Gary Stevenson, du trading à la lutte contre la pauvreté

Le souffle de l’infox

Gary Stevenson, du trading à la lutte contre la pauvreté

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Ancien trader, millionnaire à 23 ans, l’Anglais Gary Stevenson sensibilise, via sa chaîne Youtube à succès et ses comptes sur les réseaux sociaux, le grand public aux écueils de l’économie globalisée et milite pour une plus grande taxation des riches. Blast l’a rencontré chez lui, à Londres.

Campé sous un petit métro rouge dont les va-et-vient réguliers disputent au quartier sa tranquillité, le Yurt Café, situé dans l’est de Londres, dépareille dans ce décor industriel pas totalement anglais – quoique la couleur laiteuse du ciel crie le contraire. Disposant d’un jardin à l’allure savamment abandonnée et de yourtes mongoles, le lieu semble raconter les multiples inspirations de ses concepteurs, miroirs d’un ex cloaque, Limehouse, terreau des migrations successives.

C’est ici, non loin de son domicile, qu’a donné rendez-vous Gary Stevenson, alias GarysEconomics, l’autoproclamé « économiste du peuple » qui dispense à ses millions d’abonnés sur les réseaux sociaux ses conseils en matière de justice sociale. Véritable phénomène Outre-Manche, l’ancien trader devenu militant est régulièrement cité comme un futur politicien, pourtant ni le Labour ni les Greens ne trouvent grâce à ses yeux. C’est aussi pour cela que le Youtuber, influenceur et militant marqué à gauche détonne dans le feutré paysage médiatique anglais.

Éloigné depuis bientôt dix ans de la City dont les costumes cravates sont autant de sauf-conduits, le trentenaire promène une allure d’éternel ado en hoodie noir, sac à dos et jogging. Avec les quelques dix millions de fortune que lui prête le site spécialisé Publicist Paper, le gamin issu de la working class d’Ilford – une banlieue déshéritée de la capitale anglaise – n’a plus besoin du monde de la finance et s’échine donc à montrer, via ses réseaux sociaux, l’envers du décor. Pour Blast, il se raconte avec appétit, confiant, avec un franc-parler typiquement cockney, ses conseils pour une économie plus juste et solidaire.

Le Youtuber Gary Stevenson.
Image Gaspard Couderc / Blast

East Ender

Baromètre de ses humeurs, la capuche de Gary Stevenson s’abaissera et se relèvera nombre de fois alors qu’il s’élance : « J’ai grandi dans une famille mormone de la classe ouvrière. Mes parents n’étaient pas du tout obsédés par l’argent, en partie parce qu’ils étaient très religieux. On devait respecter son travail et surtout savoir rester à sa place : il ne fallait pas faire de l’argent ou s’élever dans la société. C’était la culture ouvrière, tant qu’on pouvait subvenir aux besoins de sa famille tout allait bien », relate-t-il, fier de ses origines.

Ainsi, nombre de fois il reviendra sur sa filiation d’East Ender, un genre de lad venu des quartiers pauvre de Londres, portant l’est comme un étendard. En voie de gentrification – la preuve en est il s’est lui-même acheté une coquette maison sur les docks de Limehouse – cette partie de la ville garde comme une flétrissure son passé miséreux, par ailleurs particulièrement bien disséqué par Jack London, dans Le peuple des Abysses. Pour autant, si GarysEconomics décrit la grille de lecture inculquée par sa famille comme « à l’ancienne », elle a sans doute pesée dans ses choix futurs, lui qui, au contraire de ses parents, a tôt fait d’entrevoir une « carrière » où l’argent sera roi.

