Article mis en ligne le 14 décembre 2025
par F.G.

C’était le choix du moins pire : aller écouter l’auteur plutôt que de lire son livre. Comme si les mots, prononcés à l’oral plutôt que lus dans un bouquin, seraient moins durs à encaisser. Et puis il y aurait la salle – ce qui impliquait du monde avec qui éponger le sombre à venir. Pari de pacotille : on n’évite pas la fin du monde.
Mardi 18 novembre, amphi 5 de la fac de Perpignan, quelques minutes avant 17 h. Le hall se remplit. Petit vrac de vieux, moins vieux et étudiants. Tout autour, des panneaux pédagogiques dénoncent la pollution de plastique dans l’environnement. Je survole sommairement les textes. Après l’eau, l’air, la terre et le feu, le plastique est le cinquième élément. Les polyéthylène, polypropylène et autre polychlorure de vinyle ont colonisé la Terre. On retrouve même leurs nano ou microparticules dans le placenta des femmes enceintes et dans nos cerveaux. La société industrielle fait de nous des mutants – ou bien des poubelles chimiques.
Débarque l’amie Élisa. La libraire pousse un diable sur lequel sont empilés des cartons de bouquins. Elle dispose les livres sur une table à l’entrée de l’amphi. Les exemplaires de 2049 : ce que le climat va faire à l’Europe [1] de Nathanaël Wallen-horst forment des piles intimidantes. Sur les couvertures dupliquées, un mégafeu ravage une forêt. C’est jaune, rouge et noir. C’est sinistre. C’est désormais estival.
L’amphi 5 se remplit dans des proportions honorables. Ce qui me surprend : je ne suis donc pas si seul à vouloir en savoir plus sur les contours de l’apocalypse qui nous attend. Avant de rentrer dans la salle, j’essaie de me détendre et plaisante avec un type : ça fait trente ans que j’ai pas mis les pieds dans un amphi ! V’là qui nous rajeunit pas ! Ma sortie est plate mais le bonhomme est poli. Aussi me sourit-il. Et puis la connivence détend. On s’assoit côte à côte au premier rang. Il y a trente ans c’était le rang des fayots, aujourd’hui c’est celui des masos.
Face à nous, Nathanaël Wallenhorst attend que les travées se peuplent et que son micro fonctionne. La quatrième de couv’ de 2049 indique qu’il est né en 1980, qu’il est « chercheur en sciences de l’environnement et membre de l’ « Anthropo-cène Working Group ». Sur Internet, j’ai lu que l’auteur de 2049 enseignait à l’Université catholique de l’Ouest. Dans le milieu, on l’appelle « La Catho ». De ce détail j’en ai déduit que Nathanaël Wallenhorst ne pouvait pas avoir la dégaine d’un khmer vert ou d’un soulevé de la Terre. La suite me fera nuancer ce préjugé.
Le personnage est agréable à regarder. Silhouette tankée, mâchoire carrée, cheveux ondulés : on dirait un joueur de football américain. Come on guys, you can ask me anything. Son blaze étant peu commun, j’ai cherché : « Nathanaël » est un prénom d’inspiration biblique qui signifie « cadeau de Dieu » ; « Wallenhorst » vient d’une germanique « forêt galloise ». Il se pourrait donc que la forêt galloise soit un cadeau de Dieu. Plus sûrement, il se pourrait qu’en 2049 les forêts européennes crament à un rythme industriel, mais n’anticipons pas.
