A69 : l’itinéraire de Louna, militante trans incarcérée dans une prison d’hommes

Portrait — Luttes

A69 : l'itinéraire de Louna, militante trans incarcérée dans une prison d'hommes

Accusée d’avoir incendié une pelleteuse, sur le chantier de l’A69, Louna a été emprisonnée quatre mois dans une prison pour hommes. Elle témoigne de son itinéraire carcéral, empreint de transphobie.

« Objet : lettre à Louna. » Les doigts figés sur mon clavier, le doute s’insinuait dans mon esprit. Comment s’adresser à une femme incarcérée, dont je ne sais presque rien ? Début février, une source m’a seulement transmis une adresse email à laquelle formuler ma demande de parloir. Ce courriel est ma seule passerelle avec la militante anti-A69. Le reste est une énigme : acceptera-t-elle de témoigner de son itinéraire carcéral ? Ce message traversera-t-il seulement les murs de sa cellule ? J’ai appuyé sur « Envoyer », et l’attente a commencé.

Louna. Sous ce prénom d’emprunt, se cache une activiste accusée d’avoir détruit une pelleteuse sur le chantier de l’autoroute A69, dans la nuit du 4 au 5 mai 2024. Assistée par la Brigade anticriminalité (BAC), la gendarmerie l’a interpellée à la mi-octobre. Aussitôt ses 72 heures de garde à vue achevées, la militante anarchiste a été déférée devant la justice, mise en examen et placée en détention provisoire. Lieu d’emprisonnement ? La maison d’arrêt pour hommes de Tarbes, préfecture des Hautes-Pyrénées. Ce, sans prendre en considération son identité de genre : femme.

Ma bouteille à la mer, lancée via ce courriel, n’a pas coulé dans les abysses du numérique. Le 17 février, un texto m’a été envoyé sur une messagerie chiffrée : « J’ai été libérée. Je suis d’accord pour répondre à tes questions. » Jusqu’alors, Louna avait toujours refusé les demandes d’entretien. Les médias ne lui inspirent pas confiance. Elle s’informe sur d’autres canaux, qu’elle qualifie en riant de « turbogauchistes ».

Une rencontre autour d’un café est fixée dans la foulée : « En revanche, ce sera à Nantes », écrit-elle. Dans l’attente de son procès, dont la date n’a pas encore été fixée, Louna est soumise à un contrôle judiciaire strict. Assignée au domicile vendéen de ses parents de 22 heures à 6 heures, elle doit pointer à la brigade du coin et ses déplacements sont contraints à deux départements : « Un bracelet ? Non, je n’en ai pas. Je dois m’autofliquer. »

Gilet rouge

Une silhouette se faufile dans l’ombre tamisée de la brasserie Louis Blanc. De fines mèches châtains encadrent sa trombine, ornée de boucles d’oreilles dépareillées. Elle est vêtue d’un gilet rouge. Un code couleur dicté par Louna, pour s’épargner l’instant de flottement à chercher un journaliste inconnu dans la foule. Elle commande une limonade, s’assoit et interroge : « Le droit de relecture me sera bien accordé ? » Son affaire a pris une ampleur inattendue. Aussi bien médiatique — CNews ayant apporté son grain de sel — que politique, avec la récente interpellation du garde des Sceaux, Gérald Darmanin, par une députée LFI à l’Assemblée nationale. Alors, elle veille à préserver son image.

Jouant du bout des doigts avec son pendentif, Louna commence à conter son histoire. Une nuit de printemps, en 2024, un engin du concessionnaire de l’autoroute A69 a été incendié. Participant à cette action, l’activiste a été victime d’un retour de flamme et transportée à l’hôpital de Toulouse. « J’avais le visage brûlé au second degré, décrit-elle. Mes cils et mes sourcils avaient disparu. J’ai mis des mois à vraiment guérir. »

