Quand les investisseurs s’estiment « expropriés » par les réglementations environnementales et sociales
Par Sophie Chapelle (13 mai 2013)
Un moratoire interdit tel type d’exploitation pétrolière ou gazière, comme les gaz de schiste ? Qu’importe ! Demain, si l’accord économique en discussion entre l’Europe et le Canada est signé, des multinationales ou leurs filiales installées au Canada pourront attaquer en justice la France et obtenir d’importantes compensations financières. Car grâce au droit commercial sur la « protection des investissements », un investisseur peut réclamer des indemnités même s’il n’a pas investi un centime. Des litiges arbitrés par des tribunaux privés…
3,7 milliards de dollars. Ce sont les indemnités demandées par la multinationale suédoise de l’énergie Vattenfall auprès de l’Allemagne à la suite de sa décision de sortir du nucléaire. Ce contentieux entre un État et un investisseur n’est pas une exception. Le nombre de litiges enregistrés au Centre international de règlement des différends relatifs à l’investissement (CIRDI), lié à la Banque mondiale, ont explosé, passant de 38 cas en 1996 à 450 en 2011 ! La compagnie énergétique américaine Lone Pine Resources Inc. conteste ainsi le moratoire du Québec sur la fracturation hydraulique – technique utilisée pour extraire les gaz et pétrole de schiste – et exige un dédommagement de… 250 millions de dollars US !
La France, qui a interdit cette même fracturation hydraulique en juin 2011 [1], risque-t-elle aussi d’être poursuivie par des sociétés pétrolières ? L’accord économique et commercial global (AECG), actuellement négocié entre le Canada et l’Union européenne, pourrait permettre aux investisseurs de contester la décision des gouvernements de réguler ou d’interdire la fracturation hydraulique. C’est ce que pointe un rapport réalisé par les organisations non gouvernementales Corporate Europe Observatory, le Conseil des Canadiens et le Transnational Institute. « Même lorsqu’un moratoire ou une interdiction existe, comme en France, l’industrie profite d’une clause échappatoire pour aller de l’avant avec ses activités », soulignent les organisations.
Quand les investisseurs inventent « l’expropriation indirecte »
L’accord bilatéral actuellement négocié entre l’UE et le Canada contiendrait une clause dite d’ « expropriation indirecte ». Celle-ci permet aux investisseurs de réclamer un dédommagement suite à une réglementation ayant pour effet de réduire ou d’éliminer les perspectives de profits de la compagnie. En clair : vous n’avez encore rien investi, mais pour des raisons environnementales ou sanitaires on vous interdit de le faire, et vous êtes en droit de réclamer des compensations pour les profits que vous ne ferez pas ! Ces compensations financières pourraient atteindre des montants pharamineux alors que les réserves récupérables de gaz de schiste sont estimées à 120 000 milliards de pieds cubes en France (3 398 milliards de m3), selon le rapport.
Autre clause, « le traitement juste et équitable », inscrite dans presque tous les traités d’investissements bilatéraux et multilatéraux. Une société pétrolière ou gazière canadienne peut, par exemple, faire valoir qu’elle avait l’impression qu’un projet d’exploitation des hydrocarbures de schiste obtiendrait le feu vert, étant donné les signaux favorables envoyés par les autorités européennes. Et si ce n’est pas le cas, considérer qu’elle est l’objet d’un traitement injuste et inéquitable, et réclamer en conséquence des compensations au nom de cette clause [2].
Moratoire « injuste et inéquitable » sur les gaz de schiste
Dans son conflit avec le Québec, la compagnie américaine Lone Pine Resources Inc. s’appuie justement sur cette clause. La société prétend que le moratoire sur la fracturation hydraulique est une « révocation arbitraire, capricieuse et illégale de [son] précieux droit d’extraire du pétrole et du gaz », et qu’il « l’exproprie indirectement de ses opportunités d’investissement ». Elle affirme également que le gouvernement a agi « sans fondement d’utilité publique », alors même que les projets d’exploitation des gaz de schiste n’ont été interrompus qu’au terme d’une forte résistance de la société civile. L’avocat de la firme qui représente Lone Pine en arbitrage, décrit le moratoire comme un « geste administratif capricieux qui n’avait pour objet que des motifs purement politiques, soit exactement ce contre quoi les droits de l’ALENA doivent protéger les investisseurs ». En droit néolibéral, toute opposition au gaz de schiste – et pourquoi pas demain aux OGM, aux pesticides ou aux perturbateurs endocriniens – pourraient donc être considérée comme un « caprice ».
