Refus d’obtempérer ?

« Fondamentalement, l’obéissance n’est pas une vertu, mais un défaut des humains »

paru dans lundimatin#500, le 11 décembre 2025

« Si l’humanité se suicide, ce sera parce que des individus obéiront à ceux qui leur ordonneront d’appuyer sur les boutons meurtriers ; parce qu’ils obéiront aux passions archaïques de peur, de haine et de cupidité ; parce qu’ils obéiront aux clichés désuets de la souveraineté de l’État et de l’honneur national. »
Erich Fromm, De la désobéissance. 1963.

Les chorales médiatiques soutenant de leurs trémolos la croisade annoncée par nos gouvernants contre les « refus d’obtempérer » ouvrent un front de plus dans la guerre des mots qui est l’élément primordial de la guerre sociale. On le sait : le langage des régnants à destination du public est le bouclier de leur pouvoir. Les mots qu’ils choisissent pour définir leurs actes sont les outils servant à leur obtenir l’approbation de leurs décisions et à rendre difficile leur critique. Ils ont pour fonction de faire gober leur vision de la société en mentant sur les effets concrets de leur action. L’emploi de mots et de formules blindées est un moyen fréquemment utilisé par ce travail propagandiste insidieux.

La formule « Refus d’obtempérer » en est un fleuron. Elle contient implicitement l’idée que l’obéissance est une vertu et la désobéissance un crime, quelle que soit la situation. Cette idée, largement propagée au fil de l’Histoire par les minorités régnant sur l’humanité, a pour effet de faire admettre comme seule attitude correcte en société la soumission aux ordres de ces dominants. Elle contient l’argument « moral » qui, intériorisé par les individus permet d’obtenir leur docilité « spontanée ». Selon elle, le « bon citoyen » est l’individu qui se plie aux décisions des « autorités » quelles qu’elles soient, sans même qu’elles aient besoin de lui en donner l’ordre. Si elles doivent parfois le faire tout de même c’est parce qu’il n’a pas leur clairvoyance et ne voit pas toujours en quoi leurs décisions sont nécessaires, mais dès qu’il est éclairé par l’information adéquate il se doit d’obtempérer sans discuter.

Le clan s’étant installé comme « autorité » à la tête des institutions justifie cette posture arbitraire par le fait qu’il défend le bien être de ses administrés contre les voyous qui les agressent ou leur causent des déboires en ne respectant pas les règles conçues pour une vie sociale paisible. Effectivement, ces « autorités » remplissent parfois ce rôle de gardiens des jeux du square, lorsque les « mal élevés » par leurs institutions viennent y semer leur pagaille. Mais ce n’est qu’un aspect mineur du pouvoir qu’elles détiennent d’imposer à leurs sujets pratiquement tout ce qu’elles veulent au nom de cette « gestion » de l’intérêt public.

Il n’en est pas moins vrai que, fondamentalement, l’obéissance n’est pas une vertu, mais un défaut des humains, le point vulnérable par où pénètre ce qui les asservit. C’est le renoncement par l’individu à sa capacité de juger de la validité de ce qu’on lui demande et de décider par lui même. C’est le produit d’une contrainte, la soumission à un ordre. Obéir c’est se plier à ce qu’on n’approuve pas, c’est se résigner à faire ce qu’on n’aurait pas fait si l’on avait été libre de choisir. Lorsqu’on adhère à un projet, il n’est nul besoin, pour qu’on l’admette et contribue à son application, d’y être forcé par une sommation à obéir. Si ses promoteurs en font un ordre auquel ils exigent qu’on obtempère c’est que cette proposition n’est peut être pas aussi bonne qu’ils l’estiment et qu’elle mérite peut être des objections ou une franche opposition, Pour éviter d’avoir à affronter une telle opposition, ils choisissent d’imposer leur décision. L’exigence d’obtempérer est leur 49,3.

Obéir, c’est admettre de n’être qu’un levier entre les mains du donneur d’ordre, un robot dépourvu de sensibilité, une machine qui exécutera sa fonction efficacement, froidement, sans scrupules, en ne considérant les humains que comme des dossiers, des numéros, des objets à utiliser, user, sans souci de les casser. Obéir c’est être un Eichmann potentiel. Affirmation choquante, diront les « modérateurs » appointés. Exagérée ? Malheureusement : Non.

L’Histoire ne manque pas d’exemples témoignant des ravages que peut faire l’obéissance inconditionnelle à des ordres. Il suffit de se souvenir que le serment des SS jurait au Führer « obéissance jusqu’à la mort » pour constater jusqu’à quels résultats ce principe peut mener et combien il a pu servir à justifier les plus immondes saloperies.

L’obéissance apparaît alors clairement comme la lâche excuse s’efforçant de donner un visage respectable à des actes qui ne le sont pas. Elle est le paravent derrière lequel on peut jouir du plaisir de faire mal, insulter, humilier, blesser, torturer, tuer, ceux que les ordres désignent comme coupables de quelque méfait, ne serai-ce que celui de ne pas pouvoir montrer les papiers qu’on a refusé de leur donner. Les « autorités », qui ont requis de leurs employés cette obéissance dont elles ont besoin pour imposer leurs diktats, savent généralement s’appliquer à regarder ailleurs quand ces serviteurs s’adonnent un peu trop à ces manières « zélées » de remplir leur tâche. Il faut bien que faire le sale boulot ait une compensation !