Je profite de ce moment de flottement pour faire connaissance avec mon voisin. Je lui dis que j’ai passé quelques mois à enquêter sur l’Agly, fleuve côtier des Pyrénées-Orientales en voie de dépérissement depuis 2022. Un trauma dont je ne me remets pas. Je suis là, peut-être, pour briser la solitude dans laquelle je me suis claquemuré. Élu d’une commune du bassin perpignanais, mon voisin m’affirme que le fleuve n’est pas du tout foutu. Les pluies vont revenir, tout ça est affaire de cycles. J’en déduis que mon voisin est une cruche percée. Une de plus. La cruche est originaire du Morbihan où la sécheresse aussi sévit. Il croit m’apprendre un scoop. Il ne m’apprend rien. « Je sais – que je lui réponds. J’étais dans le Finistère cet été. J’ai vu des panneaux de restrictions d’eau, j’ai vu à certains endroits des landes de bruyère et d’ajoncs cramées. » Mais mon voisin ne m’écoute pas. Il parle tout seul, il est parti, c’est un expert. Aujourd’hui les gens monologuent et appellent ça « discuter ». Ça m’exaspère ! Souvent je ferme ma gueule, en opinant parfois le temps d’un soliloque ; d’autres, je décroche en me demandant, comme ce soir : qu’est-ce que je fous là, sagement assis dans cet amphi ? Je sais d’avance ce que je vais entendre : Sapiens est en train de scier la branche sur laquelle son cul anciennement poilu est assis depuis environ douze mille ans. Je fais un pari avec moi-même : tu vas voir, Navarro, que le mot « capitalisme » ne va pas être prononcé de la soirée et que tout ça va encore s’enfoncer dans la ouate citoyenniste habituelle.
Droit devant, ça s’anime. On apprend que les micros fonctionnent. Le Breton se tait. Enfin…
L’animateur de la soirée prend la parole. C’est un prof en sciences de gestion, pièce centrale du Catécopol (Atelier d’écologie politique), dans le cadre duquel Nathanaël Wallenhorst a été invité. Les étudiants présents dans la salle sont conviés à scanner un QR code afin de bien confirmer leur présence. Deleuze l’aurait déliré, le QR code ! Il en aurait fait un pli leibnizien, et on se serait bien marrés. Mais Deleuze est mort et les étudiants de l’amphi 5 semblent avoir autant de tonus que des pneus crevés. Durant la conf’, pas un ne bronchera ni ne posera la moindre question ; d’ailleurs, aucun ne restera jusqu’à la fin. Petit à petit, par grappes fantomatiques, ils s’exfiltreront de l’amphi 5 comme si le futur dystopique dressé par Nathanaël Wallenhorst jamais ne les concernerait. Ils nous laisseront à nous, adultes mûrs et responsables (coupables à leurs yeux ?), le bébé cyanosé sur les bras. Salauds de jeunes !
Baby-Crash
Face au public, Nathanaël Wallenhorst se révèle bon pédagogue. Dans le même développement, il peut faire cohabiter « forçage anthropique » et « truc de malade » – je cite de mémoire, mais l’idée est là. Malgré un timing serré – il doit rejouer dans quelques heures la même séquence dans une librairie de la côte –, le prof prend le temps de délayer son argumentaire. Sa voix est aussi douce que le sont ses sourires ; son diagnostic sur le mitan du XXIe siècle beaucoup moins. La trame de l’exposé reprend les titres de chapitre de 2049. Elle est aussi enjouée qu’un noir et blanc de Haneke. Qu’on en juge : la non-linéarité, la chaleur mortelle, la pénurie, le dépeuplement, la contamination, l’imprévisible, la faim, la migration et la guerre, et pour terminer en beauté : le chaos. Voilà le programme des décennies qui nous attendent, c’est aussi celui de notre soirée. À côté, le Breton prend des notes. Ça rassure de prendre des notes, ça donne l’impression d’avoir encore prise sur les événements.
Nathanaël Wallenhorst a peut-être la carrure d’un joueur des Packers de Green Bay mais à l’intérieur c’est un vrai nounours. Il n’hésite pas à parler de ses angoisses et de ses colères. Il passe ses journées à palucher des rapports annonçant le désastre, une véritable obsession qui l’habite depuis des années. Il évoque ses anxiétés de père – j’ai les mêmes : en 2049, mes deux fils n’auront même pas la cinquantaine. Le sort de milliards de personnes est en jeu… et on pense d’abord à la future vie de ses mouflets. Être père rend décidément mesquin.
