
L’hebdomadaire dominical du milliardaire Rodolphe Saadé a publié un entretien avec le ministre de l’Enseignement supérieur Philippe Baptiste, qui a profité de l’occasion pour se poser, sans être contredit, en champion de « la liberté académique ». Problème : dans le monde réel, ce ministre engagé est, comme ses prédécesseurs macronistes, un assaillant de cette liberté.
Dans son édition datée du 30 novembre 2025, l’hebdomadaire dominical La Tribune dimanche (groupe CMA Média) a publié, sur deux pages, un article trompetant, comme un cocorico, que la France allait prochainement accueillir 33 « scientifiques américains de renommée internationale dont la liberté académique est menacée aux États-Unis » – où le président Donald J. Trump est, comme on sait, parti en guerre contre les universités, accusées, en substance, d’être des repaires de gauchistes pro-palestiniens.
Ce long article est complété — deux attentions valent mieux qu’une — par un entretien avec le ministre macroniste de l’Enseignement supérieur, Philippe Baptiste, à qui La Tribune dimanche pose la question suivante : « Qu’est-ce qui empêcherait la science française de subir le même sort que la science américaine en cas de bouleversement politique dans le pays ? »
C’est-à-dire : dans le cas où l’extrême droite prendrait aussi le pouvoir de ce côté-ci de l’Atlantique.
Le ministre fait cette réponse bouleversante : « La question de la liberté académique est centrale. (…) Ce que montre l’exemple américain, c’est que la première garantie de la liberté académique, c’est un financement suffisant pour la recherche de base ! Partager collectivement, au sein du pays, un attachement viscéral à la science et à la recherche libres, c’est la première étape pour protéger les libertés académiques. »
Ces propos sont si beaux, que l’intervieweur du ministre, probablement subjugué par tant d’attachement au libre exercice de la recherche et de « la science », en oublie de confronter Philippe Baptiste à la réalité de ses pratiques ministérielles — et de celles de ses prédécesseurs macronistes.
Discours admirable, méthodes détestables
Et c’est un peu dommage, car ce journaliste découvrirait, s’il poussait plus avant sa curiosité, un conséquent décalage entre un discours officiel tout à fait admirable, et des méthodes qui le sont beaucoup — beaucoup – moins.
Car, premièrement : loin d’assurer à « la recherche de base » le « financement suffisant » qui serait selon le ministre « la première garantie de la liberté académique », l’État macroniste, en les sous-finançant, entretient au contraire un déficit chronique des universités, qui sont invitées, sous le sceau de leur autonomisation, à gérer elles-mêmes les difficultés financières croissantes auxquelles elles se trouvent ainsi confrontées – faute d’une aide publique suffisante.
Et bien sûr : cette pénurie organisée, où chaque président d’université se trouve contraint de courir après des subsides étatiques en constante diminution, favorise une compétition entre établissements qui détériore grandement les conditions de la recherche et de l’enseignement.
Insistons-y : pendant que Philippe Baptiste déclame que le « financement suffisant » de « la recherche de base » est la « première garantie de la liberté académique », son gouvernement entretient dans l’université française une précarité qui a pour effet de fragiliser cette recherche, en la soumettant à des logiques de compétitivité qui empêchent évidemment son libre exercice.
Mais surtout, et au-delà de cette logique mortifère : Philippe Baptiste s’implique personnellement dans de préoccupantes limitations de « la liberté académique » dont il prétend très sérieusement se faire le champion – mais pourquoi se gênerait-il, puisque d’agréables intervieweurs oublient très gentiment de le confronter à cette hypocrisie.
Il est vrai qu’ici le ministre n’innove guère, et qu’il s’inscrit au contraire dans une tradition déjà ancienne – puisque le macronisme gouvernemental oeuvre depuis de longues années à la disqualification des enseignants et chercheurs dont les travaux sont jugés trop déviants.