Mais, heureusement, l’histoire ne manque pas non plus d’exemples de désobéissance ayant tiré l’humanité d’un mauvais pas, et lui ayant permis de progresser en décisions bénéfiques à tous ses membres et pas seulement à une poignée de vampires régaliens. On peut même dire, comme Eric Fromm (ce dealer de lucidité ayant « refusé d’obtempérer » aux ordres nazis) que l’humanité a progressé essentiellement grâce à la désobéissance. « Non seulement le développement spirituel des humains n’a été possible que parce qu’il y a eu des hommes pour dire non aux puissants, mais, de plus, leur développement intellectuel a dépendu de leur capacité de désobéissance aux autorités qui tentaient d’étouffer les nouvelles pensées, et à l’autorité des opinons établies de longue date qui tenaient pour inepte tout changement. » Depuis Prométhée, la liste est longue des grands désobéissants qui ont fait progresser l’humanité hors de ses esclavages et ses folies, sans parler des myriades de preneurs de Bastilles et de Palais d’hiver. Tous les « refus d’obtempérer » ne sont donc pas d’immondes comportements de connards sanguinaires. Au contraire, bon nombre d’entre eux sont de très honorables moments de résistance à une forme ou une autre de despotisme.

Les tapageuses dénonciation va-t’en-guerre de très diverses manifestations de « refus d’obtempérer » amalgamées sous cette étiquette sont une façon bien politicrade d’exploiter les sordides agressions commises par les petits mercenaires du narco-trafic ou les accidents que provoquent les foldingues de la roue arrière. En profitant de cette occasion pour déclarer la guerre aux « refus d’obtempérer », ce ne sont pas seulement ces crimes que nos pères fouettards ont dans leur collimateur, mais tous les éventuels refus d’obéir à leurs diktats. Ils utilisent la réprobation contre la sauvagerie des « racailles » pour faire admettre aux habitants de ce pays un renforcement du carcan policier qui les étrangle déjà fortement.

Hier le terrorisme a fourni à nos seigneuries l’alibi pour nous emprisonner dans une toile d’araignée d’obligations et d’interdits d’une sophistication inégalée dans l’Histoire. Aujourd’hui, les querelles sanglantes des mafias de la drogue pour assurer leur « marché » servent de prétexte pour compléter le travail. Elles procurent à ces « décideurs » l’argument pour renforcer encore cet état de siège permanent, et le faire admettre à la population, et même applaudir, en le présentant comme le moyen nécessaire pour assurer la sécurité qu’on voit tant de braves gens réclamer à grands cris sur tous les écrans de Big Brother.

L’incarcération des ilotes de cette société dans un quotidien menotté et bâillonné se vend comme la solution à leur peur croissante de voir Attila débarquer dans leurs cocons précaires. Et ça se vend bien. Car il est vrai que s’emprisonner est un moyen efficace pour se protéger contre les intrusions. On voit rarement des pillards s’aventurer à cambrioler des prisons ! La parade contre l’insécurité est donc toute trouvée : Bien enfermés dans des « safe zones » bunkerisées et tenus dans un confinement de chaque instant, un contrôle de chaque geste, chaque parole ou grimace, et même chaque pensée, les moutons du capitalisme sont bien protégés des brigands qui voudraient déposséder leurs bergers actuels de leur monopole sur cet élevage et ses fins carnassières.

La mobilisation contre les « refus d’obtempérer » servira peut être à compliquer un peu le business des petits épiciers du sniff et de la seringue. Elle servira aussi beaucoup à renforcer les moyens de maintenir soumis les serfs des oligarchies régnantes en traitant comme également criminelles les très légitimes désobéissances visant à résister à ce qui détruit l’humanité.

Les narcos et leurs guerres sont un fléau parmi bien d’autres produits par la barbarie que fabrique cette société. Si la consommation de drogues ne cesse d’augmenter, fournissant à ses commerçants des moyens de faire du fric facile, c’est que ne cesse de croître le nombre de déglingués de la vie qui trouvent dans les drogues une bouée pour surnager dans le cloaque. Ce n’est pas en fliquant les gens toujours plus qu’on empêchera que ça continue. Ça ne fera qu’exacerber le besoin et aggraver la situation. Seule la fin de la demande mettra fin à l’offre, et les dealers au chômage. Or, seule la fin du besoin mettra fin à la demande. Lorsque plus personne ne boitera, il n’y aura plus besoin de béquilles. Le meilleur moyen efficace de faire la guerre aux narcos, comme de ne plus subir tant d’autres agressions en tous genres, c’est de construire une société plus vivable. Certes, ça n’est pas un petit chantier vu l’état où se trouve le monde, mais c’est en commençant à en tracer les fondations que la situation peut évoluer en ce sens. Pas en faisant appel à la peste pour vaincre le choléra. Pas en recourant à la dictature pour en finir avec la délinquance, aussi folle soit elle.

La locomotive du convoi humain est mal barrée. Il faut inverser la vapeur à fond les manettes, freiner les délires, cesser de nourrir la chaudière, déverrouiller les possibles. Pour ça, il faudra sans doute quelques « refus d’obtempérer », pas du genre horrible qui écrase les promeneurs et flingue les mômes, non, plutôt du genre créatif, fraternel, chaleureux, et tenace. Une désobéissance positive sachant se méfier surtout de la drogue la plus hallucinante : celle du pouvoir incontrôlable et des abus qu’il permet.

Gédicus
28 novembre 2025

https://lundi.am/Refus-d-obtemperer

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