
Serge Quadruppani – paru dans lundimatin#462, le 5 février 2025
Voilà deux mille ans que le laboratoire italien produit des techniques de domination : de la création d’un Empire d’ingénieurs unificateurs de multitudes multi-ethniques qui dura cinq siècles et fonda l’Occident, jusqu’à l’arrivée des téléphones mobiles avec deux ou trois ans d’avance en Europe, en passant par les Cités État à l’origine du premier capitalisme, jusqu’à l’invention du fascisme.
On pourrait citer aussi la stratégie de la tension des années 70, qui préfigurait l’instrumentalisation du terrorisme et l’état d’exception permanent à l’échelle mondiale et plus près de nous encore, avec Berlusconi, cette trouvaille appelée à un si grand avenir du populisme des ploutocrates et de sa fausse contestation justicialiste par la post-gauche. Dans la continuité de ces évolutions, ce qu’on appelle « l’offensive illibérale de Georgio Melloni », adoubée par Elon Musk, opère autant par les écrans que par les décrets. Ainsi, mise en cause par le pouvoir judiciaire pour avoir exfiltré un bourreau libyen recherché par la Cour pénale internationale, Meloni réplique-t-elle par une vidéo en ligne suivie d’une intervention-surprise dans une émission de télé. Façon de rester à l’avant-garde de ce mouvement planétaire de fusion du monde numérique avec des exécutifs étatiques toujours plus répressifs. Tandis que des militants pacifistes ont été condamnés à des peines de prison très lourdes en Grande Bretagne (conformément à une législation défendue par la gauche comme par la droite) pour une réunion en visio organisant un blocage d’autoroute, que les déportations télévisées et tweetées de migrants ont commencé aux Etats-Unis et qu’en Algérie des dizaines de gens partent en prison pour un hashtag, le « paquet sécurité » de Meloni, voté en septembre a d’abord été imposé par des décennies d’identification par les réseaux sociaux et les télés d’une série d’ennemis : les no-tav, les centres sociaux, les roms, les migrants, les détenus, les ouvriers s’opposant au délire des contrôles sanitaires ou refusant d’être jetable… Ainsi a-t-on abouti à une série de mesures ciblant précisément :
- Les détenus : quiconque en prison « participe à une révolte au moyen d’actes de violence ou de menace ou de résistance à l’exécution des ordres donnés, est puni de un à cinq ans de réclusion ». Dans les « actes de résistance » sont compris aussi « les conduites de résistance ». Les mêmes mesures sont applicables dans les centres de rétention.
- Les mères roms : ce sont elles qui sont particulièrement visées par l’abolition du principe de non-détention de mères avec enfants de moins d’un an.
- Les no-tav et les protestataires en général : l’occupation passive de voies ferrées et de route devient un délit qui peut entraîner jusqu’à sept ans de prison.
- Les manifestants : peines de prison aggravées et mesures d’interdiction de territoire sur le modèle de celles prises contre les supporters violents.
- Les occupants de locaux et de squatts : deux à sept ans de prison pour occupation illégales de bâtiments.
Tout cela, quelques recherches sur Internet peuvent nous l’apprendre – à condition de savoir quoi chercher. De l’Italie on pourrait alors croire tout savoir par écran interposé. Mais sait-on vraiment tout ? En réalité, aller voir en personne ce qui ça se passe de l’autre côté des Alpes s’avère bien utile pour un détenteur de la carte d’identité française, en prévision du règne annoncé de l’influenceur Bardella et de sa mère fouettarde. Au terme de ce voyage, une conclusion s’impose : au fur et à mesure que l’emprise des écrans basculera toujours plus lourdement du côté des pouvoirs autoritaires, aller voir en personne va devenir toujours plus une des tactiques possibles pour devenir ce que nous suggérions comme l’antithèse de « l’énergie masculine » des réseaux, cette énergie chère à Zuckerberg et aux m(f)achos de la tech : la femme dissolvante qui hante leur cauchemar. Un individu de sexe féminin incarne en Italie leur idéal de dureté virile : aurait-on pu rêver meilleure illustration de la validité de la distinction entre sexe biologique et genre social ?
En personne, on a donc d’abord rencontré les no-tav historiques, nos vieux compagnon.ne.s de la vallée de Suse et en particulier Nicoletta Dosio, l’infatigable bloqueuse de routes condamnée à la prison puis à l’assignation à résidence, poursuivie pour 150 évasions – c’est-à-dire refus de se soumettre à son assignation. On a rencontré les amis du Vag, le centre autogéré de Bologne, qui nous ont raconté le soulèvement de la jeunesse, et tout particulièrement de l’ultra-jeunesse d’origine « extra-communautaire » après le meurtre policier d’un jeune homme d’origine égyptienne. On a rencontré une commune de paysans enracinés depuis cinquante ans dans des pratiques communautaires en Toscane, qui soutiennent activement la lutte des GKN, l’usine occupée depuis quatre ans par ses ouvriers refusant la délocalisation, où se tient depuis deux an un festival international de littérature working class. On a discuté avec des camarades à Naples de la gentrification qui vide Bologne de ses étudiants pauvres et menace même la sublime cité sous le volcan. Et aussi de l’Intelligence artificielle… pour conclure qu’un aspect de l’humain lui échappera toujours, et que cet aspect-là c’est l’être incarné. Ce en quoi nous avons rejoint ce qui donnait son intensité à ce voyage : la présence des corps.
Rencontrer les amis en chair et en os sera toujours un des moyens de « devenir eau » comme disaient les révoltés de Hong-Kong. L’eau trouve toujours un passage sous la chape de béton de la folle rationalité techno-capitaliste. On peut lire le détail de ces voyages et de ces rencontres dans ce récit de blog.
Serge Quadruppani
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Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d’humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d’auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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