En vertu de l’accord entre l’Europe et le Canada, une société canadienne pourrait donc contester ce type de moratoire ou d’interdiction dans un des États de l’Union européenne [3]. Selon le Conseil des Canadiens, « il est alarmant que les traités d’investissement puissent entraver le droit d’une communauté à dire non à la fracturation hydraulique ou à d’autres méga projets qui taxent la terre et l’eau pour le bien du profit, et non pour le bien public ».
Les investissements mieux protégés que les citoyens ?
L’Accord UE-Canada prévoit également d’intégrer une disposition de « protection des investissements ». Celle-ci inclut un mécanisme d’arbitrage permettant à une entreprise de poursuivre directement un État ou une collectivité locale en Europe ou au Canada, si une réglementation la prive des bénéfices escomptés. Seule condition : disposer d’une filiale au Canada si l’on souhaite poursuivre un pays européen. Total, possédant une filiale au Canada et ayant investi dans l’exploration des gaz de schiste en France, pourrait donc poursuivre la France. Chevron, ExxonMobil ou Shell, qui détiennent et exploitent des concessions de gaz de schiste en Europe, pourraient eux-aussi assigner un État européen devant les tribunaux.
Et quels sont ces tribunaux ? Qui est habilité à juger d’une « expropriation indirecte » ou d’un traitement « injuste et inéquitable » ? Les litiges sont enregistrés auprès du CIRDI, un organe de la Banque Mondiale qui administre ces différends. Ces derniers sont ensuite jugés par des tribunaux d’arbitrage internationaux privés. Peu connue du grand public, cette véritable « industrie juridique » enrichit un petit cercle de cabinets juridiques, d’arbitres, d’avocats et de bailleurs de litiges qui profitent grassement des poursuites juridiques entamées contre les gouvernements. Certains cabinets font payer leurs prestations 1000 dollars par heure et par avocat [4] ! Peu étonnant, dans ces conditions, que les « arbitres » adoptent en permanence une interprétation de la notion d’investissement favorable au plaignant (la multinationale), comme le montre un rapport. Une compagnie comme Total pourrait ainsi obtenir le versement de millions d’euros à titre de dédommagement.
La fin de toute réglementation environnementale ?
Indirectement, la menace d’un litige pourrait dissuader un gouvernement d’imposer des mesures environnementales, sanitaires ou sociales. Et constituer une véritable atteinte à la souveraineté des États. « Cela est d’autant plus pernicieux que cet accord vise clairement à une mise en concurrence des règles sociales, environnementales et sanitaires du Canada et des pays européens, qui se traduira par un nivellement des normes par le bas et sans retour en arrière possible », soulignent des associations et syndicats dans une déclaration commune. Cette lutte pour le droit démocratique de décider des réglementations environnementales est d’autant plus importante qu’il n’y a pas de consensus politique européen concernant la fracturation hydraulique et l’exploitation des gaz et pétrole de schiste. La responsabilité de légiférer repose donc principalement pour le moment sur les États membres.
Plusieurs associations et syndicats exigent que les règles sociales et environnementales demeurent « du ressort de décisions publiques, transparentes et démocratiques ». Le CEO, le Transnational Institute et le Conseil des Canadiens exhortent les membres du Parlement européen à « mettre l’intérêt public avant celui des investisseurs, et à s’opposer au mécanisme de règlement de litige entre les investisseurs et l’État dans l’AECG ». L’Australie a montré la voie en n’autorisant plus de dispositions prévoyant des mécanismes d’arbitrage État-investisseur dans ses accords commerciaux. La Bolivie, l’Équateur et le Vénezuela se sont de leur côté retirés du CIRDI. Un premier pas pour éviter l’affaiblissement de toutes régulations environnementales et sociales.
Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter
Photo : flickR
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