L’islamo-gauchisme à l’université
En 2020, quelques jours après l’assassinat du professeur Samuel Paty par un djihadiste, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque – le très droitier Jean-Michel Blanquer (qui s’est depuis reconverti dans la chanson artificielle) – avait ainsi déclaré que « l’islamo-gauchisme » (1) faisait « des ravages à l’université », et favorisait « une idéologie » qui « men(ait) au pire ».
C’est-à-dire : au terrorisme.
Il avait ensuite précisé, quelques jours plus tard : « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses qui veulent essentialiser les identités et les communautés, aux antipodes de notre modèle républicain. Cette réalité a gangrené notamment une partie des sciences sociales françaises, je défie quiconque de me dire le contraire. »
Relevant ce crâne défi, la Conférence des présidents d’université (CPU, devenue France universités en 2022) avait alors publié un communiqué au vitriol invitant le ministre à « éviter amalgames et raccourcis inutiles », et rappelant ces quelques sobres évidences : « Non, les universités ne sont pas des lieux où se construirait une “idéologie qui mène au pire“. Non, les universités ne sont pas des lieux d’expression ou d’encouragement du fanatisme. Non, les universités ne sauraient être tenues pour complices du terrorisme. »
L’année d’après — en 2021, donc — Frédérique Vidal, alors ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, manifestement désireuse de ne pas se laisser distancer par Blanquer sur le terrain de l’extravagance, avait quant à elle annoncé qu’elle avait demandé au CNRS « une enquête sur l’islamo-gauchisme » qui selon elle « gangrenait » l’université.
Là encore : la CPU avait vivement réagi — pour suggérer à la ministre de ne pas « raconter n’importe quoi » —, et plusieurs centaines d’enseignants et de chercheurs ulcérés par cette nouvelle attaque avaient demandé — en vain —, dans une tribune publiée par le journal Le Monde, la « démission » de Frédérique Vidal.
Et finalement, en 2023 : ce même journal avait révélé qu’en réalité, l’intéressée n’avait jamais demandé d’enquête sur l’islamo-gauchisme à l’université, et qu’elle avait donc menti en annonçant deux ans plus tôt le lancement d’une telle investigation – un peu comme si son intention avait effectivement été de « raconter n’importe quoi » pour jeter l’opprobre sur le monde universitaire.
Colloque interdit
Deux ans plus tard : c’est Philippe Baptiste, qui, pleinement investi dans la perpétuation de ces pratiques, entretient à son tour le soupçon que certains enseignants et chercheurs seraient travaillés par de torves intentions.
Les 14 et 15 novembre dernier, par exemple, et comme l’a déjà raconté Blast : un très sérieux colloque sur la Palestine devait se tenir au Collège de France.
Mais il a été annulé, sous la pression, notamment, d’une petite clique d’universitaires qui œuvre dans l’ombre, et sous le couvert d’un obscur Réseau de recherche sur l’antisémitisme et le racisme (RRA), au dénigrement de collègues dénoncés comme trop hétérodoxes — ou trop sensibles au sort des victimes palestiniennes des crimes perpétrés par l’armée israélienne —, et qui s’est mobilisée, avec une association d’avocats et à l’unisson de quelques organisations adeptes du bâillonnement des voix dissidentes, contre la tenue de ce symposium scientifique.
Non sans succès, puisqu’il a effectivement été annulé.
Quelle a été, dans cette affaire, la position de Philippe Baptiste ? Parfaitement informé de la manœuvre du RRA, qui l’avait directement sollicité, ce ministre, loin de dénoncer pour ce qu’elle était cette atteinte caractérisée à la liberté académique — et cette mobilisation pour l’interdiction d’un colloque scientifique —, s’est au contraire associé à cette funeste entreprise, en adressant à l’administrateur du Collège de France un courrier dans lequel il écrivait qu’« au vu » du « programme » de ce symposium, il « doutait » que cette vénérable institution pluriséculaire soit « en mesure de garantir un débat où le pluralisme des idées puisse pleinement s’exprimer », et exprimait par surcroît — deux intimidations valent mieux qu’une — son « profond désaccord » personnel « avec l’angle retenu » par les organisateurs de la conférence.
