18 septembre 2024 par Malika Butzbach
Alors que monte le vote en faveur de l’extrême droite, l’école n’échappe pas à ses idées. Les enseignantes et enseignants font face à une libération de la parole raciste, notamment dans les territoires et villes où est implanté le RN.
Publié dans Démocratie
Tous ont demandé l’anonymat. Les enseignants qui témoignent de la montée des idées d’extrême droite dans leurs établissements scolaires ne veulent pas le faire sous leurs vrais noms. « Si jamais la mairie apprend que c’est moi qui ai parlé, c’est mon école qui va en payer le prix », s’inquiètent des professeurs de Béziers, Orange ou Hénin-Beaumont, des villes dirigées par l’extrême droite. Mais ailleurs aussi, les salles de classe et salles des professeurs font l’expérience de la montée de ces idées.
Maria, enseignante d’histoire-géographie à Nîmes, a constaté l’intérêt de ses élèves pour Jordan Bardella, tête de liste RN aux Européennes, pendant la campagne élections de juin dernier. « Lors d’un cours d’enseignement moral et civique sur la démocratie avec mes terminales, plusieurs d’entre eux m’ont parlé du candidat RN, de sa campagne sur les réseaux sociaux et de leur envie de voter pour lui », témoigne-t-elle.
Pour l’enseignante, l’enjeu est de rester dans la neutralité politique qu’exigent d’elle son poste et son statut de fonctionnaire. « J’ai orienté la discussion vers la comparaison avec d’autres pays européens. L’idée était de voir quelles avaient été les conséquences sur la société de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite », explique l’enseignante. Elle n’a pas initié cette discussion dans l’objectif de faire changer d’avis ces élèves, mais pour « leur donner les outils pour qu’ils s’émancipent ».
Face aux élèves, le devoir de neutralité
Parfois, ces outils ne fonctionnent pas face aux discours de haine. Maria se souvient d’un autre élève, plus jeune, lors d’un cours de géographie de seconde. « On étudiait les migrations et cet élève a dit publiquement que les personnes migrantes « n’avaient qu’à rester chez elles » et que l’on « n’avait pas à être envahis », se souvient la professeure. J’étais assez déboussolée car en plus, le cours insistait sur le fait que ces migrations étaient économiques, que la plupart des exilés présents en France y travaillaient, etc. »
Pour l’enseignante, sa discipline et son rôle visent justement à apprendre aux élèves à argumenter et déconstruire les idées préconçues. « C’est d’autant plus frustrant quand on n’y arrive pas », déplore-t-elle. Il est souvent difficile de contrer ce que les élèves entendent à la maison ou à la télévision. Encore plus lorsque les réseaux sociaux s’en mêlent, pointe Samia, enseignante de sciences économiques et sociales à Avignon. « Une de mes élèves avait pris un selfie avec sa classe pour la diffuser sur internet. Elle avait commenté « Moi et ma classe de migrants ». L’élève a été convoquée et sanctionnée, mais imaginez l’ambiance dans la classe après ça… »
Jean, professeur des écoles à Béziers, se souvient de cette toute jeune élève de primaire. « À l’occasion d’un cours sur Léonard de Vinci, j’en viens à parler des valeurs humanistes, que nous sommes tous humains et que le racisme est une construction. Et là, l’élève intervient, affirmant que « Marine Le Pen n’était pas raciste », qu’elle voulait « juste que l’on soit en sécurité chez nous ». Bien sûr qu’elle répétait des paroles qui n’étaient pas les siennes, mais comment réagir ? » se demande l’enseignant. Il a essayé dans un premier temps de la faire réfléchir sur ses propos : que veut dire « chez nous » ? Et « en sécurité » ? « Mais j’ai très vite coupé court à la conversation, je sentais que cela glissait vers le terrain des idées politiques. »
« Plusieurs élèves m’ont parlé du candidat RN, de sa campagne sur les réseaux sociaux et de leur envie de voter pour lui »
En tant qu’agents de la fonction publique, les enseignants doivent respecter le devoir de neutralité. « Je ne dois pas intervenir dans les opinions de mes élèves, souligne Jean. D’autant que cela pourrait créer un conflit de loyauté entre l’école et leur famille. » Toutefois, l’enseignant se doit de réagir aux propos racistes, contraires aux valeurs de la République. Mais la différence est fine, constate Lucia, enseignante au collège près de Nice : « Prenez un propos raciste, je peux réagir. Prenez ce même propos raciste et ajoutez les noms de Le Pen ou Bardella, c’est de suite plus compliqué de répondre. »
Dialogue parfois difficile avec les familles