Génie des maths, le jeune Gary remporte ainsi des prix nationaux dès le collège et commence vite à penser à la finance : « Quand tu es bon en maths à Londres tu vas travailler en banque, c’est la façon la plus réaliste de sortir de la pauvreté », assène l’Anglais. Et comment sortir de sa chrysalide lui qui n’est pas du sérail ? En entrant à la London School of Economics, le HEC local, véritable fabrique de financiers et de puissants en tous genres qui ont, pour l’écrasante majorité d’entre eux, comme point commun d’être des nantis. Facilement admis, il en parle comme d’un autre monde : « LSE est un endroit de fous, tout le monde ne pense qu’à l’argent et à la finance. Les gens deviennent dingue, ils font comme s’ils étaient déjà des banquiers ou des traders alors même qu’ils n’ont que 18 ans. Pour ce qui est du stage de deuxième année, ils l’obtiennent tous grâce aux contacts qu’ont leurs familles », raille le Londonien, avant de préciser : « En fait c’est là où tout se décide, une fois que tu as un stage tu es presque sûr d’avoir un boulot après. Ce qui est marrant c’est qu’on est diplômé bien après le stage, pourtant ils embauchent avant, c’est un vrai problème. Moi je ne connaissais rien de tout ça, étant l’un des seuls de l’école à venir d’un milieu ouvrier, j’ai dû me débrouiller seul. » Un épisode qui, loin de le décourager, pavera le chemin d’une réussite éclatante au royaume des privilégiés, ébréchant, imperceptiblement, le cénacle d’une reproduction sociale par le haut quasi ininterrompue.

Puisque Gary Stevenson ne peut compter sur personne d’autre que lui, surtout pas sa famille mormone avec laquelle il n’a absolument aucun contact, il s’en remet à ses capacités extraordinaires : « Tout ça m’avait transformé, j’étais devenu très agressif, je disais à tout le monde que j’étais le meilleur. Donc quand j’ai entendu dire que Citi Bank engageait un trader via un jeu de cartes, j’étais persuadé que ça allait être moi. Et c’est ce qu’il s’est passé », se gausse-t-il, narrant son histoire comme un scénario de film. Allégorie d’un système qui tient plus du loto qu’autre chose, une carrière dans la finance peut donc se jouer aux cartes, parier et bluffer devenant l’essence de ce dévoiement à grande échelle.

Transfuge de classe

Pour autant, à l’orée de ces vingts ans, rien ne semble l’arrêter, l’affirmation chevillée au corps : « Je ne viens pas de la meilleure des familles, je n’ai pas eu une enfance très facile, je n’ai pas grandi dans une grande maison donc il y a certainement une part de moi qui voulait prouver et m’échapper de ma condition sociale », retrace-t-il, dressant un parallèle avec Édouard Louis et le philosophe Didier Eribon, deux transfuges de classe dont il a senti, à la lecture de leurs ouvrages, une proximité salvatrice. Devenu un dessein, l’envie impérieuse de réussite est aussi une façon pour le Youtuber de justifier les six années qu’il a passé à la Citi Bank, entre 2008 et 2014 : « Mon travail consistait à parier sur les crises, sur tout ce qui arrivait de pire dans la planète et j’étais extrêmement bien payé pour ça. J’avais 25 ans et j’étais même devenu le trader le plus rentable de la banque au niveau mondial », raconte-t-il, presque mélancolique.

Une réalité qui l’éloigne alors de ses opinions personnelles, tendant à montrer l’aspect ironique du monde de la finance : « C’était fou, j’avais déjà fait assez d’argent pour prendre ma retraite, je n’étais plus ce gamin d’Ilford essayant de s’en sortir, j’étais devenu un multi-millionaire qui pariait sur la fin du monde. Ça m’a provoqué une sorte de crise mentale : je prenais conscience que je n’étais pas une bonne personne », explique l’économiste qui, alors vingtenaire vit une véritable déréalisation : « Je pourrais dire que j’ai eu un burnout et que j’ai démissionné parce que je voulais arrêter le déclin du monde mais ce n’est pas vrai, je n’étais pas un ange, je voulais continuer, la preuve j’ai eu ce déclic en 2011 et je n’ai quitté Citi Bank que trois plus tard. Mais, à ce moment, mon corps m’a dit stop, je n’en pouvais tout simplement plus. »

Immensément riche, l’Anglais décide alors de prendre du recul : « C’est à cette période que je décide d’essayer, à mon échelle, de mettre fin à cette inégalité de croissance, à cet effondrement qui a lieu notamment au Royaume-Uni. Mais bien sûr, je n’ai aucune idée de la manière de m’y prendre », admet-il.

