Un petit rappel d’histoire ne peut pas nuire, par ces temps ou l’on voit ressurgir en Europe la montée de la peste brune.
Il y a soixante-dix ans, le 19 avril 1943, veille de la Pâques juive, le dernier carré de militantes et de militantes juifs, enfermés dans le ghetto de Varsovie, déclenchait l’insurrection. La rumeur fétide considérant que « les juifs sont partis dans les camps comme des moutons qui vont à l’abattoir », fait partie de cette mauvaise foi évidente, diffusée par la propagande antisémite. Les juifs et juives restés en Europe se sont retrouvé-e-s pris au piège, sur l’ensemble du territoire européen, où s’est exercée le joug nazi durant cinq années. [6].
Les chances de fuite étaient minces. Celles de se cacher et de se fondre dans les populations environnantes n’ont pas été plus grandes, d’autant que nombre de gouvernements étaient à la botte des nazis et que les populations autochtones étaient au mieux indifférentes, voire hostiles dans leur grande majorité au sort des juifs locaux.
Quant à résister, encore fallait-il se procurer des armes. Et pourtant ! Le nombre de juifs et de juives engagés militairement dans le conflit 39-45 est certainement un des plus importants eau regard de sa propre population. On connaît les actes de résistance de la FTP-Moi d’obédience communiste en France, les partisans dans les territoires russes occupés ou en Pologne, mais de façon plus anonyme, ce sont par centaines de milliers que des juifs et des juives se sont engagés, dans les armées régulières alliées qu’elles soient russe, américaine, anglaise avec un fort contingent venu de Palestine ou bien au sein des troupes de la France libre.
Dans le contexte de cette immense bataille menée aux quatre coins du monde, l’insurrection du ghetto de Varsovie reste incontestablement le symbole le plus héroïque et le plus populaire car complètement improbable. En effet, une poignée de résistantes et résistants, sous-armé-e-s, enfermé-e-s dans un quartier du centre de Varsovie, séparé-e-s du reste du monde par de hauts murs, mais avec comme motivation, la hargne, la haine, le courage, a tenu tête à la « grande » armée du Reich pendant un mois.
Dans ses mémoires, Marek Edelman, qui fut l’un des rares combattants à s’échapper, décrit ainsi la situation : « la défense du ghetto n’avait rien d’inattendu. Elle était la suite logique de quatre années de résistance d’une population enfermée dans des conditions inhumaines, humiliée, méprisée, traitée, selon l’idéologie des vainqueurs, comme des sous-hommes. Malgré ces conditions dramatiques, les habitants du ghetto ont, dans la mesure du possible, organisé leur vie selon les plus hautes valeurs européennes.
Alors que le pouvoir criminel de l’occupant leur refusait tout droit à l’éducation, à la culture, à la pensée, à la vie, voire à une mort digne, ils ont créé des universités clandestines, des écoles, des associations et une presse. Ces actions qui engendraient la résistance contre tout ce qui menaçait le droit à une vie digne, ont eu pour conséquence l’insurrection. Celle-ci était l’ultime moyen de refus des conditions de vie et de mort inhumaines, l’ultime acte de lutte contre la barbarie et pour la sauvegarde de la dignité. » [1]
Situation dans le ghetto
Le 12 octobre 1940, les nazis décident d’entasser les juifs de Varsovie et de ses environs dans le centre de la ville, et d’en murer le périmètre pour éviter toute évasion. Ainsi, 380 000 juifs (femmes, hommes et enfants) vont vivre dans des conditions inhumaines l’attente de leur départ pour les camps de concentration et d’extermination. La famine, les épidémies, le désœuvrement sont le lot quotidien d’une population juive humiliée par l’occupant nazi. Celui-ci sous-traite à un « Conseil juif » (le Judenrat) l’organisation du ghetto et sa police.
Ces « collaborateurs » seront contraints de « fournir » les juifs, à partir du 22 juillet 1942, à destination du camp d’extermination de Treblinka situé à une centaine de kilomètres de Varsovie. Le président du Judenrat, Adam Czerniakow, ne pouvant accepter de livrer son peuple à la mort, se suicide ce jour-là. Entre-temps, une vie sociale s’est créée : sauvetage des plus démuni-e-s, comités d’immeubles, protection des enfants, écoles clandestines, etc.
Le déclenchement de l’insurrection
Quelques jours après débutent les déportations. Au total plus de 300-000 juifs vont être envoyé-e-s principalement à Tréblinka où ils sont exterminé-e-s. Le 2 décembre 1942, les organisations progressistes, le Bund [2] , les sionistes de gauche de l’Hashomer Hatzaïr, des Poalé Tzion ou de l’He’haloutz ainsi que les communistes et les syndicats décident de mettre de côté leurs divergences pour créer une structure unitaire de combat : l’Organisation juive de combat (OJC). La droite sioniste s’est agrégée au processus insurrectionnel de façon autonome mais peu coordonnée avec l’OJC. On estime à un millier le nombre des combattants du ghetto qui ont participé, à un moment ou un autre, à la lutte contre les nazis.
