« D’une prison à ciel ouvert, à une cage à ciel ouvert »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.


Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
Mardi 15 avril 2025.
Cela fait plus de 45 jours que nous sommes sous blocus total, hermétique. Rien ne passe, ni importations du secteur privé ni aide humanitaire. Le 18 mars, Benyamin Nétanyahou a violé l’accord de cessez-le-feu et repris la guerre avec des violences et des massacres jamais vus. Je voudrais vous parler de ma vie quotidienne dans cette grande cage avec la continuation de ce génocide.
La bande de Gaza était une prison à ciel ouvert. Aujourd’hui, c’est une cage à ciel ouvert. D’après les déclarations du ministre de la guerre israélien, Israël a annexé à peu près 30 à 35 % de la bande. Chaque jour, l’armée d’occupation annonce de nouvelles zones à évacuer.
Si on quitte la route d’un seul mètre…
Dans cette cage, on ne meurt pas encore de faim, mais la malnutrition devient une réalité. On peut encore trouver quelques légumes, des concombres, des tomates, parfois des laitues, des oignons, quelques courgettes. Ces légumes sont rares et chers, à cause notamment de la difficulté de leur acheminement. Il reste, au moment où j’écris, une seule route qui relie le sud au nord : la route Al-Rachid, qui longe la Méditerranée. Elle est interdite aux voitures et aux motos, il faut la parcourir à pied ou en charrette tirée par un âne. Pas de checkpoint, mais les militaires israéliens sont là, cachés à quelques mètres de l’axe, et on sait très bien qu’il faut rester sur la route. Si on la quitte d’un seul mètre, les Israéliens tirent sans sommation. Une fois arrivées dans les faubourgs de Gaza, au rond-point Naboulsi ou au rond-point Sabaatach, les marchandises sont déchargées et récupérées par des commerçants qui les vendront sur les marchés qui restent.
La majorité des gens ne peut pas s’offrir ces aliments devenus des produits de luxe. Ils n’ont plus d’argent, plus de travail. On trouve encore quelques supermarchés, mais ils ne vendent que des biscuits et du chocolat, à cinquante fois leur prix d’avant-guerre, et bien sûr, des boîtes de conserve, issues de leurs stocks. Il y a parfois aussi du riz, également hors de prix, et du fromage. Pendant la première phase du cessez-le-feu, avant que Nétanyahou n’y mette fin, beaucoup de lait est entré à Gaza et de nombreux commerçants ont fabriqué du fromage, surtout du fromage blanc. On n’en avait pas vu depuis longtemps, et ils en ont fait des réserves. Mais pour le conserver, il faut de l’électricité, fournie aujourd’hui uniquement par les panneaux solaires et quelques générateurs, si on a du carburant. Du coup, le prix du fromage blanc a lui aussi beaucoup augmenté.
L’armée israélienne bombarde les points de distribution de nourriture
Nous avons réduit notre alimentation à un petit-déjeuner et un repas par jour. Beaucoup de gens n’ont pas les moyens comme nous de s’offrir un petit-déjeuner. Celui-ci consiste en tartines frottées de zaatar (du thym broyé mélangé avec des graines de sésame) avec un peu d’huile d’olive si on en trouve, mais ça aussi, ça devient très cher. Comme toutes les boulangeries ont fermé, nous fabriquons notre pain nous-mêmes, à prix d’or, car le sac de farine est passé de 30 à 500, voire 600 shekels (150 euros). Mais il n’y a ni gaz ni fuel, donc on fait le pain et la cuisine au feu de bois, dans notre immeuble, sur le palier. Tous nos voisins font pareil. On achète le bois à 15 shekels le kilo (environ 4 euros), et il en faut bien trois kilos par repas. On prend un autre repas quand je rentre du travail, vers 6 ou 7 heures du soir : des lentilles, de la frikeh (blé vert grillé) ou du riz, parfois accompagné de haricots verts ou d’autres légumes en conserve, ou du thon en boîte.
