L’expérience révolutionnaire rojavie en sursis
paru dans lundimatin#457, le 30 décembre 2024
Si la complexité du terrain syrien n’échappe à personne, il convient peut-être de rétablir un bref état des lieux qui nous permettent d’entrevoir les futures alliances et oppositions qui vont marquer et secouer l’année 2025. Alors que les “rebelles”, nom générique parfois utilisé à outrance et de manière absurde tant il peut désigner une diversité d’acteurs souvent antagonistes, sont les grands gagnants de la chute précipitée de Bachar-al-Assad, qu’en est-il du mouvement révolutionnaire kurde de Syrie, de son territoire autonome du Rojava, et du reste des territoires du Nord-Est sous son contrôle ? Le futur du Rojava dépend-il uniquement des rapports diplomatiques qu’entretiendront les kurdes avec les nouvelles autorités, ou l’entremise d’acteurs étrangers sera-t-elle déterminante ? Si la réponse est certes déjà évidente, il demeure néanmoins essentiel de caractériser les rapports de force en cette fin d’année.
Alors que le nouvel homme fort de la Syrie Ahmad al-Chareh (anciennement Abu Mohammad al-Jolani), leader de Hayat Tahrir al-Cham (HTC) capte les attentions de toute la presse internationale, les pronostics vont bon train quant à la sincérité de ses promesses d’inclusivité pour les minorités, de réconciliation nationale et de processus de démocratisation du pays. Si les plus cyniques n’y voient qu’un discours court-termiste pour séduire l’Occident, rappelant à loisir son parcours islamiste, force est de constater que Ahmad al-Chareh n’est pas HTC et que HTC n’est pas l’Armée Syrienne Libre (ASL/FSA) : son agenda personnel pourrait bien être différent de celui de sa propre organisation, et contrarier certains alliés (et rivaux) au sein du camp rebelle.
Mais ce camp rebelle, quel est-il exactement ?
Par simplification, on pourra le diviser en 4 grandes tendances :
1. Les rebelles du “Southern Front”, ou de ce qui s’appela un temps ainsi, situés au sud-syrien à la frontière jordanienne, et armés principalement par les États-Unis et la Jordanie. Minoritaires, isolés, peu actifs durant ces dernières semaines voire mois (voire années), ils ont tenté, sous la pression américaine, de prendre Damas abandonnée par les forces pro-régimes avant que la ville ne tombe aux mains d’HTC mais sont arrivés trop tard. C’est ballot. Il est probable qu’ils se fondent désormais au sein de la nouvelle armée et des nouvelles forces gouvernementales avec un rapport de force très désavantageux.
2. Les “anciens” rebelles majoritairement arabes de l’Est et du Nord-Est qui se sont dissous au sein des Forces Démocratiques Syriennes (FDS/SDF : la coalition arabo-kurde) en Octobre 2017 lors de la victoire des kurdes et de leurs alliés arabes sur l’Etat Islamique (chute de Raqqa). Si certaines factions, démocrates et peu islamistes, vont demeurer loyales aux kurdes, pour des raisons pratiques davantage qu’idéologiques, il est certain que d’autres factions vont être heureuses et pressées de reprendre la bannière à 3 étoiles des rebelles et tenter d’être le nouvel interlocuteur local du nouveau pouvoir.
3. Les rebelles de l’Armée Nationale Syrienne (ANS/SNA), qui contrairement à leur nom abusif ne sont pas l’armée étatique du régime (qui était l’Armée Arabe Syrienne, AAS/SAA). La SNA est une pure création du ministère de la défense turc, qui regroupe une vingtaine voire trentaine de groupes rebelles davantage anti-kurdes qu’anti-régime. Majoritairement arabes mais également turkmènes et même kurdes (pour 2 factions), ces groupes autant islamistes que nationalistes sont factuellement des mercenaires (leurs soldes sont versés par le ministère de la défense turc) et servent les projets d’expansionnisme turc et d’anti-kurdisme en Syrie.
4. Les rebelles du Nord-Ouest (dont Idlib) qui ont majoritairement suivi HTC dans son offensive fulgurante vers Alep puis Damas. D’islamistes modérés à radicaux, leur ennemi principal demeurait le régime d’Assad, et ils sont les artisans de sa chute. Ce sont eux, aujourd’hui, les faiseurs de roi, bien que cela implique d’être presque entièrement soumis à HTC.
On pourra rajouter que les Forces Démocratiques Syriennes (FDS/SDF), bien que n’étant pas considérées comme “rebelles”, ont donc une composante arabe anciennement rebelle en leur sein et ont participé à la capture de villes et de quartiers face au régime (Hassakeh, Qamishlo, Deir-ez-Zor). Cette maigre contribution à la chute d’Assad ne fera néanmoins hélas pas oublier aux rebelles la complaisance des forces kurdes à l’égard du régime d’Assad, tantôt ennemi, tantôt allié de circonstance.
Ce sont donc les forces en présence face auxquelles les kurdes et leurs alliés arabes vont devoir négocier, ou avec lesquelles elles vont devoir s’affronter. Elles se confrontent déjà à la SNA (3) depuis l’invasion du canton d’Afrîn en Janvier 2018 et les massacres de populations civiles et de prisonniers de guerre qui ont suivi. Récemment, les mêmes massacres et viols de femmes prisonnières ont été commis dans le quartier kurde d’Alep et à Tall Rifat. À présent, c’est à Manbij que se concentrent les affrontements.
