Face à l’extrême-droitisation du pouvoir

CA 355 décembre 2025

DOSSIER EXTRÊME-DROITE : HISTOIRE D’AMOUR AVEC LE CAPITAL

vendredi 12 décembre 2025, par Courant Alternatif

Cet article est issu du débat que nous avons eu à la Commission Journal. Précisons-en tout de suite l’objet. Notre propos n’était pas celui d’un front anti-fasciste, nos positions à ce sujet ont été rappelées dans le précédent numéro de Courant Alternatif, et encore moins de se lancer dans des prédictions électorales. Il n’était pas non plus de revenir sur la période historique de prises du pouvoir par le mouvement fasciste. C’est d’extrême-droite que nous parlons, qui n’est pas réductible au phénomène historique du fascisme. On doit cependant constater une dérive du pouvoir, des élites et des medias mainstream, vers l’extrême-droite, éventuellement sous couvert d’extrême-centre, et réfléchir aux moyens de s’y opposer.

Y a-t-il une frontière entre l'extrême-droite et la droite ?

Nous pensons que oui, mais il faut d’abord noter qu’il y a un continuum entre les deux, qui explique d’ailleurs pourquoi franchir la frontière semble si facile. Résumé très brièvement, les deux ont en commun une vision autoritariste de la société et de s’appuyer sur des valeurs réactionnaires, notamment patriarcales et coloniales donc fondamentalement racistes, sexistes et homophobes, extractivistes, et de se référer à « la loi et l’ordre ».
Il y a cependant une différence importante, c’est le rejet de la démocratie parlementaire bourgeoise et des droits et libertés formelles qui vont avec. Certes, la démocratie représentative n’est qu’une modalité de la dictature de la bourgeoisie. Mais si, ça fait une différence de vivre dans une dictature ou de vivre dans une démocratie. Certes, la Vème République n’est pas complètement une démocratie parlementaire comme ça avait été dénoncé par un certain Mitterrand François avant qu’il ne devienne calife à la place du calife. Certes, ce n’est pas complètement une démocratie quand on voit à quel point le résultat des votes est méprisé lorsqu’il ne sied pas au pouvoir en place (referendum sur l’Europe, résultat des dernières législatives…).
Mais lorsqu’un sinistre de l’intérieur se permet ouvertement de se proclamer pour « la fin de l’état de droit », on peut frémir. Et se redemander où est la frontière entre la droite et l’extrême-droite. En tous les cas, c’est un des nombreux signes de l’extrême-droitisation du pouvoir, phénomène entamé depuis plusieurs années (usage du couvre-feu colonial pendant les émeutes, intégration des mesures d’exception anti-terroristes dans la législation ordinaire, criminalisation de plus en plus intense de toute opposition, contournement et piétinement des contre-pouvoirs médiatiques, associatifs, syndicaux et parlementaires…).

Un moment de la guerre de classe

L’autoritarisme croissant est une tendance ancienne, qui a plusieurs décennies, et que nous avons souvent dénoncée. C’est un aspect de la guerre de classes. Depuis plusieurs décennies, depuis la rupture du compromis fordiste, il s’agit pour la bourgeoisie de se débarrasser méthodiquement des conquis sociaux. L’heure n’est plus à la distribution de miettes pour assurer la paix sociale grâce à une consommation de masse qui augmente les profits de l’industrie. L’heure est au retour à l’intensification brute de l’exploitation et à la conquête des derniers marchés encore à prendre, ceux de la privatisation de la santé et de l’ensemble des services publics. Les libertés syndicales et/ou démocratiques sont donc de moins en moins de mise. La bourgeoisie sait qu’elle mène une politique qui va étendre et aggraver la misère. Il s’agit donc de contrôler massivement la population, de resserrer la vis de la cocotte minute. La pacification de la société et le contrôle social passent désormais par des outils de plus en plus répressifs (cf. réformes du RSA, du chômage, sur les femmes pauvres aux USA…).
L’heure n’est donc plus aux compromis avec la social-démocratie. Il faut préciser ici le sens du terme « social-démocrate ». Originellement, les sociodémocrates se réclamaient du marxisme, mais certains ont estimé qu’il était possible de réformer graduellement le capitalisme dans un sens progressiste. Ils et elles se définissaient donc comme réformistes et refusaient l’option révolutionnaire. Autant dire que le PS actuel ne peut pas être considéré comme social-démocrate, il ne porte plus aucune réforme socialement progressiste depuis longtemps. Par contre, la LFI peut être qualifiée de parti social-démocrate, et on voit comment ce parti est traité en ce moment…

