n’y a quasiment aucune chance, à moins qu’il y ait une vidéo qui montre la scène de bout en bout et que le blessé n’ait absolument rien fait du tout. Le seul cas que j’ai en tête, c’est Geoffrey Tidjani [lycéen qui a failli perdre un œil après avoir été atteint par un tir de LBD en 2010 à Montreuil], et le flic a pris dix-huit mois de sursis. Par ailleurs, le parquet est totalement à la botte du pouvoir : à Toulon, quand le procureur décide en moins de 24 heures de ne pas engager de poursuites contre le commandant Andrieux [qui a boxé deux personnes passives pendant une manifestation le 5 janvier], c’est insultant ! Il aurait au moins pu attendre trois semaines avant de classer l’affaire…

Au tribunal administratif, on peut obtenir un peu plus de victoires. Mais le problème, c’est que les responsabilités y sont partagées. Dans l’affaire de Pierre Douillard, blessé à Nantes en 2007, le flic a été acquitté au pénal. Le tribunal administratif a considéré que l’État était responsable de la blessure à 50 %, mais que Pierre Douillard en était co-responsable à 50 % également, par le simple fait de s’être trouvé et d’être resté là ! En appel, l’État s’est vu attribuer 90 % de la responsabilité. Ça pourrait être vu comme une victoire, mais pour nous ça reste inadmissible. »Propos recueillis par Clair Rivière


La Une du n°173 de CQFD, illustrée par Marine Summercity. {JPEG}

Cet article est issu du n°173 de CQFD, en kiosque pendant tout ce mois de février 2019. En voir le sommaire.

Notes

[1] Interviewé le mois dernier dans CQFD n°172 : « David Dufresne : « Cette répression laissera des traces » ».

[2] D’après Ian, le collectif a été créé dans les années 2011-2012 par des personnes politisées, proches des milieux libertaires, en tout cas de l’extrême gauche, après qu’elles aient vu des ami.es atteint.es par des grenades de désencerclement. Le collectif collabore de près avec d’autres organisations, comme l’Assemblée des blessé.es, née en 2014 de la rencontre de victimes des LBD.

[3] Lire son interview dans le même numéro 173 de CQFD : « Casseurs de justice – « Il y a eu de nombreux manquements au droit dans la répression » ».

http://cqfd-journal.org/On-en-est-a-plus-de-110-blesses

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