Cela dit, qu’on relativise, le stock des futures générations dégringole : la natalité française, comme ailleurs en Europe, s’effrite. Après le Baby-Boom d’après-guerre, le Baby-Crash d’avant effondrement. Les explications vont bon train : émancipation féminine, baisse de la fécondité, plus envie de baiser – peut-être aussi que les couples y réfléchissent à deux fois avant de projeter un gosse dans un monde à l’agonie annoncée.
Si Nathanaël Wallenhorst a choisi 2049 comme titre et borne temporelle de son livre, c’est parce que 2050 c’était trop rond et trop facile. Puis surtout, 2050 éloignait un peu trop la perspective du merdier à venir. Alors que 2049, psycho-logiquement, ça fait plus proche et presque demain : une génération à peine. Il y a une génération en arrière, je collais des autocollants « Détruisons le capitalisme avant qu’il ne nous détruise ». Je pensais alors la formule suffisamment choc pour électriser les masses. J’avais tort ; les masses sont restées à la masse et, le temps de mettre du blanc dans ma barbe, nous y sommes : au bord de la grande bascule.
Nous continuons à souffler dans la baudruche et bientôt la baudruche va nous péter à la gueule. C’est ça la « non-linéarité » expliquée par Nathanaël Wallen-horst. Nous soufflons dans le ballon « jusqu’à ce qu’un petit centimètre cube supplémentaire le fasse exploser et le déchiquette. L’effet est non proportionnel ou non linéaire avec la cause. Le moment où le ballon explose est ce qu’on appelle un tipping point, en anglais, ou point de basculement. Le passage de l’état où le ballon réagit proportionnellement à nos stimuli à un autre état, explosé et qui ne peut plus contenir le moindre centimètre cube d’air, est brusque et irréversible. Aucun retour en arrière ne sera jamais possible. C’est à ce type de processus que répond la Terre. »
Je ne vais pas résumer la conférence de Nathanaël Wallenhorst. Globalement, aujourd’hui, quiconque veut savoir peut savoir. Dans certains endroits, il suffit même de se promener le long du lit d’un fleuve asséché pour avoir une image de l’avenir qui nous attend. Quand, même le romarin, plante emblématique de la garrigue, crève, on comprend que quelque chose de très dur est en train de se mettre en place. Tandis que Nathanaël Wallenhorst cause devant nous, des chiffres défilent sur un diaporama. Mais les chiffres ne valent plus rien. Ils nous ensevelissent et nous neutralisent sous leur abstraction totalitaire. Dans le Diplo de juillet dernier, Sébastien Broca [2] explique le piège de la quantification : cette prétendue « efficacité politique des chiffres pour faire prendre conscience au public de la gravité d’un problème ». Broca écrit : « Les partisans de cette forme de mobilisation adhèrent de manière plus ou moins consciente au présupposé selon lequel l’information produirait des transformations sociales positives. Comme un lointain écho à l’esprit des Lumières, ils se montrent convaincus que le savoir, exprimé dans les chiffres, objective la menace et transforme les pratiques. […] Mais l’histoire contemporaine de la mobilisation par les chiffres est jalonnée d’échecs. Un consensus scientifique solidement établi et chiffré, celui formé autour du réchauffement climatique et de ses conséquences, n’a pas empêché l’affaiblissement ces trois dernières années de la préoccupation environnementale ».
Demain, dès l’aube
On ne combat pas la rationalité morbide des radicalisés de l’industrialisme par une rationalité contraire venue, par exemple, des rangs d’une quelconque écologie radicale. On ne combat pas les chiffres des économistes par les chiffres des amoureux de la nature. « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne… » n’a aucun équivalent mathématique – et ce, même si l’enneigement disparaît de notre futur proche. Alors, quoi ? Alors rien. On écoute Nathanaël nous dresser la liste des désastres car le système Terre est comme un jeu de dominos : si le premier tombe c’est l’hécatombe impossible à arrêter. Tout ça est écrasant. Je me demande ce que peut écrire mon voisin breton. Son testament peut-être. De son côté, Nathanaël le répète tel un mantra : il aime la vie ! Entre Éros et Thanatos, son choix est fait. Il n’a pas écrit 2049 pour nous flinguer le moral mais pour que, tous ensemble, nous œuvrions à ce que la Terre conserve un minimum d’hospitalité pour toute vie qui y éclot. Instantanément, le mot « hospitalité » me touche, m’émeut même. Puisque la catastrophe écologique unifie notre condition, puisque – malgré l’émiettement postmoderne et les furies nationalistes – l’espèce humaine n’a jamais été aussi une, il faut peut-être partir de ce socle en péril pour penser une universelle solidarité. Je sais, je rêve. Mais c’est bien là un réflexe minimal face au cauchemar que nous fabriquent les technolâtres.
