Vente d’armes à Israël : Thales équipe des drones de combat depuis 2018

13 mars 2025

Droits humains

Secret défense

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Le groupe d’armement français a vendu, entre 2018 et 2023, pour au moins 2 millions d’euros de composants électroniques et de systèmes de communication destinés à équiper des drones israéliens, révèle Disclose, documents commerciaux à l’appui. Le matériel fabriqué par Thales est susceptible de servir dans des bombardements contre des civils palestiniens.

À en croire sa communication, Thales serait une entreprise modèle. Une multinationale de l’armement soucieuse d’élever « année après année [son] niveau d’intégrité, de responsabilité et de pratiques commerciales éthiques », comme le proclame son dernier rapport d’activité. Un souci qui expliquerait aussi sa présence parmi les signataires du Pacte mondial des Nations Unies, qui s’engagent notamment « à ne pas se rendre complices de violations des droits de l’Homme ».

Cette règle, Thales, dont l’État français est l’un des principaux actionnaires majoritaires, semble la piétiner dans les grandes largeurs. C’est ce que révèle l’enquête de Disclose, basée sur douze factures émises entre 2018 et 2023 et destinées à deux poids lourds de l’industrie de l’armement israélien : Israel Aerospace Industries et Elbit Systems. D’après ces documents commerciaux, Thales leur a vendu pour au moins 2 millions d’euros de systèmes d’aide au pilotage pour des drones armés. Et pas n’importe lesquels, puisqu’il s’agit des drones de surveillance et d’attaque Heron TP et Hermes. Deux modèles accusés de servir contre la population palestinienne depuis près de quinze ans.

Facture de Thales émise le 29 novembre 2019 pour la vente de radars anticollision destinés à équiper des drones Heron TP produits par Israel Aerospace Industries.

Contactée par Disclose, l’entreprise confirme la vente de composants à des « entités israéliennes ». Tout en relativisant l’impact de ces « systèmes aéroportés de communication », car, écrit-elle, ils sont « non létaux ». Ces transpondeurs et autres radars « altimètre » et anticollision n’en demeurent pas moins indispensables au fonctionnement d’engins qui, eux, peuvent bel et bien servir à tuer. « Une radio ou un radar altimètre sont des outils vitaux pour un drone militaire afin de déterminer sa position dans le ciel. Leur excellente précision est très utile pour savoir où le drone regarde », rappelle Chris Lincoln Johnson, un ancien officier de l’armée britannique devenu consultant sur l’usage des drones.

Exactions contre des civils palestiniens

Le 16 juillet 2014, quatre enfants âgés de 10 à 11 ans jouent au football sur une plage dans la bande de Gaza. Une explosion retentit : l’un d’eux s’effondre, frappé par un missile tiré par l’armée israélienne au cours d’une offensive de deux mois baptisée « Bordure protectrice ». Moins d’une minute plus tard, ses trois cousins sont abattus dans leur fuite. Ce jour-là, des dizaines de journalistes sont témoins du drame, dont une équipe de TF1 qui filme les corps frêles et ensanglantés ; les images déclenchent un émoi international. Ce n’est que quatre ans plus tard, en 2018, que The Intercept, un média d’investigation américain, dévoile un rapport de la police israélienne attestant que les tirs provenaient d’un drone.

Durant ce tragique été 2014, avant même le déclenchement de l’offensive « Bordure protectrice », la troisième depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas dans l’enclave palestinienne, en 2007, les oiseaux de la mort ont tourné dans le ciel de Gaza pendant deux semaines. Leur mission : « Recueillir des renseignements avant que les combats n’éclatent », témoigne un ex-commandant des forces armées chargé d’un escadron de Heron. L’utilisation de ces engins dotés d’outils de haute précision est censée diminuer le nombre de victimes civiles. Il n’est en rien : parmi les 2000 Palestinien·nes tué·es entre juillet et août 2014, 500 sont des enfants. Les drones sont soupçonnés d’avoir causé la mort d’un tiers de ces victimes, sleon l’ONG palestinienne al-Mezan.

Il faut attendre l’été 2022 pour que l’état-major israélien reconnaisse officiellement l’utilisation de drones armés, dans le but, selon un porte-parole, « de causer le minimum de dommages collatéraux ». A cette même période, Israël lance l’opération « Aube naissante » : 17 civils sont tués dans cette offensive de deux jours, dont un enfant qui se recueillait sur la tombe de sa mère, d’après l’ONG Amnesty International.

Ces crimes ne freinent pas les affaires de Thales : le 13 janvier 2023, soit cinq mois après l’opération « Aube naissante », le groupe français édite une facture d’un montant de 98 000 euros pour l’achat par Israel Aerospace Industries d’un transpondeur TSC 4000 et du matériel destiné à tester ses performances. En juin et septembre de la même année, nouvelles factures pour deux radios altimètres et leurs pièces de rechange, ainsi que deux transpondeurs TSC 2055. Ces livraisons s’ajoutent à deux transpondeurs et cinq radars anticollision expédiés entre le 27 février 2018 et le 26 février 2021 au département dédié aux drones chez Israel Aerospace Industries.

Ces ventes ont essentiellement servi à moderniser une pièce maîtresse de l’appareil militaire israélien : le Heron TP, mis en service par Tsahal en 2007. Il en va ainsi des cinq radars « anticollision », qui s’accompagnent d’une batterie de tests et de formations délivrées par des ingénieur·es de Thales. Montant total des contrats dédiés aux drones Heron : 1,2 million d’euros. Soit plus de la moitié des ventes recensées par Disclose.

