Que reste-t-il du 10 septembre ?

Eh bien, le 22, pour commencer…
Serge Quadruppani

Serge Quadruppani – paru dans lundimatin#490, le 1er octobre 2025

Nous avions pourtant été prévenus. De Jean Sarkozy (« Ce mouvement du 10 septembre est une hérésie populaire factuelle dans laquelle le faible se complaît à travers sa suffisance ordonnée polyfactorielle ») à Temps Critiques (« Les concerts de klaxon ici, les concerts de casseroles là-bas n’ont pas plus d’influence que les concerts de supporters partout dans les stades »), en passant par la cohorte de politologues consultés de plus en plus fébrilement, un mois durant, par les médias, les experts en mouvements sociaux nous l’avaient assuré : le 10 septembre serait un non-événement. Force est de reconnaître qu’ils avaient raison. Enfin, presque. Et c’est de ce presque-là qu’il nous importe de repartir, nous qui avons tenté de tout bloquer, et n’avons bloqué presque rien.

Car dans ce presque blocage, nous avons un peu vécu. Et vu deux ou trois choses. Des gens partant au travail que nous retenions une demi-heure et qui sympathisaient avec l’idée de tout bloquer (entre les 2/3 et la moitié des personnes, selon les sources) ; des chauffeurs de poids lourd enchantés de téléphoner à leur patron qu’ils étaient bloqués ; des gens qu’on n’avait jamais vus venant se joindre à l’action ; des gens qui se voyaient depuis des années sans beaucoup se parler, commencer à se parler beaucoup, deux accordéons sur les barrages et deux truck-food venus servir d’excellents repas à prix libre aux bloqueurs. Une crèche sauvage parfaitement organisée pour les parents bloqueurs. Des grumiers, ces monstrueux camions de l’extractivisme forestier, enfin immobilisés. Et nous avons vu que nous, des jeunes, des vieux, multigenrés et poly-intégrés, étions capables de nous organiser et assez bien œuvrer ensemble pour bloquer un nœud de circulation de la force de travail et de la marchandise de 8h à 16h. Nous avons vu aussi qu’entre le 10 et le 18, et après, de multiples actions ont encore été lancées.

Nous avons vu aussi combien la seule évocation d’un mouvement social avait mis en transes les gouvernants, au point de pousser un premier ministre à organiser sa sortie de scène et un ministre de l’intérieur toujours anxieux de se montrer plus facho que les fachos, à faire taper dur comme nous n’avions jamais vu taper, nous qui en avons vu quand même beaucoup, des coups. Nous avons vu que, à l’exclusion des 30% attachés au pétainisme transcendental (seul sens possible, aujourd’hui en France, du mot « patrie ») les habitants gouvernés par l’Etat français étaient en majorité favorables à l’idée qu’il fallait que ça s’arrête.

Bref, s’il n’y a pas eu de mouvement, on a bien perçu un bouillonnement : à Eymoutiers comme à Paris et Rouen, nous avons vu qu’il y avait en ce pays une humeur bloqueuse qui n’attendait que de meilleures circonstances pour s’exprimer. A suivre. La bonne surprise, c’est que cette humeur n’est pas restée enfermée derrière les frontières tricolores. Le mot d’ordre « Blocchiamo tutto » a été repris en Italie, avec une puissance et une ampleur sans commune mesure avec ce qui s’est passé ici. Depuis des décennies, des mouvements contre les réformes des retraites, en passant par celui contre la loi travail, les émeutes dites des banlieues, les cortèges de tête et les gilets jaunes, les Italiens contremplent les résistances française à la normalisation ultra-libérale avec un mépris ricanant, quand ils servent cette mise au pas (c’est le cas de la totalité des gouvernants et de la presse dominante), ou avec envie (quand ils y sont opposés). C’est évidemment cette deuxième catégorie qui a repris avec enthousiasme l’idée de tout bloquer, et cela, non pas à propos d’une liste d’injustices particulières, mais contre une injustice universelle, le crime qui sera la tombe de l’Occident libéral, le génocide en cours à Gaza. D’où il appert que, contrairement à ce que racontent les camarades de TC (où l’on croit pourtant savoir que les tifosi ne manquent pas), les clameurs des stades admirant de beaux mouvements collectifs peuvent influer sur le jeu.

Le lundi 22 septembre, sous le mot d’ordre Blocchiamo tutto, manifestations et grèves dans toute l’Italie en solidarité avec la Palestine. A Naples et à Rome la gare centrale a été envahie et les voies occupées… Autoroutes bloquées à Rome et à Milan… Des centaines de milliers de personnes dans les rues de plus de 80 villes. Les grands journaux, Repubblica comprise titrent sur quatre vitrines brisées pendant l’occupation de la gare de Milan. Le lendemain, l’ami Antonio Paolacci écrivait dans un post : « Des fleuves de gens dans les rues de toutes les villes. Ports bloqués, gares bloquées, autoroutes bloquées. Je vous dis juste ça : plus ils vous parlent de « juste quatre vitrines cassées », plus il est évident qu’ils ont peur, peur qu’on parle de l’action la plus massive et partagée à la base des deux dernières décennies. Et s’il vous plaît, vous pouvez bien croire que ce soit une erreur, vous pouvez toujours avoir une autre opinion, vous pouvez penser que c’est inutile, que « ça n’arrêtera pas la guerre » (vous pouvez même continuer à appeler « guerre » un génocide), mais quelques questions sur pourquoi on ne vous parle que de quatre personnes qui cassent quatre trucs, au lieu de ce qui vous concerne vraiment, là, franchement, moi, je me poserais quelques questions »

Les digues ont cédé

Extraits de l’éditorial de la revue Contropiano, giornale communista on line.