Anarchistes, nous sommes orphelins. Il y a cinq ans, le camarade anthropologue Graeber cassait sa pipe. C’est une perte inestimable. Il nous laisse un pavé plein de ressources et de fulgurances, coécrit avec l’archéologue David Wengrow : Au commencement était… Une somme, une bible, un refuge. L’histoire de l’humanité mise cul par-dessus tête. L’Occident, cœur du grand récit démocratique, en prend pour son grade et ça soulage. Graeber et Wengrow parlent d’hospitalité pour caractériser les sociétés indiennes précolombiennes. Comme ailleurs on s’y faisait la guerre mais, si un membre quittait son clan pour aller barouder dans quelque grande plaine, les tribus rencontrées en chemin lui devaient l’hospitalité. Quand bien même ils ne parlaient pas la même langue et ne partageaient pas les mêmes organisations sociales. L’humanisme a la peau rouge.
Je me suis trompé. À la fin de sa conf’, Nathanaël Wallenhorst a causé « capitalisme » ; il a même imaginé un jeune lecteur de Malm-le-saboteur rempli d’une colère totale. Mais le prof n’était pas là pour pousser à la sédition, il était là pour transmettre un savoir critique. De fait, c’est surtout sur mes attentes que je m’étais trompé : « capitalisme » prononcé dans l’amphi 5 de la fac de Perpignan n’était qu’un « isme » parmi d’autres. Le convoquer n’impliquait qu’une radicalité de circonstance. À peine énoncé, le concept foutait le camp : trop encombrant, trop banal, trop vide. Deux siècles de révolution industrielle nous conduisent au bord de l’abîme : qui pour assumer pareil diagnostic dans cette pouponnière de l’Alma Mater ? Qui pour clouer le bec à ce couillon du public, culpabilisant de ne pas pouvoir se payer une bagnole électrique ?
Pour conclure, Nathanaël Wallenhorst file une ultime métaphore. Finalement, son truc à lui c’est pas le football américain mais le handball. Imaginez : « Il reste cinq minutes à jouer et on est mené 4-0. Ça va être dur mais on n’a pas le choix : il faut mouiller le maillot et tout donner. » Panache du geste ultime, forcément beau – désespéré ?
Dans le hall, la conférence finie, je siffle une bière. À côté, l’auteur signe son bouquin, car le protocole reste intangible même pour les livres de fin du monde. Avec Élisa, nous échangeons nos impressions. Elles oscillent entre sidération, saturation et envie de passer à autre chose. Son ado de fils a tout écouté – il sait désormais qu’un jean équivaut à dix mille litres d’eau douce ; on peine à imaginer ce qu’une telle vérité peut produire dans la tête d’un minot à qui la vie ouvre ses bras tristes.
Je feuillette 2049. Me demande à quoi bon en rajouter une couche. Je dégaine ma carte bleue. Le geste est automatique, le calice jusqu’à la lie et advienne que pourra. La libraire me demande si je suis sûr. La machine répond à ma place : paiement accepté.
Avant de partir, je tiens à serrer la paluche du prof de « La Catho ». Nathanaël affiche un sourire tendre, je lui rends ce que je peux. Nos mains se lâchent.
Dehors la nuit est froide et précoce. Des silhouettes se pressent. Contrairement à moi, elles savent où aller.
Sébastien NAVARRO

Notes
[1] Nathanaël Wallenhorst, 2049 : ce que le climat va faire à l’Europe, Éditions du Seuil, 2025.
[2] Sébastien Broca, Mesurer la gloutonnerie numérique, Le Monde Diplomatique, juillet 2025.

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