A la Zad, on expérimente la société sans Etat

1er octobre 2016 / par Marie Astier (Reporterre)

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A la Zad, on expérimente la société sans Etat

La zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes est un terrain d’expérimentations multiples. Et notamment sur le plan politique : comment vivre ensemble sans Etat, sans police, sans juges, sans élections, sans domination ? Ce n’est pas simple, mais on y parvient. Et c’est passionnant.

 Zad de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), reportage

Haies vertes, hauts arbres, prairies fauchées. La route zigzague dans le bocage. Il n’y a pas de panneau, pas de limite, pas de frontière et les champs sont toujours aussi bien entretenus. Puis, dans un grand chêne, on aperçoit une plate-forme de bois, en bordure d’un champ, une cabane, ou sur le bord de la route, un abri, avant de passer devant une maison en chantier. On comprend que l’on est entré sur la « ZAD », zone à défendre, expression détournant l’original, « zone d’aménagement différé ». Ces 1650 hectares destinés au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), sont devenus au fil des luttes un territoire émancipé de l’autorité de l’État.

Parmi les habitants, les « historiques » d’abord, soit les quatre familles d’agriculteurs qui sont restées et cultivent encore, malgré l’avis d’expulsion qu’elles ont reçu. Puis il y a ceux qui, depuis le premier appel en 2009, sont venus s’installer sur la ZAD et y ont construit leur vie. Ils sont entre 200 et 300 répartis sur une soixantaine de lieux de vie.

En ce mois de septembre ensoleillé, la campagne dégage une atmosphère apaisante. Le long des routes, vélos et piétons circulent, se croisent, se saluent. A la Wardine, un grand hangar agricole a été aménagé en lieu de vie et d’accueil, un bout de champ est réservé aux campeurs de passage, des piles d’assiettes sont soigneusement rangées, à peine nettoyées de la dernière fête et déjà prêtes pour le prochain événement. A l’étage, une cuisine à l’écart des nombreux visiteurs permet à la dizaine d’habitants permanents d’avoir un espace de vie commune. De-ci de-là, leurs caravanes sont garées aux alentours. « A l’école on nous enseigne une seule façon de vivre, avec de l’argent. Et cela ne me convient pas, c’est pourquoi je suis venu vivre ici », raconte Paul* autour d’un thé.

Pas de chef, pas de patron

Vivant ici depuis 2009, il explique : « Ici il y a des collectifs qui ont décidé de vivre ensemble sur un même lieu, et des groupes, qui rassemblent les gens autour d’une activité. Ce qui marche, c’est qu’il n’y a pas de chef. Les gens se retrouvent et décident ensemble de ce qu’ils veulent porter. » Entre autres groupes : boulange, jardin, médic’, vaches, patates, radio klaxon, réflexion anti-répression, usage des terres, colonialisme, etc. Chacun rejoint un groupe en fonction de ses affinités, des activités qu’il a envie de pratiquer, des compétences qu’il souhaite partager ou acquérir.
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Pas de chef, donc, pas de porte-parole non plus, pas d’autorité familiale, étatique ou patronale. Ici, s’il y a un principe de base auquel un arrivant doit adhérer, c’est que l’on tente de bannir toute forme de domination ou d’oppression. On participe aux travaux communs et à la vie de la ZAD quand on veut, et on se repose ou se consacre à ses activités personnelles quand on en a envie. Rien n’est obligatoire. Chacun est autonome, retrouve ici sa liberté, un nouvel équilibre entre individu et collectif. « Cela me fait penser à un mot d’Afrique du Sud : Ubuntu. Cela veut dire que je suis une personne parce que nous sommes un peuple. Je reconnais que je ne suis rien sans la communauté », poursuit Paul. Cela se voit même dans les détails du quotidien : dans les pièces de vie commune, les objets utilitaires sont en vue, les rangements étiquetés, pour que tout nouvel arrivant prenne ses marques rapidement. Les tracteurs et machines agricoles, équipements communs, ont chacun leur cahier d’entretien et de réservation, les occupants se forment les uns les autres à leur usage.

