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Article mis en ligne le 9 décembre 2024
par F.G.
James C. SCOTT
■ HOMO DOMESTICUS
Une histoire profonde des premiers États
La Découverte, 2019, 320 p.
■ L’ŒIL DE L’ÉTAT
Moderniser, uniformiser, détruire
La Découverte, 2019, 630 p.
Dans l’éditorial de son treizième numéro paru à l’automne 2023, l’équipe de l’excellente revue L’Inventaire s’interrogeait sur « les succès des travaux historiques, anthropologiques voire paléontologiques traitant du basculement de sociétés de chasseurs-cueilleurs vers des sociétés sédentaires agro-pastorales, et leur cohorte de désastre ». Avec, pour ne citer que quelques-uns des auteurs, l’archéologue français Jean-Paul Demoule (né en 1947), les anthropologues américains David Graeber (1961-2020) et James C. Scott (1936-2024), etc. Parmi ces nombreuses publications, L’Inventaire proposait une recension critique de La Fin de la mégamachine de Fabian Scheidler dont nous avions produit un écho plutôt enthousiaste ici. Malgré un matériau dense qui « force le respect », la somme produite par Scheidler était accusée d’écraser « les rapports de force qui font l’histoire » sous une « impression trompeuse de linéarité ». Florent Gouget, auteur de la recension, aurait aimé « moins d’assertion autopersuasives (…), plus de prudence, et l’exposé de certaines controverses ». Sous-entendu : les rouages de la mégamachine modernisatrice n’ont pas été ce rouleau compresseur univoque que l’on peut imaginer. Bien évidemment, résumer 5 000 ans d’histoire humaine comporte toujours le risque de produire une sorte de récit téléologique fermé liant nos impasses actuelles à de sinistres bifurcations empruntées il y a de nombreux siècles par nos ancêtres. L’impression que notre catastrophique situation ne serait que l’addition salée et impossible à solder d’une hubris démesurée qui se serait déployée depuis les temps guerriers et expansionnistes de l’âge du bronze jusqu’à nos jours. Sans rouvrir le débat, notons cependant que, dans un chapitre intitulé « Renoncer à l’idée de dominer la nature », Scheidler écrivait : « Compte tenu du bilan dévastateur du gigantisme technologique et de la pensée linéaire [nous soulignons], des tentatives importantes ont été faites depuis les années 1970 pour formuler une nouvelle approche de la technique qui mise sur la coopération avec la nature plutôt que son contrôle et sa domination. » Preuve que l’auteur était conscient du fil sur lequel il avançait.
Qu’on le veuille ou non, la « nature » est ce nœud gordien qui hante l’ensemble de nos inquiétudes et déchire partisans et militants des gauches dites « écologistes » ou « anticapitalistes ». Qu’elle soit humaine ou accolée à cet « environnement » qui se fissure sous nos yeux, investie des linéaments d’une Pachamama précolombienne ou sujette à toutes les hybridations avec les machines, la « nature » est cet horizon à la fois intime et écrasant, tiraillé entre un passé à jamais révolu (fantasme d’une pureté originelle) et un futur dystopique à la Mad-Max. S’il est un signe des temps qui ne trompe pas c’est bien que toutes les natures foutent le camp : de la division sexuelle du genre humain aux calottes glaciaires – en passant par la « nature » des démocraties libérales dont les derniers oripeaux sont mis en lambeau par les poussées fascisantes. Au fond, tout ce qui en nous et autour de nous semblait, même tendancieusement, stable branle du manche. Et c’est sûrement cette inquiétude tous azimuts qui explique, en partie, l’intérêt porté par le public à ces récits de grande ampleur qui entendent nous expliquer par quels cheminements hasardeux et froides dynamiques notre espèce en est venue à assister, avec une indolence assez stupéfiante, à la mise en péril d’équilibres sociaux et écologiques essentiels à sa propre survie. C’est de ce balcon relativement flippant qu’il nous faut penser notre commune situation ; situation à la fois vertigineusement inédite et sidérante qui explique cette envie de comprendre et de mesurer l’incommensurable. De quelle lointaine matrice sociale sommes-nous les dépositaires ? Quels en sont les marqueurs et les tendances profondes ? Quels liens entretient l’État-nation avec les premiers États mésopotamiens du troisième millénaire avant notre ère ? Ses historiques mutations ne masquent-elles pas, in fine, les traits d’une évidente continuité ?