L’extrême-droite « officielle » (RN, Zemmour) est devenue une option pour le grand patronat. Des rencontres ont eu lieu, et elles ont été revendiquées et assumées. Ceci se voit aussi à travers l’investissement de grands patrons emblématiques de l’extrême-droite dans les medias, medias qu’ils tiennent d’une main de fer. Tou·tes les lectrices et lecteurs de C.A. connaissent l’empire médiatique de Bolloré. Sterin, Charles Gave (Zemmour), les familles Bolloré, Rotschild, et Agnelli sont associées dans le fonds John-Henry Newman qui finance entre autres l’Université Catholique de l’Ouest. Exxon Mobil, Koch Industrie, Skaife Foundations, Walton Family Fondation et Richard Mellon Scaife financent Heritage Foundations de Kevin Roberts ; Charles d’Anjou et Régis le Sommier soutiennent Omerta, Iskander Safa Valeurs Actuelles, Erik Tégnir Frontières et Furia, cette dernière soutenue aussi par Proud Boys et Storm Front, Elisabeth Lévy soutient Causeur, Jean-Claude Godin TV Libertés. Ceci montre l’investissement du patronat dans la propagande d’extrême-droite. De fait, l’investissement d’idéologues du patronat dans les medias n’est pas nouveau, c’est le fameux mur de l’argent déjà célèbre avant guerre. Il est néanmoins important de noter leur positionnement d’extrême-droite.

De quelques spécificités de l'extrême-droite actuelle

Il faut tout d’abord réfléchir à ce qu’a changé la généralisation du numérique. Nous vivons dans une société de surveillance, à laquelle nous sommes plus ou moins volontairement exposé·es. Internet est un outil de flicage extraordinaire, qui permet de connaître nos démarches, nos déplacements, une partie de notre vie privée (santé, revenus, achats…), et qui permet l’interconnexion de l’ensemble de ces fichiers. Or d’une part nous sommes de plus en plus souvent contraint·es de passer par internet pour un ensemble de démarches. D’autre part, les milieux militants se sont emparés du numérique pour communiquer et même s’organiser, les rendant particulièrement vulnérables à un contrôle par un pouvoir autoritaire. Plus besoin de dénonciations anonymes ou de milices, les réseaux sociaux sont là. Et si nous pouvons en limiter l’usage, il est impossible de s’en extraire totalement. Sans internet, pas d’actualisation quand on est au chômage, des possibilités bancaires extrêmement limitées, des difficultés avec les impôts, si on refuse soi-même doctolib, presque tous les toubibs, eux, y sont, obligation de passer par Pronote pour les élèves et leurs parents, etc. Et en ce qui concerne les réseaux sociaux, les refuser entièrement, c’est se couper d’une partie des liens et donc des mouvements sociaux. La possibilité de flicage a donc atteint un niveau incomparable par rapport à ce qu’on a connu dans d’autres périodes. Mais rappelons-nous que le flicage jamais n’abolira la révolte.
L’extrême-droitisation du pouvoir est très nette et se lit dans les déclarations officielles, les torrents de propagande déversés par les medias mainstream, l’évolution de la législation, le durcissement des pratiques répressives. Par contre, on n’observe pas de dynamique sociale d’extrême-droitisation de la société. Contrairement à ce qu’on nous serine, les actes racistes ne sont pas en augmentation. Ce qui augmente c’est leur signalement, indice de ce qu’ils sont beaucoup moins tolérés qu’autrefois. Et de plus y sont comptabilisés tous les signalements pour antisémitisme qui concernent très souvent en fait des positions propalestiniennes . Les anciens parmi nous se rappellent que dans leur jeunesse, les ratonnades étaient des événements relativement courants. Ce n’est plus le cas. La violence raciste de la population a diminué (pas celle de la police par contre). Un indicateur sociologique le rappelle : les mariages mixtes sont en constante augmentation. Et des mariages mixtes, ce sont des familles mélangées, des grands-parents, des cousins, des tontons et des tatas, etc. Il est des sujets où la population a des positions majoritairement opposées aux politiciens qui parlent en son nom : le recul de l’âge de départ à la retraite, la sympathie pour la Palestine et notamment les Gazaouis… Contrairement à ce qu’elle raconte, l’extrême-droite ne s’appuie pas sur un mouvement populaire et pour le moment n’est pas véritablement capable d’organiser des manifestations importantes. Il y a certes quelques bandes armées d’extrême-droite qui profitent de l’impunité dont elles bénéficient pour commettre des exactions. Il y a les milices des chasseurs, de la FNSEA et de la Coordination Rurale pour intimider les écologistes, et surtout les syndicalistes de la Confédération Paysanne. Mais ceci ne constitue pas un mouvement social, une force populaire.

Peut-être que ce qui décrirait le mieux la situation actuelle est le terme de démocrature. La France a les apparences d’une démocratie : élections libres, parlement, séparation des pouvoirs, « indépendance de la justice », constitution… Mais en même temps la gestion du pouvoir est extrêmement autoritaire. Les forces de police françaises sont régulièrement condamnées par l’Europe pour leur violence et l’usage disproportionné de leurs armes. Le droit de manifester n’est de fait plus respecté. Le droit d’expression non plus avec les multiples condamnations de déclarations propalestiniennes, jusqu’à l’interdiction des drapeaux aux mairies. Pour les medias et le pouvoir, l’extrême-gauche de « l’arc républicain » s’arrête au PS, alors que le RN et Zemmour y sont inclus sans problème. Bref, sous les apparences d’une démocratie, les pratiques sont de plus en plus proches de celles d’une dictature.