« Il faut sortir de ce système fou où on élit quelqu’un tous les cinq ans qui va pouvoir prendre des décisions sur tous les aspects de notre vie », assure Maël*. Lui vit aux Fosses noires, où un fournil permet de fabriquer du pain plusieurs fois par semaine pour la zad. Le potager est grand et luxuriant. Les travaux sont en général collectifs, décidés lors d’un repas, au bord du champ, autour d’un thé, dans une soirée… Sans compter les nombreuses réunions, au cours desquelles on ne vote jamais : toute décision doit être prise par consensus. Un idéal politique, mais aussi un principe pragmatique : « Il n’y a aucun système coercitif pour obliger les gens à appliquer une décision. Donc si tu n’as pas un minimum de consensus, elle ne sera pas mise en œuvre », note Maël.

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, il n’y a pas d’Assemblée générale (AG) de la zad (seulement une du mouvement, qui regroupe bien au-delà des occupants), et la réunion des habitants, tous les jeudis à 19h, est un espace de discussion, d’orientation, mais peu de décision. Malgré cette forte dose d’informel, l’information circule sans cesse. Rendez-vous, lieux collectifs et outils permettent de structurer, ponctuer la vie collective : « Il y a d’abord le Zad News, le journal de la Zad : il y a un agenda, des petites annonces. Il sert autant à annoncer un atelier poterie qu’à se préparer en cas d’intervention policière. On a aussi le non-marché avec le pain et les légumes à prix libre tous les vendredis à 17h. » Et puis, il y a en quelque sorte des codes, qui s’apprennent en vivant sur place. « Il y des mots qu’il ne faut pas dire si tu veux pas perdre ta soirée ! », plaisante Marcel Thébault, un des paysans « historiques ». « Vote ou majorité, par exemple. »

« Visibiliser » les rapports de domination

Entre les Fosses noires et les Vraies rouges, le champ du Rouge et Noir est géré par un petit collectif, qui propose à qui le souhaite de venir cultiver tous les mercredis. Les légumes vont au non-marché. Autour, plusieurs cabanes de bois ou de terre crue ont été construites. Sans règles, il est facile de faire fleurir les projets de construction ou de culture, l’imagination et la créativité s’expriment. Il est de nouveau possible d’avoir prise sur les choses, le collectif, la politique, le cours de son existence. « On se responsabilise, on est obligés de réfléchir par nous-même pour faire les choses au mieux », constate une jardinière de passage. Un peu plus loin, dans son salon-yourte, Camille* complète : « C’est une zone où tu peux te renforcer en tant qu’individu et c’est pour cela que tu peux ensuite prendre la parole en réunion. Il y a des meufs qui conduisent des tracteurs, qui n’hésitent pas à entrer en conflit, et ça retourne la norme. »

Une attention particulière est portée aux « rapports de domination » : sexisme, racisme, homophobie, etc. Ils ne sont pas gommés, mais au moins « visibilisés », estime Emilie*, elle aussi installée dans la yourte. « C’est chaotique, en recherche, jamais parfait. Et surtout, il y a plein de cultures, de milieux sociaux avec des gestions différentes des émotions et des conflits. » Militants, saisonniers de l’agriculture, paysans en recherche de terres, anciens sans-abris, migrants, etc. Classes sociales, origines, raisons de lutter se mélangent. « Ici, il y a beaucoup de diversité », soulignent sans cesse les occupants.
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Le conflit fait partie de la vie collective, du chien du voisin qui mange une poule aux divergences d’opinion sur l’usage des terres. Cela peut se régler par une discussion entre deux protagonistes voire entre deux collectifs.Mais le rapport de force est aussi admis. « Récemment, on a viré un mec, raconte Emilie. Mais ce n’était pas au hasard : il avait des comportements sexistes à répétition, dans les paroles et dans les actes. Cela faisait trois ans qu’on lui expliquait que cela posait problème. » Un jour, un groupe d’une cinquantaine de femmes est venu le voir, lui demandant de faire ses affaires et de partir. « Si tu poses ce genre d’actions, les gens victimes de comportements sexistes se sentent moins seuls, et les mecs qui seraient tentés d’être macho font plus attention. » Plus généralement, le risque de reproduire les rapports de domination est toujours présent, demande une vigilance permanente. « Dans les réunions il y a toujours des gens qui parlent plus et mieux, ou alors qui appartiennent à un collectif plus habile pour s’organiser », note un autre occupant.