Une bande de voleurs
Pour construire l’argumentaire de la « mégamachine », Fabian Scheidler s’est entre autre appuyé sur les travaux de l’anthropologue américain James C. Scott, décédé à l’âge de quatre-vingt-huit ans l’été dernier. Scott fut un drôle de bonhomme : tout en enseignant les sciences politiques à Yale, l’universitaire acquiert dans les années 1970 une ferme dans le Connecticut avec moutons, vaches, poules et abeilles. Soit la figure assez rare de l’universitaire-paysan. La lecture du classique de l’ethnologue Pierre Clastres (1934-1977) La Société contre l’État (1974) lui ouvre les portes de l’anthropologie dite « anarchiste », discipline dans laquelle il va se jeter avec un appétit et une curiosité sans borne. Militant contre la guerre au Viêt-Nam, il s’intéresse aux territoires de l’Asie du Sud-Est à un point tel qu’il passera deux ans, avec sa famille, dans un village de cultivateurs de riz en Malaisie. C’est là qu’il puisera la moelle de son matériau « infrapolitique », à savoir la liste de nombreux subterfuges par lesquels les sociétés paysannes résistent à l’oppression étatique. Deux de ses livres traduits en français rendent compte de ces travaux : La Domination et les arts de la résistance et Zomia [1]. Pour le présent texte, nous avons choisi deux autres de ses ouvrages : L’Œil de l’État et Homo Domesticus dans lesquels Scott entend mettre au jour les contextes dans lesquels les premiers États se sont créés et ensuite développés. Un brin malicieux, il oppose à ceux qui voient en l’État une structure régulatrice et protectrice de ses sujets, la sentence suivante : « L’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres. » Pour Scott, la grande fresque civilisatrice qu’on nous sert depuis la maternelle est une légende moisie qu’il entend démystifier : à savoir que jamais, de leur plein gré ou mus par une bouffée délirante progressiste, des humains n’ont pris la décision de se parquer sur un territoire et de se placer sous la férule, plus ou moins despotique, d’une quelconque caste dominante. Jamais des humains n’ont pleinement accepté de sacrifier une part de leur liberté et de leur autonomie en échange d’une prétendue sécurité ou redistribution matérielle. Le fameux contrat social rousseauiste est une fable pour collégiens : si nos ancêtres de l’âge du bronze ont consenti à constituer les premiers cheptels des proto-États du Croissant fertile en Mésopotamie, c’est parce qu’ils y ont été contraints. Par des circonstances environnementales, par des guerres de capture, par une lente acculturation à des rituels de soumission à des ordres religieux et politique. « Ce qui est remarquable encore aux yeux de quiconque s’intéresse à la forme-État, note Scott dans Homo Domesticus, c’est le fait que les premiers petits États stratifiés, collecteurs d’impôts et constructeurs de fortifications n’apparaissent dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate que vers 3100 avant notre ère, soit plus de quatre millénaires après les premiers cas répertoriés de domestication d’espèces végétales et de sédentarité. Ce décalage massif pose un problème aux théoriciens enclins à naturaliser la forme-État. Ceux-ci partent de l’hypothèse qu’une fois établies l’agriculture et la sédentarité (…), les États/empires devaient logiquement faire leur apparition dans la foulée en tant qu’entités les plus efficaces pour garantir l’ordre politique. » Bullshit, dit et démontre Scott. Ce « schéma évolutionniste » est, à l’instar d’un quelconque roman national, une construction a posteriori, destinée à fourrer dans le crâne de tout citoyen de base que les États-nations ne furent que l’aboutissement naturel de notre espèce, ayant réussi l’exploit, en quelques millénaires, de faire ce grand saut depuis les ténèbres cavernicoles jusqu’aux salons climatisés d’une bicoque standardisée. Face à ce récit rabâché, Scott entend nous proposer un « programme de désintoxication » et réhabiliter la figure du chasseur-cueilleur non pas, comme le pensent celles et ceux qui le lisent mal, pour promouvoir un nomadisme new-âge modernisé – une ineptie – mais pour insister sur le fait que nos ancêtres itinérants étaient plutôt satisfaits de leur mode de vie : une alimentation riche et variée au sein de communautés réduites et ne consacrant que peu de leur temps journalier à satisfaire leurs besoins. Scott insiste : « Nous disposons d’une grande quantité d’indices montrant que les peuples nomades ont partout opposé une résistance farouche à la sédentarisation permanente, y compris dans des circonstances relativement favorables. » À titre d’exemple, il explique à quel point le travail de la terre pour produire des céréales (base de la nouvelle alimentation et de l’impôt des proto-États céréaliers) était vécu comme une malédiction par les cultivateurs, car harassant et répétitif.
