Entretien — Monde
Emmanuel Macron à la tribune de l’ONU, à New York, en 2024. – © Charly Triballeau / AFP
Pour l’activiste et chercheur Naji El Khatib, la reconnaissance d’un État palestinien par la France relève avant tout du marketing politique. Il rappelle que la colonisation progresse, avec la complicité matérielle de la France.
Naji El Khatib, réfugié palestinien né au Liban, chercheur en sociologie politique et professeur à l’université Al-Najah de Naplouse, milite au sein du mouvement One Democratic State pour un seul État démocratique, garantissant les mêmes droits aux Palestiniens et aux Israéliens. Pour lui, l’annonce d’Emmanuel Macron de reconnaître l’État palestinien risque de rester purement symbolique tant qu’elle n’est pas accompagnée de mesures concrètes et contraignantes.
Reporterre — Que vous inspire l’annonce d’Emmanuel Macron de reconnaître l’État palestinien ?
Naji El Khatib — Cette annonce m’inspire d’abord beaucoup de doutes. On peut se demander si Emmanuel Macron agit par culpabilité, ou s’il s’agit plutôt d’un calcul politique pour redorer son image, alors même qu’une plainte a été déposée devant la Cour internationale de justice contre le président, pour complicité de génocide. Dans ce contexte, difficile de ne pas voir dans ce geste une tentative de diversion. La rue française est mobilisée depuis des mois contre les massacres à Gaza et pour les droits des Palestiniens.
Mais je ne crois pas que Macron agisse par remords. Ses alliés le décrivent comme cynique : cette reconnaissance me paraît d’abord un outil de communication politique. Elle arrive tard, très tard. Plus de 140 pays ont déjà reconnu l’État palestinien. Et surtout, l’État palestinien tel qu’il découle des accords d’Oslo (1993) est un « État fantoche », incapable de répondre aux besoins réels des Palestiniens.
Aujourd’hui, les territoires réservés à un futur État palestinien ne couvrent plus que 10 % de la Palestine mandataire initiale. Je parle ici en tant que réfugié : ma famille a été expulsée de Jaffa en 1948. Or 60 % des Palestiniens partagent ce destin d’exil forcé. La question du droit au retour a toujours été évacuée des négociations.
Ce qui nous est proposé, ce n’est pas un État viable, mais un simulacre qui entérine l’oubli de centaines de milliers d’expulsés. Voilà pourquoi je parle d’une mascarade, dangereuse pour les droits historiques du peuple palestinien, de la rivière à la mer.
Vous accusez la France de complicité avec Israël. Que recouvre cette complicité selon vous ?
Elle est d’abord matérielle. La France n’a jamais cessé de livrer armes et munitions à Israël. De nouvelles cargaisons sont régulièrement en partance de l’aéroport de Roissy. Des entreprises françaises fournissent également des technologies utilisées pour les drones israéliens. Cette chaîne de production nourrit directement la machine de guerre.
Il y a toutefois des résistances : des dockers à Marseille ont refusé de charger des caisses destinées à Israël. Mais l’État français, lui, continue. Comment peut-on prétendre reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination tout en armant ceux qui les bombardent et colonisent leur terre ?
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La complicité est également politique. La France n’a imposé aucune sanction alors qu’elle dispose de moyens de pression économiques et diplomatiques significatifs. Rester silencieux face à un génocide, c’est y participer. Le collectif de 114 avocats à l’origine de la plainte contre l’État français le rappelle clairement : ne pas agir pour empêcher un crime, c’est en être complice. Macron tente de masquer cette responsabilité par une reconnaissance d’État palestinien, mais la réalité est là : livraisons d’armes, absence de sanctions, inertie diplomatique. Tout cela constitue une participation directe et indirecte au génocide.
Quelles conséquences concrètes cette reconnaissance peut-elle tout de même avoir ?
En politique, le symbolique n’a de poids que s’il est traduit dans les rapports de force. Reconnaître l’État palestinien sans agir contre l’agresseur ne change rien. Tant que la colonisation progresse, que les attaques de colons armés se multiplient, ainsi que de nouveaux checkpoints, parler d’un État palestinien relève de l’illusion.
Pour que cette reconnaissance ait un sens, il faudrait des mesures concrètes : sanctions économiques, embargo militaire et scientifique, rappel de l’ambassadeur. La France a les moyens de le faire. Mais aucun signe n’indique une telle volonté. Cette annonce relève donc du marketing politique et, pire, sans sanctions ni mesures concrètes, risque d’être suivie d’une accélération de la colonisation et du morcellement des territoires palestiniens.
Que pensez-vous de l’initiative de la Flottille de la liberté pour Gaza ?
C’est un acte de courage essentiel. Face au blocus et au génocide, il ne faut pas rester spectateurs. La Flottille cherche à briser l’isolement de Gaza et à acheminer une aide vitale à une population frappée par la famine et les bombardements. Des centaines de personnes y ont déjà perdu la vie faute de nourriture ou de soins.
J’ai moi-même participé à la Marche pour Gaza en Égypte il y a quelques années. L’initiative avait échoué, mais elle incarnait cette volonté de « faire quelque chose ». La Flottille s’inscrit dans cette continuité : elle incarne une forme d’espoir, en prouvant que des gens, ailleurs dans le monde, ne se contentent pas de manifester mais prennent des risques face à une machine de guerre.
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C’est d’autant plus important que l’État israélien tente de délégitimer ces actions et de préparer les esprits à des attaques contre elles. Les participants sont souvent caricaturés en « terroristes » ou « jihadistes », comme ce fut le cas dès 2010 lors de l’attaque du bateau turc à destination de Gaza. Mais malgré ces risques, la Flottille reste un geste concret de solidarité.
Beaucoup de militants écologistes participent à cette Flottille. Comment comprenez-vous ce lien entre lutte pour la Palestine et combats écologistes ?
La dépossession palestinienne ne touche pas seulement les terres et les maisons : elle transforme aussi l’environnement. Dans toute la Galilée, le thym sauvage — le zaatar — a disparu. Les forêts implantées par Israël avec des espèces importées d’Europe ont détruit les plantes locales et effacé les traces des villages palestiniens détruits en 1948. Gaza, avec ses bombardements massifs, devient inhabitable, les sols sont contaminés.
Génocide et écocide vont de pair. Défendre la Palestine, c’est défendre à la fois un peuple et son environnement, sa culture et son lien à la terre. Voilà pourquoi la présence de militants écologistes dans la Flottille est si importante. Elle rappelle que le combat pour la Palestine est aussi un combat pour des terres vivables et un environnement habitable. Ces luttes ne sont pas séparées, elles sont profondément liées.
https://reporterre.net/Reconnaitre-l-Etat-palestinien-sans-agir-contre-l-agresseur-ne-change-rien
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