Quelques heures à peine après son admission, à l’aube, des gendarmes ont débarqué au CHU et perquisitionné sa chambre, en quête d’ADN et de traces de suie. Dans le couloir, une médecin a notifié aux militaires l’incompatibilité de l’état de santé de leur suspecte avec une garde à vue. « J’ai compris que les keufs attendaient le feu vert de la cheffe de service pour me serrer. Je n’avais pas la force d’être interrogée dans un tel état de santé. Alors… je suis partie. »

Louna découvrira plus tard, en consultant le dossier d’instruction, qu’à cet instant précis des agents de la Section de recherches (SR) ont tenté de la prendre en filature. Échec. Ils ont perdu sa trace, et ne l’ont retrouvée que cinq mois plus tard. Aujourd’hui, la justice reproche à la militante de s’être ainsi enfuie. Une sémantique qu’elle rejette : « J’ai simplement pris le temps de me soigner. À aucun moment je ne me suis cachée. Je suis même allée voter. » Seulement, dès lors qu’un individu ne possède ni véhicule ni smartphone, « les flics sont en panique », rit-elle.

« À leur look de baqueux, j’ai tout de suite compris »

Chapeautée par la Section de recherches, l’enquête criminelle a nécessité le déploiement d’un dispositif colossal. L’organisation de planques et de filatures a été confiée à une unité d’élite de la gendarmerie. Des balises GPS ont été dissimulées sur une dizaine de véhicules. Et une trentaine de numéros de téléphone ont été placés sur écoute. Le 12 octobre, un coup de fil anodin entre elle et un particulier du site de vente Leboncoin a mis fin à la traque.

« Au moment de charger les meubles dans le camion, quatre mecs en civil se sont rués vers moi, se souvient-elle. À leur look de baqueux [surnom donné aux agents de la BAC], j’ai tout de suite compris. » Louna a été contrôlée dans le hall du bâtiment et a entendu un agent lancer : « Ça correspond bien à la description. Allez hop, on embarque. » S’en est suivie l’inculpation en correctionnel pour « destruction du bien d’autrui par moyen dangereux » et « association de malfaiteurs ».

Dès lors, une question a obnubilé la justice : Louna a-t-elle, oui ou non, eu recours à la chirurgie ? « Oui, le dentiste m’a retiré mes dents de sagesse », raillait-elle à chaque fois, feignant ne pas comprendre que les magistrats l’interrogeaient sur une transformation potentielle de ses organes génitaux. « Je ne demande pas ce qu’il y a entre les pattes des gens… Et je n’ai pas envie qu’on vienne fouiller entre les miennes », ponctue-t-elle.

En France, il n’existe aucune donnée publique comptabilisant le nombre de personnes transgenres écrouées. Aucun texte, non plus, ne régit spécifiquement leur privation de liberté. De ce désert législatif, découlent des conditions d’incarcération difficiles, où les femmes trans sont « ostracisées et discriminées », déplore l’Observatoire international des prisons. Le choix de leur affectation est exclusivement fondé sur l’état civil, en totale contradiction avec le principe d’autodétermination de l’identité de genre, prévu par les Nations unies.

Louna a ainsi été envoyée dans un établissement pour hommes… à 400 km des siens. Évoquant sa sécurité, l’administration pénitentiaire a placé la Vendéenne au quartier d’isolement. Une aile de la prison strictement séparée des autres détenus. Du moins, en théorie. « À mon arrivée, certains d’entre eux travaillaient sur un chantier… juste devant ma cellule, poursuit-elle. Ils s’amusaient à m’observer par l’œilleton de la porte. Avec ma poitrine et mes cheveux longs, j’étais l’attraction. La créature. » Les insultes fusaient, les menaces de viol avec. Au fond d’elle, une petite voix lui disait : « Tu es entrée debout, tu ressortiras debout. Hors de question que la taule te casse. »

Cellule 130

Dans cette prison affichant un taux d’occupation de plus de 200 %, Louna vivait seule entre quatre murs écaillés. 9 m2 précisément, à en croire ses calculs improvisés avec une feuille A4. À défaut du moindre système d’aération, la prisonnière laissait ouverte la petite fenêtre en plexiglas 24 h/24. « J’ai eu des nuits à -5 °C l’hiver. Beaucoup se plaignaient du froid. Moi, je refusais de baigner dans mes propres vapeurs de toilette. »