C’est ainsi qu’il rentre à la non moins prestigieuse Oxford, dans un master d’économie, à la fois pour gagner ses galons de respectabilité : « Quand les Britanniques m’entendent, ils reconnaissent immédiatement que je suis issu de la classe ouvrière, que je viens d’un milieu modeste, et dans ce pays, il est difficile d’être pris au sérieux quand on est issu de la classe ouvrière. Cela m’aide donc beaucoup de pouvoir dire que j’ai étudié à la LSE et à Oxford. », mais surtout pour parfaire ses connaissances financières qui, malgré ses années de trading, semblent lacunaires : « En m’instruisant de façon académique, je me suis rendu compte que l’économie était mauvaise ». L’épiphanie advenue, il veut changer la donne. Lire Amir Sufi, Thomas Piketty ou Gabriel Zucman ne suffit plus, il faut frapper fort et pour ce faire investir un champ selon lui en friche sur ces questions : les médias. D’un tempérament plutôt solitaire, il se lance, en 2020, et crée une chaîne YouTube : GarysEconomics.

Revirement

S’il consent à raconter sa vie de trader et ses déboires idéologiques afférents, c’est véritablement lorsqu’il parle de son média, décliné sur YouTube, Instagram et TikTok, où il est suivi par des millions de personnes, qu’il s’illumine : « J’ai du pouvoir, même s’il est limité : je dirais que je suis actuellement un acteur moyennement puissant dans le jeu politique. J’ai plus de spectateurs que les journaux par exemple. De plus il est évident qu’il y a un transfert du pouvoir politique des médias traditionnels : la presse écrite, la télévision et la radio vers les médias en ligne, notamment les youtubeurs et les influenceurs ».

Lui a qui on promet une carrière politique n’en démord pas, il est dans ce « moment de vérité » au bon endroit : « En fait, dans ce pays, les acteurs traditionnels journaux, télé et partis politiques n’ont tout simplement pas bougé, c’est comme si le pouvoir était passé aux réseaux sociaux. » Interrogé sur une éventuelle carrière publique il a ces mots, durs, à l’encontre de l’establishment : « De manière réaliste, cela signifie probablement rejoindre le Parti travailliste. Si je rejoins le Parti travailliste, à ce stade, vont-ils me laisser m’exprimer librement sur ma chaîne YouTube ? Probablement pas. Ne vous méprenez pas, je sais que le moment viendra peut-être un jour. Pour être honnête, ce n’est pas mon projet, je préfère ne jamais devenir politicien. Mais je pense que si vous le faites, vous devez le faire en toute honnêteté, comme l’a fait Trump. Vous le faites quand ils sont faibles et que vous êtes fort, pour imposer vos conditions et faire ce que vous voulez. Aujourd’hui, le Parti travailliste est faible. », dit-il, sibyllin.

En attendant d’être député, au risque d’un embourgeoisement qu’il ne s’autoriserait pas, ou de viser plus haut encore, c’est sous la persona de GarysEconomics qu’il agit et inspire les jeunes générations, nombreuse à regarder ses contenus : « Je milite en faveur des impôts sur la fortune. Mon objectif est de trouver des moyens de présenter et de promouvoir ces idées sur la fiscalité et les inégalités de manière à les rendre attrayantes pour le public », explique celui qui rejette l’étiquette d’activiste. Pour autant il se sait investi d’un « rôle » : celui « d’éduquer le public », mais surtout celui « d’agir comme une sorte de paratonnerre, de sorte que le public veuille faire pression sur les politiciens et qu’il le fasse en soutenant la chaîne ». Ainsi, il serait le plus court « moyen de pression du public contre les politiciens ». Conscient des enjeux, Gary Stevenson souhaite s’inscrire dans la durée, pour son pays, sa ville et son quartier, précipité de ses combats passé et futur.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret / Margaux Simon

https://www.blast-info.fr/articles/2025/gary-stevenson-du-trading-a-la-lutte-contre-la-pauvrete-6o0NmKUnQ1SmA8jjrfNMIg

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