Les propos sont loin de concerner seulement les enfants. « Puisqu’ils viennent de la famille, on a aussi parfois à gérer les parents », grince Jeanne. La professeure des écoles exerce à Bollène, commune du Vaucluse qui a été dirigée par une maire d’extrême droite (Marie-Claude Bompard) de 2008 à 2020. « Cela a délié les langues et la parole raciste. Par exemple, j’ai eu des parents qui ont refusé d’acheter la photo de classe car il ne voulaient pas y voir les élèves d’origine maghrébine. »
Avec ses collègues et sa hiérarchie, l’enseignante rappelle alors aux parents le cadre légal et les valeurs de l’école républicaine. Là encore, c’est un jeu d’équilibriste à tenir pour ne pas couper toute communication avec les familles. Un équilibre que connaît bien Jean, son collègue de Béziers : « On essaye de garder un regard neutre sur les familles, pour l’enfant et sa réussite scolaire, et ce même si c’est parfois difficile. Il nous faut préserver le lien entre les familles et l’école. »
« Des parents ont refusé d’acheter la photo de classe car il ne voulaient pas y voir les élèves d’origine maghrébine »
Mais pour Lucia, hors de question de ne pas signaler des propos « contraires à la République ». L’enseignante niçoise se souvient d’un épisode survenu il y a quelques années dans son collège. Un élève avait été frappé par un autre dans la classe dont elle était professeure principale. « Nous avons reçu l’élève frappé et sa mère les avons informés de la sanction décidée. La mère a déclaré que ce n’était non pas un élève mais un « arabe délinquant » qui avait attaqué son fils et qu’elle réglerait ça « hors de l’école ». Face à ces menaces, nous avons dû alerter la gendarmerie. »
Le vote RN monte chez les enseignants
Alors que le vote en faveur de l’extrême droite augmente dans la société, la salle des profs ne fait pas exception. Le corps enseignant a longtemps été perçu comme un bastion de gauche. En 2012, seulement 3 % des enseignants votaient pour l’extrême droite. La proportion est montée à 20 % aujourd’hui, selon la dernière enquête électorale du politologue Luc Rouban pour le Cevipof. Le corps enseignants reste toutefois un bastion du vote de gauche.
Les enseignants votent certes beaucoup moins RN que le reste de la population, mais le monde éducatif n’est plus hermétique aux idées du parti de Le Pen et Bardella, constate la prof de sciences économiques et sociale Samia. « Je n’ai jamais eu de collègues qui ont affirmé haut et fort voter pour le RN. Peut-être n’osent-il pas devant moi qui suis issue de l’immigration ? Mais, souvent, les silences de certains veulent dire bien plus que les mots », considère-t-elle. Maria a elle aussi constaté des éléments de discours qui se banalisent : « Des collègues estiment que le RN est un parti comme les autres, qu’il faut les écouter puisqu’ils représentent un certain pourcentage des Français. »
À l’inverse, parfois, la puissance de l’extrême droite permet de souder les rangs des équipes pédagogiques. À Orange, Sophie enseigne dans une des écoles primaires de la ville gérée par un maire d’extrême droite depuis 1995. « Entre enseignants, on a à cœur de proposer des projets éducatifs autour du vivre ensemble, de la solidarité et de l’échange. Et ce quelles que soient les écoles », affirme-t-elle. Mais ce n’est pas toujours facile face à une mairie qui peut décider d’une partie de budgets de l’école. « On échange toujours entre enseignants pour trouver des solutions. Il ne faut pas qu’ils réussissent à nous diviser », ajoute la professeure.
Continuer d’enseigner
Pourtant, soupire Jeanne, l’institutrice de Bollène, « on voit la résistance s’amoindrir au fil des années. Au rythme des élections s’ancre l’habitude de voir une extrême droite forte. » Bollène a finalement élu un maire socialiste lors des dernières élections municipales, mais l’extrême droite y reste implantée. « Il suffit de regarder les résultats des législatives et les votes pour le RN », pointe l’enseignante. La commune de 13 000 habitants a voté à 50 % pour la candidate RN au premier tour et l’a élue député à plus de 63 % au second. Jeanne y voit un résultat des longues années passées avec une mairie d’extrême droite. Lorsque l’extrême droite est au pouvoir, « il y a des barrages qui sautent et que l’on ne peut plus combler ».
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Mais ces enseignants et enseignantes veulent continuer à exercer malgré tout dans ces territoires. « L’extrême droite au pouvoir, c’est ce que je vis depuis plus de dix ans. Mais à ma manière, dans ma salle de classe et dans mon quotidien, je lutte », revendique Sophie, à Orange. Rares sont celles et ceux qui parlent de démissionner de l’Éducation nationale, même si elle devait se retrouver sous la tutelle d’un ministre RN. « Jamais je ne partirai, du moins pas de moi-même », tranche Samia à Avignon.
Malika Butzbach
Photo d’illustration : Une cour de collège/©Valentina Camu
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