La France coloniale s’acharne contre les Kanak

Crise en Kanaky-Nouvelle-Calédonie

Malgré l’embrasement de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie de ces dernières semaines, l’État français poursuit sa stratégie incendiaire dans l’archipel et répond aux aspirations légitimes du peuple kanak par une répression toujours plus acharnée.

En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’État ne cesse de jouer avec le feu. Ignorant plusieurs mois d’une intense mobilisation des indépendantistes, menée par une Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) créée fin 2023, Macron et son gouvernement ont tenté de passer en force et fait voter au Sénat le 2 avril, puis à l’Assemblée nationale dans la nuit du 14 au 15 mai un projet de loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral calédonien. Or ce gel est un acquis crucial pour le peuple autochtone kanak, qui risque sans celui-ci de perdre tout contrôle sur son propre destin. Le résultat ne s’est pas fait attendre : une révolte insurrectionnelle hautement prévisible [1], avec barrages mais aussi incendies, pillages… Si plusieurs points du territoire ont été concernés, l’épicentre de cet embrasement a été la capitale Nouméa et sa banlieue. Là a éclaté au grand jour la colère d’une jeunesse kanak urbaine trop souvent invisibilisée, frappée de plein fouet par la précarité et les discriminations criantes d’une société toujours coloniale. Une jeunesse désireuse, autant que ses aînés, d’en finir avec plus de 170 ans de tutelle française.

L’État tout répressif

La réaction du pouvoir ne s’est pas faite attendre et a montré à quel point l’État français, lorsqu’il s’agissait de rétablir l’ordre colonial, n’a rien perdu de ses vieilles habitudes [à (re)lire : notre édito du mois dernier]. Répondant aux exigences de ses alliés de la droite locale la plus réactionnaire, l’exécutif macroniste a opté pour une répression féroce, symbolisée d’emblée par la mise en place, du 13 au 28 mai, d’un état d’urgence qui donnait toute latitude à la police et à la gendarmerie. Des renforts importants ont été envoyés sur place : jusqu’à 3500 membres des « forces de l’ordre » et de l’Armée de terre ont été déployés sur ce territoire qui compte à peine 270 000 habitant⸱es…

Mi-juin, Louis Le Franc, haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie (le plus haut représentant de l’État sur place), évoquait un total de 1187 personnes arrêtées. Sur les neuf morts par balle du bilan officiel, deux sont imputés à des policiers. Par ailleurs, les images de violences policières se sont multipliées sur les réseaux sociaux : coups, tirs de flashball (parfois à très courte distance)… Sans compter des intrusions dans des domiciles kanak sans mandat. Plus symboliquement, des policiers ont été régulièrement filmés en train de saisir et déchirer des drapeaux kanak – les mêmes qui sont pourtant accrochés au fronton des édifices publics de l’archipel.

Cette répression qui s’abat sur les Kanak se poursuit dans les tribunaux. Le procureur de la République a recensé, du 12 mai au 19 juin, 1102 gardes à vue, 16  déferrements, 94 personnes jugées en comparution immédiate et 73 incarcérées. Précisant que des audiences de comparution immédiate se déroulaient quotidiennement, grâce notamment au renfort de magistrats et d’officiers de police judiciaire venus de France. Dès le 16 mai, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, avait émis une circulaire réclamant « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté ». Mais cette dernière ne s’applique pas à tous avec la même sévérité, loin de là, selon que l’on soit autochtone ou pas.

Milices surarmées et racistes

Dans de nombreux quartiers du grand Nouméa, des individus et des groupes se sont en effet immédiatement organisés au sein de la population européenne pour contrer brutalement le mouvement populaire kanak : constitution de barrages pour soi-disant protéger les quartiers à majorité « blanche », mais aussi de véritables milices patrouillant dans les rues. Plusieurs élus de la droite coloniale y étaient impliqués (comme Philippe Blaise ou Gil Brial). Surarmés [2] et ouvertement racistes, ces partisans de la Calédonie française n’ont pas hésité à tirer à balles réelles sur des jeunes Kanak, faisant au moins trois mort⸱es et un nombre important de blessé⸱es (même si en l’absence de tout chiffre officiel, on en est réduit à de très vagues estimations).