En Italie, lundi 22 septembre, il s’est passé quelque chose qui a une signification politique énorme, qui marque probablement la fin de la « passivité sociale ».
Une grève générale appelée par un syndicat comme l’USB [Union syndicale de base, comparable à Solidaires] – important, mais n’ayant certes pas les dimensions des deux formations de régime qui dominent encore le panorama syndical – s’est unie au sentiment de de rébellion pacifique de millions de personnes qui assistent depuis deux ans à un génocide en direct à la télévision.
L’ensemble des associations et des organisations qui avaient lancé la mobilisation était certes vaste, comme il était déjà advenu tant de fois, mais jamais il n’avait mis en mouvement une masse de gens comme celle qu’on a vu hier.
La question à laquelle il faut répondre est terriblement simple et compliquée : qu’est-ce qui unit cette masse ? Qu’est-ce qui la fera tenir ensemble, la fera croître, dans les mois et les années à venir ?
Essayer d’isoler l’aspect de « conflit économique », typiquement syndical, par rapport à l’aspect politique, social, humain, devient aujourd’hui impossible. La réalité du monde actuel tient ensemble, sans possibilité de séparation, les « données structurelles » et l’univers des contradictions sociales, ou seulement « de valeurs ».
Ceux qui l’ont compris les premiers, ce sont ces travailleurs qui ont forgé le mot d’ordre « Baisser les armes, hausser les salaires » (Giù le armi, su i salari). Parce que jamais comme aujourd’hui il n’est apparu, on n’a senti sur sa propre peau, la chaîne qui relie l’appauvrissement de ceux qui ont pourtant un travail, et la guerre à nos portes.
(…)L’horreur, l’horreur pure, est désormais la marque véritable de la « civilisation occidentale », de Washington à Tel Aviv.
A tout cela et beaucoup d’autres choses encore, cette masse de gens descendue dans la rue a la prétention de dire « ça suffit ! ». Elle le prétend en sachant très bien que les divers gouvernements et ensembles de gouvernements (Europe, Otan, etc.) sont complètement sourds et aveugles.
Une horreur qui va logiquement au-delà du « simple » conflit de classes, de l’affrontement sur les salaires, les avantages sociaux, la santé, la liberté individuelle (à part celle de faire de l’argent). Mais qui comprend aussi en elle tous ces thèmes sur lesquels chacun, dans une mesure différente, chaque jour vérifie le caractère invivable de ce système d’accumulation. Non pas de « vie », mais de son contraire…
La démonstration empirique est arrivée – de manière absolument inattendue – des automobilistes bloqués dans la circulation, applaudissant ouvertement les manifestants qui pourtant les « gênaient ».
S’il en est ainsi, comme il nous a semblé en parcourant l’immense cortège de Rome et aussi d’autres, nous devons en premier lieu reconnaître que cette masse de gens – travailleurs, étudiants, retraités, mères, etc., est à la recherche d’une représentation surtout d’idées, de valeurs, de culture, au sens large.
C’est beaucoup plus qu’une « représentation politique » pour laquelle voter aux prochaines élections, mais quelque chose de plus authentique, profond, durable, dans l’espoir de changer totalement l’égout dans lequel nous étouffons. Une vision du monde soutenue par des forces organisées peut-être encore minoritaires, mais sûrement pas prêtes à échanger des valeurs idéales contre un fauteuil.
Quelque chose est né. C’est un bloc social atypique, par rapport au passé lointain. Mais au fond, nous sommes en d’autres temps – en des temps de guerres et donc de révolutions – et nous ne pouvons ni ne devons chercher le « déjà connu » pour affronter l’inconnu. C’est un nouveau paysage, qui réclame de nouvelles lunettes.
Travailler avec attention et respect pour qu’il croisse, se consolide, s’éclaircisse autour de toutes sortes de thèmes est la précondition pour espérer le faire toucher au but. Celui d’un monde sans suprématismes de classe ou de religion, et donc sans exploitation, sans guerres et sans génocides.

On sait que le mouvement a été si puissant que, malgré les calomnies accumulées en le prétendant aux mains des « violents », la très trumpiste Meloni n’a pu faire autrement qu’envoyer un navire de guerre pour « assister les ressortissants italiens » à bord de la Global Sumud Flottilla. On sait que les dockers ont annoncé qu’ils bloqueraient les ports dès la première attaque israélienne. Hier encore une énième manifestation monstre à Gênes s’est accompagnée du blocage d’un navire qui devait apporter du matériel sensible en Israël, et qui a dû repartir à vide.

Camarades italiens, mon impression est que l’analyse de Contropiano touche juste, et si tel est bien le cas, c’est à notre tour de vous envier. Vous nous montrez la voie : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux ». Jusqu’à ce que ça marche.

Après tout, on n’a pas vraiment le choix. C’est ça, ou le fascisme génocidaire, d’abord dans les périphéries de l’Occident (Ukraine, Gaza, Soudan…), puis bientôt, et de plus en plus, en son cœur.

Serge Quadruppani
Photo : Bernard Chevalier

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d’humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d’auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/

https://lundi.am/Que-reste-t-il-du-10-septembre

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