Partant de là, l’anthropologue redéfinit le processus civilisationnel en un prosaïque processus de domestication, domestication entendue sur « une base beaucoup plus large que celle de l’agriculture et de l’élevage ». Et d’insister sur cette idée qu’en définitive c’est bien « l’ensemble de son environnement » que sapiens, « espèce invasive la plus prospère », s’est évertué à domestiquer. Jusqu’à ce retour de boomerang assez cocasse : sa propre auto-domestication venue se figer au cœur de structures sociales inégalitaires, elles-mêmes tissées d’impérieuses routines. « Une fois qu’Homo sapiens a franchi le Rubicon de l’agriculture, notre espèce s’est retrouvée prisonnière d’une austère discipline monacale rythmée essentiellement par le tic-tac contraignant de l’horloge génétique d’une poignée d’espèces cultivées (…). » Cerise sur le gâteau : ces nouvelles concentrations humaines stabilisées ont été comme autant de « “parcs d’engraissement” d’agents pathogènes ». Si le mot « zoonose » a été remis sur le devant de la scène lors de la pandémie de Covid, ses occurrences sanitaires les plus précoces s’épanouissent lors des premières communautés sédentarisées où la promiscuité animalière permet aux virus de franchir la barrière inter-espèces. Avec les dégâts que l’on sait.
Invariant esclavagiste
Camarade lecteur, souviens-toi : une de nos récentes recensions – « Misère de la pensée décoloniale » – portait sur l’ouvrage collectif Critique de la raison décoloniale. Pour les décoloniaux, « 1492 » est un pivot historique essentiel à leur théorie. Ravages coloniaux, traite négrière, on ne discutera pas l’effroyable bilan légué par les empires accapareurs et leurs armées de mercenaires psychopathes. À ceci près que, lisant Scott, on comprend que « 1492 » ne constitue en rien une rupture dans la longue course accumulative et dominatrice des empires mais bien une énième accélération d’un processus originel car consubstantiel à la notion d’État. Si James C. Scott admet que l’esclavage n’a pas été inventé par l’État – « diverses formes d’asservissement individuel ou collectif étaient largement pratiquées parmi les peuples sans État », écrit-il –, l’anthropologue note que « les États archaïques n’ont fait que développer et consolider l’institution de l’esclavage en tant que moyen essentiel d’augmenter leur population productive et de maximiser l’excédent appropriable ». Quelques lignes plus loin, la « blanchité » européenne, coupable de tous les maux décoloniaux, prend un sérieux coup de canif quand on apprend que « tous les premiers États d’Asie du Sud-Est étaient des états esclavagistes et trafiquants d’esclaves (…) ». Tout ça pour dire quoi ? Qu’au fondement de l’État, et ce quelle que soit la latitude géographique sur laquelle il éclot, on trouve le rapt humain et le travail forcé. Agriculture, ateliers textiles, construction d’édifices monumentaux : les castes au pouvoir ont toujours eu un besoin insatiable de main-d’œuvre. Comme leur propre population rechignait à se faire encaserner, les guerres ont eu, entre autres fonctions, celle non négligeable de permettre la capture de populations étrangères (armées vaincues ou populations dites « barbares ») et de leur faire faire le sale boulot. Au fil du temps, ces populations exogènes furent intégrées et assimilées par le corps « national » en construction, commandant de futures guerres de capture pour à nouveau nourrir le Léviathan. Un cycle terrifiant toujours actuel, à cela près que les États contemporains dits « développés » n’ont plus besoin de guerroyer pour se fournir en main-d’œuvre, il leur suffit d’affamer la moitié du globe et de laisser venir à eux des hordes de migrants corvéables à merci.