Coulée dans le sol, sa couchette métallique n’offrait guère de réconfort. Un matelas ferme comme du bois, et couvert de plastique pour éviter la prolifération des punaises de lit. Chez elle, pas de cafards, mais des fourmis et des moucherons à profusion. Un rat, aussi, de passage à sa fenêtre. Rapidement, Louna s’est mise à saigner du nez, et cracher du sang : « Ça ne m’était encore jamais arrivé… L’image m’a fait peur. » Les gardiens eux-mêmes étaient stupéfaits devant le délabrement des geôles, raconte-t-elle.

© Juliette de Montvallon / Reporterre

Hormis de ponctuels mégenrages, aucune réflexion transphobe des gardiens n’est arrivée aux oreilles de la militante anarchiste. Le flot d’insultes, criées des fenêtres par d’autres résidents, s’est lui aussi vite évanoui à force de discussions. Et l’image de « la petite fille fragile » avec.

Ses yeux bleus s’égarent. Les bribes d’une discussion jaillissent dans son esprit. D’une voix rauque, elle imite : « Bon, t’es peut-être un travelo… mais t’es un bon. Force à toi. » Formulés par un voisin de cellule, ces mots crus ont arraché un sourire à Louna : « C’est clair qu’on est loin de la bourgeoisie intellectuelle des gauchos. Et pourtant, ça m’a réconfortée. »

Fouilles à nu

Ce séjour de quatre mois fut aussi ponctué d’épreuves, où s’entremêlaient burlesque et humiliation. Parmi elles, l’épisode des fouilles à nu. Une femme inspectait d’abord Louna de la tête aux hanches. La prisonnière enfilait un t-shirt, puis un gardien examinait le bas de son corps. « Un ballet lunaire, persifle-t-elle. Hors de question pour eux qu’un homme voit une paire de seins. »

L’adrénaline de ces découvertes a fini par s’estomper, la laissant en proie à une routine spartiate. Une dosette de café au lever du soleil, suivie de deux « gamelles » à 11 h 30 et 17 h 30. Les assiettes se composaient d’un unique ingrédient. Tantôt des petits pois, tantôt des brocolis ou des pâtes. La militante n’ayant accès ni à la bibliothèque, ni à la salle de sport, ni à la cour de promenade depuis le quartier d’isolement, son quotidien était rythmé par les émissions de télé, les sudokus et la musculation.

Par la mélancolie, aussi. Notamment à l’heure de souffler sa 25ᵉ bougie, seule dans sa cellule, ou à la veillée de Noël, loin de ses grands-parents : « Je crois que mon papy a versé bien plus de larmes en quelques mois que tout au long de sa vie. » Rare lot de consolation, pour elle : la réception d’albums dédicacés de ses artistes queer et punk phares.

Le 14 février, à l’aube, ce calvaire de quatre mois a pris fin. « Un surveillant a ouvert ma cellule et m’a dit que j’étais libre. » Une décision du juge d’instruction. Un instant plus tard, elle foulait le trottoir avec la drôle de sensation de pouvoir marcher dans n’importe quelle direction. Une poêle, sa radio et quelques vêtements dans son baluchon, elle filait entourée d’amis acheter une tarte au citron dans une pâtisserie. « J’ai mis cinq jours à vraiment atterrir. »

Louna parle depuis bientôt deux heures. Son verre de limonade est resté intact. Avant de disparaître, elle commente la décision historique du tribunal administratif ayant signé l’arrêt du chantier de l’A69, « une autoroute aussi bien inutile que mortifère », une poignée de jours après sa libération : « Une victoire ? Je n’irais pas jusque-là. Disons plutôt une grande bouffée d’espoir. » Une lueur de malice éclot sur ses lèvres : « Nous ne sommes plus les seuls à être illégaux. »

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