Pour le moment, j’arrive encore à nourrir ma famille, car je gagne un peu ma vie grâce à mes collaborations pour les médias, et j’ai mon frère qui m’envoie de l’argent depuis les États-Unis. Mais la majorité des habitants de Gaza ne peut même pas se payer des boîtes de conserve ni du bois. Les gens envoient leurs enfants pour fouiller les maisons détruites pour en rapporter tout ce qui peut servir de combustible, plastique ou autres. Et pour ceux qui ne peuvent pas faire du feu chez eux et qui en ont les moyens, un nouveau business est apparu : des gens installent un gros four en argile dans chaque quartier. Ils fournissent le bois et les gens apportent leurs aliments. Cuire quatre pitas de pain coûte 1 shekel (25 centimes), chauffer une casserole d’eau 2 shekels (50 centimes).
Pour se nourrir, ils comptent aussi, quand ils en trouvent, sur les tekiya, des cuisines en plein air, caritatives, un peu l’équivalent des Restos du cœur en France, qui fournissent, elles aussi, des plats de riz, ou de légumes en conserve : lentilles, haricots verts ou blancs, petits pois, et parfois des pâtes. L’armée israélienne a bombardé environ 28 de ces cuisines de rue, ainsi que huit points de distribution de nourriture. Il y a eu de nombreuses victimes. Les cuisines caritatives sont des cibles, comme les écoles ou les hôpitaux, comme tout lieu public qui fournit un service à la population. Et les Israéliens trouvent toujours un prétexte pour en justifier le bombardement. Par exemple, un membre du Hamas se trouvait dans la queue pour les repas. Il s’agit en fait de dissuader quiconque de tenir une tekiya.
Il y en a une en bas de chez moi, qui a été créée pendant la guerre. Elle est financée par des particuliers. On dit que les tekiya sont tenues par les factions politiques, c’est quelques fois vrai. Mais la plupart sont subventionnées par des personnes civiles, surtout des Palestiniens habitant à l’étrange. Cette soupe populaire offre aux déplacés récents du Nord — de Jabaliya, de Beit Hanoun — entassés dans les camps de fortune qui ont surgi dans notre quartier, la seule possibilité de se nourrir.
Cela leur est égal de vivre ou de mourir
Voilà comment Gaza tente de survivre. Comme je l’ai déjà dit par le passé, des Palestiniens profitent malheureusement de la situation pour augmenter les prix. Mais la pénurie est orchestrée par l’armée israélienne, pour, sinon nous plonger dans la famine, nous enfoncer dans la malnutrition. Heureusement que Ramzi, notre bébé de deux mois, peut compter à 100 % sur le lait de sa maman, car on ne trouve plus de lait pour bébés à Gaza. Tous les centres de santé ont fermé, faute d’approvisionnement. Plus rien n’entre, ni pour les ONG, ni pour les agences de l’ONU — le Programme alimentaire mondial et l’UNRWA — ni pour l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé.
Les Gazaouis aujourd’hui sont devenus des « sans » : des sans-abris, des sans-sécurité, des sans-médicaments, des sans-santé. L’épuisement a atteint un niveau extrême. Non seulement les gens n’ont plus peur des bombardements, mais parfois on sent qu’ils en sont arrivés au point où cela leur est égal de vivre ou de mourir. Ils n’ont plus le choix qu’entre la mort et une non-vie, où il n’y a ni nourriture, ni soins, ni éducation, où il n’y a plus rien. On entend des gens dire, « eh bien, au lieu de rester entre la mort et la vie, je préfère la mort ». Ils la préfèrent à l’incertitude de chaque instant, de ne pas savoir s’ils vont vivre ou mourir sous les bombes dans la minute qui suit.
Une autre souffrance insupportable, et je la ressens intimement en tant que père de famille : celle de ne rien pouvoir donner à ton enfant qui te demande à manger. C’est la pire chose pour un père. Moi, j’ai de la chance. Je ne peux pas répondre à toutes les demandes de mon fils Walid, mais au moins il n’a pas faim. Alors que des milliers d’enfants de son âge, des nourrissons comme Ramzi, n’ont pas assez à manger.
Cette fois, l’armée d’occupation est en train de faire subir le pire à la population de Gaza : vivre dans une cage, sans nourriture ni eau suffisantes, sans soins, bombardée 24 heures sur 24, avec toutes les infrastructures anéanties. Pour qualifier tout cela, le seul mot pertinent est celui de génocide. Et à un moment on nous dira : si vous voulez partir, c’est votre choix, on ne vous y oblige pas.
Nous sommes épuisés. Mais pour le moment, nous ne cédons pas.