Des limites et des médiateurs

Quelques coups de pédales plus loin, la discussion se poursuit devant la maisonnette de bois des Cent Noms avec Manuel*. « La Zad n’est pas un lieu privilégié où tous les gens sont d’accord. On a les mêmes problématiques que dans la société », rappelle le jeune homme. « Il y a eu un cas de conflit très violent entre deux hommes, poursuit-il. On s’est dit que ça mettait en danger la zad, et il y a eu une réaction collective. L’un d’eux a été exclu, l’autre a changé de comportement. Mais ça nous a pompé beaucoup d’énergie. C’est a ce moment là qu’on s’est dit qu’il fallait mettre non pas des règles, mais des limites. Par exemple : on ne peut pas se battre, sauf si les deux personnes sont d’accord pour régler leur conflit de cette manière. Depuis un an qu’on les a définies, elles ont été régulièrement transgressées », admet-il. « Mais l’efficacité de tout cela tient plus aux échanges qu’on a eu qu’à des textes figés. »

Surtout, un groupe de médiateurs a été créé, dans l’idée de prendre les conflits à la racine, avant qu’ils ne dégénèrent. « C’est le cycle des douze, dit Manuel. Il permet que les gens ne se retrouvent pas seuls face à leur problème. » Les médiateurs sont renouvelés six par six, tirés au sort pour un mois. Il n’interviennent qu’à la demande. « Çà ne doit pas être une police », précise-t-il. « On ne veut pas se refaire déposséder des enjeux de la vie par une bureaucratie ! »

Mais même le cycle des douze, ou le processus des limites, ne sont pas le fruit d’une décision de tous les habitants de la zad. Certains ont fait le choix d’une vie basée sur la non-exploitation de la nature et tentent de vivre de cueillette. On les voit moins aux réunions, ils parlent rarement aux journalistes. « Ils viennent expérimenter un mode de vie plus proche de la nature, et ne vont pas avoir un discours sur la lutte tourné vers l’extérieur », observe Sylvaine Bulle. La sociologue a fait de la zad son objet de recherche, et y vit à mi-temps. « Leurs activités sont moins visibles, on va parfois leur reprocher de ne pas entretenir ou cultiver le territoire », ajoute la chercheuse. « Alors que d’autres collectifs vont vouloir démultiplier les ressources agricoles pour nourrir la lutte, et même en nourrir d’autres. La question de l’usage des terres peut devenir un point de conflit important. » « Il y a des gens qui veulent que la nature reprenne ses droits, alors que nous on veut cultiver », raconte Cyril Bouligand, membre du collectif de paysans COPAIN 44. Il n’a pas de terres sur la Zad, mais soutient les fermiers qui sont restés, et aide les occupants à cultiver les terres. « On a déjà laissé 20 hectares de ‘zone non motorisée’. Mais nous on est là pour défendre des terres agricoles. Alors si c’est pour y mettre de la forêt, ce n’est pas ce qu’on recherche ! »

Françoise Verchère, porte-parole du Cédpa (Collectif des élus doutant de la pertinence du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes), n’habite pas non plus sur la zad, mais elle a eu du mal à digérer l’affaire de la « route des chicanes ». Cette départementale est parsemée de barricades, obligeant les voitures à rouler au pas : « L’image qu’elle donne à l’extérieur depuis des années joue en notre défaveur. On a fait des réunions et des réunions à propos de cette route, et on ne s’est jamais mis d’accord. Résultat, la non-décision a été une décision : la route est restée telle quelle. » « On s’en est rendu compte, et on réfléchit à comment faire en sorte que que quand on n’arrive pas au consensus, ce ne soit pas la non-décision qui l’emporte », précise Manuel.

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La route de la chicane, un objet sans fin de discussion

« On va pas appeler les flics pour régler les problèmes, donc on s’organise », note Sylvie Thébault, la femme de Marcel. « C’est très riche, tu prends en main ton existence, mais cela demande aussi beaucoup d’énergie. Peut-être qu’on pourrait généraliser ce fonctionnement si on diminuait le temps de travail ? »