Ce matériel a-t-il servi à équiper des drones Heron TP utilisés par l’armée israélienne ? Sollicitée par Disclose, Thales n’a pas souhaité répondre sur ce point. Pas plus que le ministère des armées et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale qui ont, selon Thales, donné leur feu vert à ces exportations.

1,2 million d’euros de contrats pour le Heron TP

Les Palestinien·nes ont vu surgir le Heron TP au cours de l’opération « Plomb durci », durant l’hiver 2008-2009. Les civils font partie des premières cibles de cet engin redoutable, capable de voler 40 heures d’affilée et de porter jusqu’à une tonne de missiles. « Des missiles de haute précision tirés depuis des hélicoptères et des drones » ont par exemple tué des enfants jouant sur des toits-terrasses ainsi que des sauveteurs affairés auprès de blessés, d’après Amnesty International. L’ONU documente également le massacre de fidèles rassemblés devant une mosquée. Pendant l’offensive, les soldats se plaçaient à environ 450 mètres derrière les drones qui servaient à « dégager la zone et guider les troupes au sol », explique Michele Esposito, chercheur associé à l’Institute of Palestine Studies, au site Airwars. Après quinze jours de combats, le bilan humain s’élève à 1 400 morts côté palestinien ; 13 côté israélien.

Au fil des ans, les drones équipés de missiles ou de logiciels de renseignement sont devenus indissociables des crimes de guerre perpétrés par l’armée israélienne. À mesure que les technologies se perfectionnent, l’impunité devient plus flagrante. En mai 2021, la flotte de Heron TP est ainsi engagée dans l’offensive éclair, «  Gardiens des murs », qualifiée de « première guerre menée par l’intelligence artificielle ». L’attaque dure onze jours : des écoles, des cliniques, des commerces et des immeubles résidentiels situés « loin des cibles militaires » sont pilonnés sans interruption, raconte le site israélien +972. « Ce ne sont pas des erreurs ni des cas exceptionnels, c’est la règle », analyse pour sa part l’ONG israélienne B’Tselem.

La guerre déclenchée le 13 octobre 2023 ne fait pas exception. Jusqu’au cessez-le-feu du 15 janvier 2025, les Heron TP ont été déployés en permanence aux côtés des forces spéciales et de l’infanterie. Les bombardements ont fait 48 000 morts, dont plus de 14 000 enfants, selon l’Unicef.

Technologies pour les drones tueurs Hermes

L’année 2023 est aussi marquée par des exportations record. En plus des livraisons à Israel Aerospace Industries, le groupe Thales décroche un contrat de près d’un demi-million d’euros avec Elbit Systems pour un lot de huit transpondeurs TSC 4000 IFF. Ce composant est destiné à équiper des drones armés Hermes 900, comme Disclose l’a révélé dans une précédente enquête, publiée en juin dernier. Bien que les escadrons de drones tueurs sont en service 7 jours sur 7 à Gaza, et alors que les ONG et organisations internationales documentent de multiples crimes de guerre perpétrés par l’armée israélienne dans des écoles, des hôpitaux et camps de réfugiés, rien n’entrave l’exécution du marché.

A gauche, des drones Hermes 900 au cours de leur assemblage, à droite le modèle du transpondeur vendu par Thales. Composition : Disclose

En janvier 2024, Elbit a réceptionné deux des transpondeurs en question. Selon Thales, le destinataire final n’était pas l’armée israélienne, client habituel d’Elbit, mais des pays tiers « ne faisant pas l’objet de sanctions de l’Union européenne ». L’expédition des six autres systèmes de communication aurait ensuite été bloquée, selon nos informations, par les autorités françaises. Aujourd’hui, la firme française assure à Disclose « se conformer strictement aux réglementations » et n’avoir livré en Israël « aucun équipement létal ni aucun équipement permettant le fonctionnement d’un système létal  depuis le 7 octobre 2023 ».

Un détail aurait dû inciter Thales à une vigilance accrue. Et ce, bien avant octobre 2023. Elbit a vendu à Thales au moins 200 000 euros de matériel entre 2019 à 2020 ; quand Israel Aerospace Industries lui a exporté près de 310 000 euros de pièces électroniques en 2020. Autrement dit, les deux industriels israéliens sont aussi des fournisseurs de Thales. Or, le groupe français exige de l’ensemble de ses partenaires qu’ils respectent « les principes relatifs au droits de l’Homme » du Pacte mondial de l’ONU. Elbit et Israel Aerospace Industries bénéficieraient-ils d’une dérogation à la règle ? Interrogé, le service communication de Thales n’a pas souhaité s’exprimer. Pas plus que ses deux fournisseurs.

Aujourd’hui, c’est la justice française qui pourrait demander des comptes au leader européen de la défense. Car, selon, Clara Ernst Mollier, juriste du cabinet Ancile*, les livraisons de Thales en Israël « interrogent sur le respect de ses obligations en matière de devoir de vigilance ». En vertu d’une loi de 2017, le groupe doit en effet prévenir les atteintes aux droits humains dans sa chaîne d’approvisionnement. Sous peine d’être poursuivi devant les tribunaux.


*Joseph Breham, du cabinet Ancile, est membre du conseil de surveillance de Disclose

Enquête: Ariane Lavrilleux
Édition: Mathias Destal
Illustration de Une: Caroline Varon

https://disclose.ngo/fr/article/vente-darmes-a-israel-thales-equipe-des-drones-de-combat-depuis-2018

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