« Être journaliste ici à Gaza, c’est documenter l’effondrement du monde »
Mercredi 16 avril 2025, un collectif d’organisations professionnelles de journalistes s’est réuni à Paris pour un rassemblement en hommage aux plus de 200 journalistes palestiniens de Gaza qui ont été assassinés par Israël depuis le 7 octobre 2023. Pendant cet événement, un message de Rami Abou Jamous a été diffusé. Nous le restituons ici.
Mesdames et Messieurs, chères consœurs, chers confrères, amis de la vérité, de la justice et de la liberté,
C’est avec une émotion profonde que je prends la parole aujourd’hui. Depuis Gaza, pour vous à Paris, cette ville qui, mieux que tout autre, incarne la lumière contre l’obscurité, la parole contre la censure, l’engagement contre l’indifférence. Paris n’est pas seulement une capitale. Elle est un symbole, celui de la pensée libre, des combats universels pour la dignité, des voix qui se lèvent quand d’autres se taisent. Et comment ne pas rappeler ici que dans ces rues de Paris, il y a à peine quelques décennies, des journalistes français, à l’image de Pierre Brossolette, d’Albert Camus, de Georges Altman, ont risqué leur liberté — parfois leur vie — pour faire exister une presse face à l’occupation. Ils tapaient leurs mots à la hâte sur des machines tremblantes, dans des caves, dans des greniers. Parce que dire c’est déjà résister. Parce qu’ écrire, c’est exister. Parce que le silence était l’allié de la terreur.
À Gaza, aujourd’hui, l’histoire semble se répéter. Être journaliste ici à Gaza, ce n’est plus simplement informer. C’est documenter l’effondrement du monde. C’est recueillir les larmes. C’est dénombrer les morts. C’est sauver les fragments de mémoire avant qu’ils soient broyés par les bombes. Nos journalistes ont tous perdu le sommeil, mais aussi leurs abris, leur maison, leur famille et parfois leur vie. Mais ils n’ont pas lâché leur caméra. Ils n’ont pas fermé leur carnet, ni éteint leur micro. Nous n’avons sur cette terre que ce que nous y faisons, disait Mahmoud Darwich. Et ce que font les journalistes ici, à Gaza, c’est tenir au jour le jour un fil ténu entre la lumière et la nuit. Leur voix est un rempart contre l’oubli. Leur présence est la vérité contre le mensonge.
Vous êtes ici aujourd’hui. Vous êtes les témoins de leur courage par votre mobilisation. Vous tendez une main au-delà des murs, des frontières, des ruines, des bombes de blocus qui vous est imposé pour ne pas témoigner et raconter les pires massacres que subissent les Palestiniens, surtout à Gaza. Vous dites avec votre présence, nous n’oublierons pas. Honorons la mémoire des noms des journalistes absents de nos listes officielles, mais gravés dans notre conscience. Vous rendez justice à ceux qui ont tout donné pour que le monde sache. L’exilé est celui qui attend le retour en regardant l’absence, disait encore Mahmoud Darwich. À Gaza, les journalistes vivent l’exil depuis leur propre sol. Mais aujourd’hui, grâce à vous, leur voix franchit les enceintes. Elle vous rejoint. Elle vous touche. Elle vous oblige.
Que cette cérémonie soit plus qu’un hommage. Qu’elle soit une promesse. La promesse de protéger la liberté de la presse partout où elle chancelle. La promesse de continuer à porter la parole des opprimés quand elle vacille. La promesse de faire triompher la lumière sur les ténèbres.
Je vais conclure mes mots avec cette phrase d’Albert Londres : « Notre métier n’est pas de faire plaisir ni de faire tort. Il est de porter la plume dans la plaie. » Et à Gaza, la plaie est vive, mais la plume est toujours là et nous la porterons ensemble. Au nom des journalistes palestiniens, et surtout de ceux de Gaza, de leurs familles et de tous ceux qui continueront d’écrire dans la poussière, de témoigner sous les bombes, je vous adresse ma gratitude la plus sincère et la plus fraternelle. Vous êtes la voix des sans voix. Vous êtes la mémoire face à l’amnésie. Et ensemble, nous continuerons.
Merci beaucoup.
https://orientxxi.info/dossiers-et-series/d-une-prison-a-ciel-ouvert-a-une-cage-a-ciel-ouvert,8167
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