Là encore, insistons, et répétons : au lieu de de défendre la liberté académique, Philippe Baptiste, lorsqu’il a été sollicité au début du mois de novembre par des universitaires militants qui protestaient contre l’organisation d’un colloque scientifique, a fait savoir qu’il était, lui aussi, opposé à la tenue de cet événement.
Et c’était déjà beaucoup, mais cet étonnant ministre ne s’est pas arrêté en si bon chemin.
L’antisémitisme à l’université
Quelques jours après la censure du colloque du Collège de France, en effet : les présidents des universités françaises ont eu la surprise de recevoir ce qui leur a très officiellement été présenté comme un très sérieux sondage, concocté par des collaborateurs du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), sur « l’antisémitisme à l’université » – intitulé qui, par lui-même, suggérait, on l’aura compris, que cette haine raciste infectait le même monde académique qui avait déjà été accusé quelques années plus tôt d’être gangrené par « l’islamo-gauchisme ».
Immédiatement, le collectif d’enseignants et de chercheurs RogueESR, dénonçant ce qu’il a fort justement appelé une « trumpisation de l’université française » et un « fichage politique » a publié, sur son site, le 22 novembre, un billet constatant que cet « envoi d’un questionnaire politique et religieux à des agents du service public viol(ait) le principe de neutralité institutionnelle » en « demandant explicitement » à des « agents publics, par voie hiérarchique, de répondre à un questionnaire dont plusieurs questions amènent à la collecte de données sensibles portant sur les opinions politiques et les croyances religieuses des personnels » universitaires.
Selon RogueESR, « ce sondage pseudo-scientifique », qui « essentialis(ait) des catégories racistes », était « totalement illégal ».
Et quelques jours plus tard, le 28 novembre : c’est le rabbin Émile Ackermann qui a relevé, dans une tribune accablante publiée par le journal Libération, que le questionnaire adressé aux présidents d’université, pourtant « présenté » par le ministère de l’Enseignement supérieur « comme un outil de mesure de l’antisémitisme », ne « cartographi(ait) pas les préjugés » antijuifs, mais qu’il « les remet(tait) en circulation » – excusez du peu.
Face à ce tollé : cette enquête qui avait été présentée comme très sérieuse a finalement été, comme l’a relevé Le Monde le 1er décembre, « discrètement interrompue » par le ministère, qui n’a pas daigné expliquer ce qui avait motivé ce revirement.
Le ministre fait partie du problème
En résumé : en l’espace d’une quinzaine de jours seulement, le ministre de l’Enseignement supérieur a successivement légitimé une campagne dont l’objectif était d’interdire un colloque scientifique au Collège de France, puis une enquête permettant, pour reprendre les termes employés par le collectif RogueESR, de collecter des « données sensibles portant sur les opinions politiques et les croyances religieuses » des universitaires – et dont Philippe Baptiste a lui-même a implicitement reconnu, en mettant fin prématurément à cette stupéfiante expérience, qu’elle était, pour le dire très pondérément, problématique.
La conclusion, qui a semble-t-il complètement échappé à La Tribune dimanche, est relativement simple à formuler : dans un moment où les libertés académiques font l’objet, aux États-Unis comme en France, d’attaques ciblées et concertées, Philippe Baptiste fait partie du problème – pas de la solution.
(1) Ce néologisme forgé au début des années 2000, très en vogue au sein des droites françaises, est une espèce de lointaine déclinaison du non moins fantasmatique « judéo-bolchevisme » contre lequel ces mêmes droites concentraient leur colère au début du siècle dernier – avec les effets et suites que l’on sait.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon

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