Une culture et des récits communs

Pour l’instant, malgré les conflits, quiconque arrive sur la zad de Notre-Dame-des-Landes comprend qu’il y a un esprit, une ambiance. « J’ai tendance à penser qu’on ne peut pas expliquer la magie de la zad, avance Sylvaine Bulle. Il y a quelque chose de l’ordre énergétique qui fait que ça marche, presque par hasard, et que dès qu’on commence à vouloir organiser ça ne fonctionne plus. » « Les chantiers collectifs, les fêtes, les manifs sont très importants », souligne Manuel. Les événements créent des souvenirs communs. Le collectif Mauvaise Troupe, constitué des habitants de plusieurs lieux, vient d’ailleurs de publier un ouvrage intitulé Contrées, qui rassemble des histoires de la zad. « Des récits multiples circulent au sein de la lutte, et ils permettent de transmettre des façons de faire, d’expliquer pourquoi telle maison est squattée ou pas, pourquoi tel champ est occupé et pas celui d’à côté. Cela permet de dialoguer avec des mots communs », expliquent-il. Un imaginaire aussi véhiculé par les affiches, les dessins, les slogans, ou encore les noms de lieux, jeux de mots poétiques : la Vache rit est le nom du hangar accueillant les AG du mouvement, le Far West se situe… loin à l’est, le Transfu accueille le matériel d’infirmerie, etc.

Et puis, surtout, il y a l’objectif commun : « Défendre la zad. » A mesure que le risque d’une intervention policière grandit, les réunions se rapprochent, les liens se resserrent. Chacun semble être conscient que cette expérimentation politique, cette « échappée » comme disait un habitant, est fragile.

Des territoires qui se libèrent

Pour décrire cette expérience, certains avancent le mot « Commune ». Une référence à la commune de Paris en 1871 : « Ce sont des territoires dont les habitants arrivent à suspendre l’action de leur gouvernement. S’il y avait un plan, ce serait que des territoires se libèrent les uns après les autres et forment une Fédération de Communes libres », imagine Maël.

« L’occupation territoriale comme forme de contestation politique va se répandre. Cela se fait dans des zones rurales et agricoles où l’on peut habiter et cultiver la lutte », commente Sylvaine Bulle.
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« Cela me paraît logique », dit au téléphone l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Il avoue ne s’être encore jamais rendu à Notre-Dame-des-Landes, mais nous apprend qu’il y est invité fin octobre. Son œuvre nous a semblé entrer en résonance avec l’expérimentation de la zad. « La militance demande une énergie colossale, les gens ont besoin de se retrouver ensemble dans un même lieu pour faire les choses. Le territoire et le rural permettent cette réunion, tu as un espace à toi où tu peux auto-produire, revenir à une appropriation physique des choses », estime-t-il. « Ce qui est beau sur la zad, c’est de voir des gens qui font tout le temps. C’est impossible à contrer par le droit parce que plus on vous empêche de faire, plus vous faites. Tous les gestes et objets ont une double, signification guerrière et joyeuse », confirme Sylvaine Bulle.

Autre force de la zad selon l’écrivain : elle est désirable. « Il y a une forme d’héroïsme, de fierté à aller se battre là bas ». Enfin, sa puissance vient aussi de sa viralité. « Il y a des gens qui ne vivent que quinze jours à la zad et en sortent avec quelque chose de très fort. Ils y apprennent d’autres façons de faire et les essaiment. Par exemple les prix libres, cela peut paraître une pratique modeste, mais elle incarne une valeur vraiment forte », dit-t-il. Cyril Bouligand confirme que les paysans ont appris des « zadistes » une autre façon de s’organiser : « Le collectif COPAIN n’est pas géré de façon administrative. Tout le monde peut venir aux réunions, y’a pas besoin d’être représentant. Certains anciens ont retrouvé le plaisir de la lutte ! » Pour Sylvaine Bulle, c’est pour cela « que ce type de contestation va se généraliser en Europe, c’est d’ailleurs déjà en train de s’installer à Bure, où l’on conteste un projet d’enfouissement de déchets nucléaires. »

Mais Alain Damasio avertit les occupants : « C’est l’ennemi commun qui permet aujourd’hui de souder des groupes très hétéroclites. Ce qui serait beau, c’est que des gens arrivent à faire émerger une zad grâce à une volonté commune de vivre ensemble, et c’est plus difficile de construire un désir de long terme là-dessus. On ne devrait pas avoir besoin d’une zone à défendre mais d’une zone à créer. » A Notre-Dame-des-Landes, les occupants ont d’ailleurs déjà commencé à réfléchir à ce que serait l’avenir si le projet d’aéroport était abandonné. « Pour lʼinstant, nous avons en partage le refus dʼun aéroport. Si nous en restons là, nous sommes condamnés à disparaître », énonce un texte intitulé De la ZAD aux Communaux ?, qui cherche « un horizon commun vers lequel cheminer ». Un horizon qui, s’il persiste, continuera de porter l’espoir de ce slogan si souvent croisé dans les luttes, à Notre-Dame-des-Landes et ailleurs : « zad partout ».

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