Quant aux rebelles du Southern Command (1) ils semblent en dehors de l’équation du fait de zones géographiques bien distinctes, ce qui n’est pas le cas d’HTC et de ses alliés (4) qui ont déjà majoritairement repris le contrôle de l’Ouest de l’Euphrate, en contact des zones tenues par les SDF.
Alors qu’anciennement ennemis, HTC et SDF semblent pour l’instant maintenir des relations diplomatiques certes peu chaleureuses mais courtoises. HTC a notamment remis des prisonniers et prisonnières kurdes capturés à Alep aux SDF, sans les avoir apparemment violenter, à l’inverse de ce qu’à pu commettre la SNA. HTC a d’ailleurs condamné les exactions de la SNA, sur les populations kurdes aussi bien que sur les autres populations civiles (il y a quelques jours, des factions de la SNA se battaient entre elles dans les rues d’Alep pour se disputer… le butin du pillage de maisons de civils).
Plus encore, Jolani a multiplié les mains tendues, appelant à l’unité et au respect de la communauté kurde et des autres communautés. Il recevait par exemple récemment Walid Jumblatt, leader des Druzes libanais et soutien des Druzes syriens. Ce dernier était connu pour ses positions anti-Assad, dont cette sortie poétique retranscrite par Alain Gresh dans Le Monde Diplomatique en 2009 : « Ô tyran de Damas, ô toi le singe inconnu de la nature, le serpent dont tous les serpents ont peur, toi le requin vomi par l’océan, toi la bête sauvage du désert, toi la créature qui est seulement une moitié d’homme, toi qui est le produit d’Israël au détriment des cadavres du Liban-Sud, toi le menteur et l’archi-tueur, toi le criminel qui verse le sang au Liban et en Syrie, nous reprenons sur toi les mots du grand poète Nizar Qabani : “Tous les vingt ans vient un homme armé pour massacrer l’unité dans le berceau et pour tuer les rêves”. ». Deux ans plus tard, ce même Walid Jumblatt tentait un rapprochement avec le régime d’Assad après l’avoir copieusement insulté, illustrant la versatilité des alliances et des antagonismes dans la région.
Néanmoins, si le leader de HTC multiplie les promesses d’inclusion des minorités dans la reconstruction nationale, il semble opposé à toute idée de fédéralisme et d’autonomie des territoires, pourtant chère aux kurdes. Il précisait même que les SDF devraient, comme le reste des rebelles, se dissoudre et se fondre au sein d’une seule armée nationale : “Nous ne permettrons absolument pas que des armes échappent au contrôle de l’Etat (…), qu’elles proviennent des factions révolutionnaires ou des factions présentes dans la zone des SDF”.
Si le premier réflexe des révolutionnaires kurdes seraient de s’opposer à ces conditions, synonymes de quasi disparition de leur projet politique, la situation actuelle et à venir ne leur en laissera peut-être pas le choix. Abandonnés par une partie de leurs alliés arabes anciens rebelles(2), et ayant dû abandonner une grande partie du canton de Manbîj face aux assauts de la SNA soutenue par des tirs d’artillerie et des frappes aériennes turcs, les kurdes sont en manque d’amis. Face à l’imminence d’une nouvelle invasion turque, la troisième depuis 2018, Mazlum Abdi, commandant général des SDF, annonçait être prêt à négocier avec la Turquie et la SNA pour démilitariser une partie des zones frontalières et démobiliser les combattants étrangers et non-locaux, reconnaissant pour la première fois à demi-mots la présence de militants du PKK dans les SDF.
Avec le départ des forces russes et pro-Assad qui servaient de forces-tampons face aux milices pro-turques de la SNA, les kurdes se retrouvent dans une situation de dépendance militaire et géopolitique aux États-Unis presque totale. Ces derniers ont jusqu’à maintenant temporisé les ardeurs bellicistes d’Erdogan en envoyant des renforts militaires et en soulignant le risque de recomposition de l’Etat Islamique si les kurdes venaient à abandonner une partie des territoires de l’Est syrien, dont les camps de prisonniers de Al-Hol où s’entassent plusieurs dizaines de milliers de djihadistes et leurs familles.
Mais c’est à l’intérieur même du territoire syrien que les kurdes vont devoir se trouver des alliés nationaux. Et, malgré la cinglante ironie de la situation, seul HTC semble pour l’instant convenir à ce rôle. Certes cette coopération n’aurait rien d’idéologique, mais le contrôle des deux tiers des puits de pétrole de l’est-syrien par la coalition arabo-kurde devrait pouvoir favoriser la mise en place d’une entente circonstancielle avec HTC qui, s’il souhaite contrôler la Syrie, a un besoin impérieux de carburant. Si HTC retient la SNA d’avancer et que les États-Unis dissuadent la Turquie de mener une nouvelle opération d’envergure, alors le Rojava peut espérer un sursis. Mais c’est bien de la seule chose dont il s’agit, d’un sursis. La recomposition des forces géopolitiques semble faire des kurdes, dans tous les cas, les grands perdants du nouveau Grand Jeu syrien. Face à cette situation, la solidarité internationaliste effective s’annonce plus que jamais nécessaire pour sauver, ou prolonger, l’expérience révolutionnaire rojavie.
Mam Dirrîçîçek
https://lundi.am/Syrie-quelles-consequences-pour-le-Rojava-les-kurdes-et-le-Sud-Est-du-pays
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