Lutter contre l'extrême-droite

Bien sûr, la lutte contre l’extrême-droite est plus que jamais d’actualité. Mais on peut facilement conclure de ce qui précède qu’elle ne passe ni par les élections, ni par un front anti-fasciste. Le « vote républicain » des dernières élections est une véritable caricature : il a permis de faire élire des politiciens dont le premier souci a été ensuite de s’allier avec le RN. L’anti-fascisme moral a fait la preuve de son inefficacité depuis qu’il existe. Pour toutes ces questions, nous renvoyons au numéro précédent de Courant Alternatif.
L’extrême-droite s’appuie sur des valeurs réactionnaires, et ce sont ces valeurs que nous devons combattre. Nous ne parlons pas ici de morale ni de pureté. Si nous combattons le racisme, ce n’est pas seulement parce que ce n’est pas gentil. Nous combattons le racisme parce qu’il est opposé à notre idéal d’émancipation universelle. Nous le combattons aussi parce que c’est une arme de division aux mains du patronat, comme le nationalisme par exemple. Et il est très simple de montrer comment le patronat attaque d’abord ceux qui sont le plus vulnérables pour ensuite s’en prendre aux autres. Rappelons par exemple que les licenciements massifs dans la sidérurgie ont été précédés par des licenciements massifs d’immigrés. Le traitement subi par la Grèce lorsqu’elle a eu des velléités de gauche était l’exacte application de ce qui avait été expérimenté auparavant dans les pays du tiers-monde pendant des décennies. Lorsque l’oppression fait rage contre nos camarades immigré·es ou étranger·es, si nous laissons faire, c’est l’avenir de tous que nous sommes en train d’accepter.

Il y a notamment tout un travail à faire au niveau de l’Éducation Nationale. Déjà, l’école est un lieu d’apprentissage de la discipline, de la compétition, de la hiérarchie, et du nationalisme par le biais de l’éducation civique (quel que soit le nom qu’on lui donne). Les ingérences réactionnaires y sont multiples. Il y a les oukazes des politiques concernant les programmes (enseigner les bienfaits de la colonisation, éviter certains événements historiques, ne pas aborder certains sujets ou de façon très encadrée, la laïcité dans sa version de plus en plus catholique…). Il y a aussi le problème des « parents vigilants ». Leur influence est d’autant plus compliquée à combattre qu’il ne s’agit pas de le jouer profs contre parents, mais sur le terrain de fond de l’éducation. Les réseaux sociaux jouent ici un rôle important : c’est un lieu où certain·es peuvent se monter la tête entre eux sans aucun garde-fou (comme le rappel de la réalité par exemple), jusqu’à ce que la mayonnaise de la rumeur prenne. Nous avons aussi en mémoire la « journée sans école » d’il y a quelques années où l’extrême-droite s’était montrée capable de toucher énormément de parents individuellement par SMS.
Il y a aussi l’éternelle question de l’influence des grands medias, question aussi vieille que la propagande. Comment lutter contre quand on ne dispose pas de leur force de frappe ? En fait, leur force, c’est la maîtrise de l’agenda, leur capacité de passer certains événements sous silence et d’en monter d’autres en épingle. C’est sur le terrain des luttes que nous pouvons leur répondre. C’est lorsque la société participe à des mouvements qu’elle peut observer que les medias n’en rendent pas compte, ou de façon mensongère. Ce qui ne donne pour autant pas accès à l’information dont nous aurions besoin, et ne nous permet pas de diffuser ce que nous souhaiterions au-delà de nos petits cercles.
De façon générale, comme nous l’avons écrit à de nombreuses reprises, c’est dans les luttes qu’on combat l’extrême-droite. Ou plus exactement c’est par les luttes sociales. Lorsqu’il y a un mouvement d’ampleur contre la réforme des retraites, c’est silence radio du côté de l’extrême-droite, bien emmerdée de la contradiction entre ses discours démagogiques et son ferme soutien au patronat ainsi que son amour de l’ordre. Par contre, lancer des anathèmes au nom d’un antifascisme moral est le meilleur moyen de lui ouvrir un boulevard. Ce n’est pas en excluant d’entrée de jeu une partie de la population des luttes qu’on gagnera. Souvenons nous qu’au début le mouvement des Gilets Jaunes, aujourd’hui mythifié par l’ensemble de l’extrême-gauche, a été disqualifié au nom d’une supposée proximité avec l’extrême-droite. Et retenons les leçons du 10 septembre. Les choses ont été bien prises en main pour exclure toute possibilité de dérapage malsain. Et il n’y a pas eu de mouvement du 10 septembre au-delà de la semaine du 10 au 18. C’est la participation à un mouvement social qui permet la prise de conscience politique et non l’inverse. Bien sûr, nous devons combattre les idées réactionnaires dans les mouvements. Mais ni par l’exclusion, ni par le mépris de classe.
Enfin, dernière question en suspens. Sommes-nous prêt·es dans nos pratiques et nos façons de vivre à résister à une extrême-droite arrivée au pouvoir, ce qui peut quand même arriver d’ici peu, le tout sans tomber dans la parano ? Il nous semble que ce n’est pas gagné…

Sylvie

https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article4577

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