Lors de la deuxième vague de déportations qui commence en janvier 1943, chargée de liquider le ghetto, la résistance armée s’organise. Un groupe de résistants fait reculer les soldats nazis, venus prendre leur quota de déporté-e-s. Surpris par la vivacité de l’autodéfense, les nazis vont attendre le mois d’avril avant de revenir à la charge. Les résistants et résistantes sont de très jeunes gens conscients qu’ils ou elles sont le dos au mur, préférant comme le dit le vieil adage, « mourir debout que vivre à genoux ». Bien implantés dans les structures de solidarité, ils ont réussi à avoir l’aval d’une population réduite à moins de 50 000 âmes pour mener ce combat à mort.
Cette résistance va mettre à profit ces quelques mois pour fortifier le lieu. Les combattantes et combattants constituent de nombreuses planques appelées bunkers, créent dans les immeubles des cheminements en abattant les cloisons, sécurisent les caves. Leur armement est sommaire et acquis à prix d’or, auprès d’une résistance polonaise peu coopérative. Un peu plus d’une centaine de pistolets, une dizaine de carabines, quelques mitraillettes, 600 grenades et 15 kilos de plastic sont ainsi rassemblés ainsi que des cocktails Molotov qu’ils confectionnent eux-mêmes. Il leur faut donc compter sur l’effet de surprise pour prendre les armes à un ennemi suréquipé.
On se bat dans tous les immeubles
Le 19 avril 1943, la Wehrmacht, trop sûre de sa supériorité, déclenche son offensive en entrant par la porte principale du ghetto. La direction de l’OJC, composée de cinq membres [3], donne le signal de l’insurrection. La déroute de la Wehrmacht se réalise au bout de trois jours. La Wehrmacht est alors remplacée par des troupes d’élite de la Waffen-SS : 2 000 hommes accompagnés de Panzers. Celle-ci met plusieurs semaines à éradiquer toute résistance. Le combat est acharné, les SS gagnent, une par une, au lance-flammes et à coup d’obus de char, chaque poche de résistance dans les immeubles. Une fois pris, les bâtiments sont immédiatement détruits. Les résistants et résistantes se suicident pour la plupart pour ne pas être fait prisonniers ou prisonnières.
Les combattants et combattantes survivants des organisations ouvrières trouvent encore le moyen d’organiser une célébration du 1er mai au son de l’Internationale : « Dans le monde entier, à la même heure, sont prononcées les mêmes parole puissantes. Mais jamais encore, l’Internationale n’a été chantée dans des conditions aussi tragiques, dans un lieu où un peuple est mort et n’en finit pas de mourir. Ces mots et ce chant dont les ruines enfumées renvoient l’écho, témoignent que la jeunesse socialiste se bat dans le ghetto et ne les oublie pas face à la mort » [4].
Le 16 mai 1943, la destruction de la Grande synagogue de la rue Tlomacki, asseoit la victoire nazie. Cependant, l’acte héroïque de ces combattantes et combattants juifs marque, à jamais, tous les esprits. Les unités SS ont exécuté 7 000 habitants et habitantes durant l’insurrection. Environ 7 000 périrent dans les incendies et destructions d’immeubles. Les nazis déportèrent les 30.000 à 50.000 Juifs restant, à Treblinka et dans les camps de travail polonais de Poniatowa, de Trawniki et de Majdanek. Une poignée de combattants et combattantes réussit à s’échapper par les égouts. Le commandant Marek Edelman du Bund qui en fait partie, consignera dans ses écrits biographiques tous les événements survenus lors de l’insurrection [5].
Rappelons aussi que dans d’autres ghettos d’Europe orientale, la révolte populaire a couvé et parfois éclaté. Moins connus que Varsovie, les éléments radicaux du prolétariat juif ont fomenté la révolte à Vilna, Mir, Lachva, Kremenets, Czestochowa, Nesvizh, Sosnowiec, Tarnow ou Bialystok.
Des anarchistes dans le ghetto
Fait peu connu, des anarchistes juifs ont participé à la résistance dans le ghetto de Varsovie. Une revue, La Voix de la liberté, y a été publiée. Franka Hoffman Zgodzinska, qui appartenait à la Fédération anarchiste polonaise, a participé à l’édition de ce journal. Certains et certaines réussirent à s’échapper du ghetto avant qu’il ne soit rasé, c’est le cas de Pawel Lew Marek, Bronislawa Rolosniec-Frydman et Pawel Rogalski. Halina Lew, qui militait dans les années 1930 au sein d’un groupe d’activistes varsoviens d’anarchistes juifs, n’a pas eu la même chance, elle est morte dans le ghetto. Le libertaire polonais Bernard Konrad Swierczynski a joué les agents de liaison entre l’intérieur et l’extérieur du ghetto. Il s’est infiltré pour y apporter nourriture, vêtements et lettres.
Contre tous les totalitarismes
Aussi forte que fut la symbolique de l’insurrection du ghetto de Varsovie, son institutionnalisation, voire instrumentalisation, médiatique et historique dans de nombreux pays, nous n’oublierons jamais qu’elle fut avant tout populaire. Pour l’Alternative libertaire, cet acte glorieux ne sera jamais déconnecté de l’implication du prolétariat juif dans sa lutte contre tous les totalitarismes, en Russie contre l’autocratie tsariste en 1905 et en 1917, en Bulgarie à partir des années 1920, en 1936, en combattant auprès du peuple espagnol contre les armées franquistes, contre le nazisme, mais aussi pour ses éléments les plus éclairés contre la terreur bolchevique qui a mené aux purges antisémites staliniennes.
Jean-Marc Izrine (AL Toulouse)
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