« Déloger le pauvre, tirer l’exilé de son abri de bâches et de planches, pousser la tente des Roms au peu plus loin : ventiler la misère, la disperser pour qu’elle sente moins la mort. Qu’ils disparaissent, ordonnent les salauds. L’ordure à la benne et le trottoir passé au karcher sous les yeux vides des électeurs. »
paru dans lundimatin#78, le 25 octobre 2016
Inverser l’inconfort, insinuer le doute, introduire l’inquiétude dans les têtes pleines de certitudes et le malaise dans les salons feutrés où se décide le sort de ceux qui n’ont pas. Trouver la faille pour y glisser le coin, faire éclater le mur du pouvoir et mettre à nu les salauds.
(dessins de Béatrice Boubé)
Les salauds maintiennent sous l’eau, d’une poigne de fer, la tête de ceux qu’ils veulent noyer, tandis que, grimaçant, ils font semblant de leur tendre une main secourable. Ou bien, différente musique pour une même danse macabre, ils excitent un malheur contre un autre malheur et lestent du plomb de l’opprobre le corps de ceux qui se noient. La mauvaise foi, la violence légitime et le bouc émissaire sont les armes toujours aiguës des salauds.
Ah, comme il est aisé le travail des salauds, quand ils attendent, bien au chaud, les effets des décisions qu’ils prennent en tout petit comité ou qu’ils persistent à ne pas prendre, cette autre façon d’agir sur ceux qu’ils dépossèdent de leur propre vie. L’horloge tourne, pas la roue de la fortune. Ils ont l’avenir, l’argent et la police avec eux : aux salauds, le pouvoir.
Ça peut traîner en longueur, l’agonie du miséreux, la mort du Rom, celle de l’exilé comme de tous les sans-droits. Les salauds ne sont pas si pressés, ils savent qu’ils vont gagner. Ils ont déjà gagné, éternels winners jusque dans leurs défaites. La question de la misère, le problème des Roms, celui des exilés trouvent leur solution d’eux-mêmes, dans l’éparpillement des corps, dans la dissolution des esprits, dans l’usure qui vient avec le temps. La pluie et les fortes chaleurs, la maladie, l’ennui et la désespérance construisent au rythme du pourrissement de l’humain la victoire des salauds : c’est la force du pouvoir que de pouvoir attendre.
Pouvoir du fric et de tous les fanatismes religieux : les salauds tournent tournent tournent autour des âmes fragiles qu’ils attirent avec des piécettes et des miettes d’espoir. Souffrance aujourd’hui, salut demain et paradis posthume : le pourrissement commence toujours par la tête.
La misère qui s’étend, l’exil des hommes et des femmes fuyant leur pays pour s’échouer sur nos rivages où ils sont accueillis avec des bâtons tels des chiens galeux, la discrimination des non-blancs, des femmes ou des Roms sont pour les salauds sujets de discours, objets de décrets, la justification de lois qui s’ajoutent aux lois et donc la raison de leur propre existence. C’est l’occasion de démonstrations de force et puis de faire des affaires, de remporter des contrats juteux et des élections. La grande pauvreté, le déracinement, le malheur des autres, leur mort invisible et silencieuse sont la farine dont est fait le pain blanc du pouvoir.
Leur narines sensibles, leur goût raffiné de l’esthétique : la misère en grand format, pendue aux cimaises des galeries sponsorisées. Quelle serait belle, la misère, s’il n’y avait l’odeur des miséreux, regrettent les salauds. S’il n’y avait les corps ignobles des pauvres, ceux des réfugiés qui s’agrègent, qui dorment en troupeau de mauvaises bêtes à même les trottoirs, nichent dans les recoins de la ville, gîtent sous les ponts ou derrière les théâtres. Ces corps qui suintent et qui pissent, ces corps obligés de travailler en marge ou de mendier au sortir des boutiques, ces corps d’enfants sales, seuls, et qui ont faim. Les salauds envoient les flics et la voirie : pouvoirs alliés de la matraque et du désinfectant. Déloger le pauvre, tirer l’exilé de son abri de bâches et de planches, pousser la tente des Roms au peu plus loin : ventiler la misère, la disperser pour qu’elle sente moins la mort. Qu’ils disparaissent, ordonnent les salauds. L’ordure à la benne et le trottoir passé au karcher sous les yeux vides des électeurs.
S’ils pouvaient les composter, ces corps encombrants, s’ils pouvaient les recycler, en faire de l’engrais pour cultiver la terreur. Mais les salauds d’aujourd’hui n’usinent plus les corps, ne tannent plus les peaux, n’enfournent plus les cadavres des personnes qu’ils ont privées de leurs droits, de leur culture, de leur être. Les salauds vaquent à leurs affaires pendant que s’achève doucement le processus d’élimination qui ne manque pas d’aboutir sans qu’ils se salissent trop les mains. Ils ne seront jamais jugés pour ce long et lent crime contre l’humanité : les salauds ont reçu l’innocence en héritage, avec l’argent et le pouvoir de faire la loi.
Et d’enfermer. Tant de geôles partout où sont reclus les exilés, les non-blancs, les pauvres, les femmes, les Roms. Cellules multipliées où les salauds murent aussi les enfants. La rue ou la prison, enfermés dehors ou dedans, ces lieux de non-vie dévolus aux miséreux par les salauds qui ne respectent pas les lois qu’ils imposent. Violence sociale de l’exclusion. Violence physique des privations dans la société de consommation. Violence psychologique de l’intimidation permanente par la menace de l’enfermement dedans ou dehors : ils la logent dans les esprits avec la peur des conséquences de la révolte. Prison mentale, camisole de l’effroi ligotée serrée par la menace d’une violence supérieure, d’une injustice encore plus violente puisqu’il n’y a pas de limite à l’injustice ni à la violence. Inutile d’appeler la police, elle est là : c’est pas les voyous mais les flics qui te frappent au visage.
Tais-toi, ne bouge plus, soumets-toi, insère-toi ! Ces accusations comme autant de gifles : refus de s’insérer, culture de la marginalité, drogue, paresse, délinquance, disent les salauds, pour justifier l’inacceptable. Intégration, insertion : les mots fusent tels deux balles crachées de la bouche des flingueurs. Car les salauds détiennent aussi cela : le modèle à imiter, le curriculum vitae remarquable, le story-telling de la réussite sociale. Ils font applaudir le miséreux méritant, exhibent le bon Rom, lui concèdent une infime part de leur gâteau empoisonné, puis s’en servent comme alibi pour la mort de la majorité traumatisée, paralysée. Qui voudrait demeurer dans la misère si ce n’est l’irrécupérable, la racaille, la lie de l’humanité ? Ils trient les plus obéissants, les caressent et, à leur insu, en font des kapos. Et tandis qu’ils érigent en icônes une poignée de dociles, tant appliqués à leur ressembler, les salauds multiplient pour les milliers d’autres les brimades et les mauvais traitements : ils battent plus fort ceux qu’ils excluent en les accusant de ne pas vouloir s’intégrer. Culpabiliser ceux qui souffrent, arme ultime des salauds.
Refuser la culpabilisation, ne pas vouloir entrer dans leur jeu où les dés sont pipés, où les règles sont faites pour les salauds qui toujours raflent la mise. Renverser la peur en niant la légitimité de tous les pouvoirs. Ramasser dans la boue où les salauds l’ont jeté le mot liberté. L’idée de liberté, la faire naître en soi et grandir, qu’elle devienne dure et puissante comme une pierre lancée.
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