Paru en 1997 aux États-Unis, soit bien des années avant Homo Domesticus, L’Œil de l’État pourrait paradoxalement se lire comme une suite à Homo Domesticus. Sous-titré « moderniser, uniformiser, détruire », L’Œil de l’État est une somme à la construction thématique étrange (on passe de la sylviculture à la collectivisation soviétique en enjambant le haut-modernisme autoritaire pour finir en Tanzanie !) qui fait de la visibilité/lisibilité et de la simplification du réel un des fils rouges permettant aux États de consolider leur pouvoir. Scott part d’une intuition : pour fonctionner selon une logique toujours plus rationnelle, et donc concurrentielle, l’État moderne considère sa population comme un sylviculteur une forêt monoculturale. Soit un bataillon d’individus arrachés à leur communauté d’origine dont la vie doit être recodée en fonction d’impératifs de production exigés par les planificateurs. Tenant compte de ces trois piliers que sont la levée de l’impôt, le contrôle social et la conscription, sans lesquels la fiction étatique ne peut se maintenir, Scott insiste sur ce lent processus d’uniformisation et de standardisation auquel nous avons été assujettis au fil des âges. Qu’il passe par la liquidation de quartiers populaires au profit d’architectures urbaines fonctionnelles et utilitaristes (Le Corbusier), le démembrement des autonomies paysannes à des fins collectivistes sous la Russie révolutionnaire, la villagisation forcée des populations rurales en Tanzanie – telle l’expérience Ujamaa menée par président « socialiste » Nyerere (1922-1999) –, ce processus participe éternellement des mêmes visées planificatrices aboutissant à autant d’échecs sociaux et économiques. « Aucun système bureaucratique, insiste Scott, n’est capable de représenter quelque communauté sociale existante que ce soit à moins de recourir à des formes d’abstraction et de simplification poussées et hautement schématisées. »
Autrement dit, l’œil de l’État est une cellule froidement comptable, capable de ne comprendre le vivant qu’à partir du moment où il l’a préalablement taxidermisé. Ce processus de dévitalisation passe par une obsession des dirigeants : ne jamais perdre le contrôle des populations. Pour pérenniser leur position dominante, les chefferies étatiques ont besoin d’une lisibilité toujours plus affinée du territoire dont ils ont la charge. Pouvoir embrasser du regard – soit pouvoir compter, évaluer et situer – l’ensemble de leurs sujets et de leurs possessions mobilières et immobilières. À ce niveau-là, la carte supplante le territoire, et c’est tout le vivant qui est sommé de se comporter et de réagir selon la doxa des experts en urbanisme, agronomie, sociologie, etc. « L’aspiration à une telle uniformité et à un tel ordre – pointe Scott – nous alerte en tout cas sur le fait que la gouvernance moderne est largement assimilable à un projet de colonisation interne, souvent présenté, comme il l’est dans la rhétorique impérialiste, comme une “mission civilisatrice”. Les bâtisseurs de l’État-nation moderne ne se contentent pas d’observer, de décrire et de cartographier, ils veulent donner une forme à un peuple et à un paysage correspondant à leurs techniques d’observation. »
La mētis
De fait, plus l’État va se moderniser (entendre : se technocratiser), plus il va augmenter ses capacités d’inventaire et d’extorsion des richesses en simplifiant, et donc en appauvrissant, toujours plus férocement le réel. Pour faire passer la pilule auprès des populations, tous les recours sont bons : férule de Dieu ou du Progrès, le catéchisme reste le même qui commande de se soumettre aux prêcheurs de l’ « ingénierie sociale ». Ce que démontre avec brio James C. Scott c’est bien l’invariance de cette dynamique « modernisatrice » et ce quelle que soit la forme-État du moment : Cité-État, royaume, empire, démocratie libérale ou république dite « socialiste ». Un continuum qui n’a rien de linéaire. Innervé de nombreuses résistances, il est souvent contrarié par ses propres impasses politiques. Un continuum, de même, qui ne porte pas toujours le « mal » en lui puisque nombre d’aspirations « progressistes » ont visé à de réelles améliorations de la condition humaine. On pense ici à certains progrès irréfutables en matière d’hygiène, de santé et de connaissances scientifiques. On pense aussi à certains élans révolutionnaires qui ont tenté d’échapper à la malédiction du pouvoir corrupteur. Des expériences fragiles et toujours durement réprimées, mais dont les traces permettent de tenir à distance le spectre d’une indépassable fatalité. De fait, si notre histoire commune ne se résume pas en un éternel combat entre les forces du bien et du mal, cette autre rivalité entre peuples primitifs et civilisés est tout autant stérile. Pour sortir de ces visions simplificatrices, Scott nous propose de regagner en autonomie car, s’il y a bien une chose que tous les pouvoirs redoutent, c’est de voir leurs sujets s’émanciper de leur technocratique tutelle. Pour cela, l’anthropologue va puiser dans le mythe d’Ulysse.
Le roi d’Ithaque était supposé avoir un don : la mētis ou « ruse de l’intelligence » : « D’une manière générale, écrit Scott, la mētis représente un large éventail de savoir-faire pratiques et d’intelligence développés en s’adaptant sans cesse à un environnement naturel et humain en perpétuel changement. » Cette aptitude humaine, instinctive et impossible à codifier, Scott l’a observée dans des environnements très divers au cours de ses pérégrinations : elle est à l’œuvre dans l’ensemble d’ajustements et de ruses informelles mises en œuvre par des humains écrasés par la machine productiviste. Détournée à des fins émancipatrices et métabolisée dans des solidarités effectives, la mētis pourrait être un atout majeur pour ne pas désespérer.
La preuve : certains l’ont vue, il n’y a pas si longtemps, sur des ronds-points.
Sébastien NAVARRO
Notes
[1] La Domination et les arts de la résistance, éd. Amsterdam, 2019 et Zomia, Seuil, 2013
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