Du côté des autorités françaises, on a préféré relativiser le phénomène. Le haut-commissaire a très sérieusement présenté les miliciens comme des « voisins vigilants ». Et a poussé l’ignominie en excusant presque les meurtres le 15 mai de deux jeunes Kanak (Stéphanie Dooka et Chrétien Neregote), les attribuant à « quelqu’un qui a certainement voulu se défendre ». Le 2  mai, le procureur de Nouméa affirmait de son côté, contre toute évidence, que « les milices qui tuent des émeutiers, c’est une invention, une création de toutes pièces ». Sur les réseaux sociaux, des miliciens parlent pourtant de « chasse aux cafards ». De fait, dès qu’un Kanak se présente aux abords de ces barrages, il est visiblement pris à partie, quelles que soient ses intentions. En témoigne le tabassage, le 1er juin, dans le quartier nouméen de Tuband, d’un autochtone par un groupe d’Européens (en la présence de Gil Brial, déjà cité). Manque de bol pour ces sympathiques « voisins vigilants », l’homme en question était un policier qui a alerté ses collègues et l’affaire a fait la une des médias locaux.

Sur le terrain, la complicité entre « forces de l’ordre » et milices semble par ailleurs consommée, comme le démontre une excellente enquête de Mediapart (29/05/2024) qui rapporte notamment le témoignage de Bertrand : celui-ci indique que les groupes d’Européens armés ont « le soutien de la police, qui est venue [les] féliciter et n’a même pas confisqué les armes. Les policiers ont demandé de les rendre moins visibles ». Et il poursuit : « il y a même eu plusieurs réunions avec un gendarme et un policier municipal. Ils [leur] donnaient des infos sur les opérations ».

Criminalisation

Dans ce contexte, la « suspension » le 12 juin par Emmanuel Macron de la loi constitutionnelle qui a tout déclenché n’a guère fait baisser la tension. Pas plus que sa lettre aux Calédoniens, rendue publique le 18 juin et appelant au retour au dialogue… sans convaincre personne. Comment de toute façon croire un instant en la sincérité de celui qui porte l’écrasante responsabilité de la détérioration spectaculaire et tragique de la situation dans l’archipel ?

De fait, dès le lendemain de la diffusion de ce courrier, l’État remettait le feu aux poudres en faisant arrêter onze responsables de la CCAT, présentés comme « les commanditaires présumés » des révoltes. Parmi eux, son porte-parole Christian Téin, également commissaire général de l’Union calédonienne, le plus important parti indépendantiste, membre du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Dès les premières heures du soulèvement kanak, le gouvernement français avait ciblé et tenté de criminaliser la CCAT, accusée d’être à l’origine de tous les maux. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, qualifiant même l’organisation de « groupe mafieux »…

Le retour de la peine de déportation

Les onze militants interpellés ont été gardés à vue pendant 96 heures en vertu de la législation sur les infractions réalisées en bande organisée, avant d’être déférés le 22 juin au tribunal de Nouméa. Tous ont été mis en examen, les faits retenus contre eux étant extrêmement graves, depuis l’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ou d’un délit jusqu’à la complicité de tentative de meurtre. Plus encore, sept d’entre eux ont été placé en détention provisoire… en France ! Soit à 17 000 kilomètres de chez eux. Du jamais vu depuis les « événements » et le second gouvernement Chirac (1986-1988), dans la droite ligne de la « peine de déportation » qui fut appliquée lors de nombreuses révoltes dans l’Empire colonial français [2]. Ainsi, Christian Téin a été envoyé à la maison d’arrêt de Mulhouse, tandis que d’autres ont été transférés à Bourges, Blois ou encore Riom. La responsable de la communication de la CCAT, Brenda Wanabo Ipeze, a été incarcérée à Dijon. Elle est pourtant mère de famille de trois enfants, dont un d’à peine quatre ans.

Cet acharnement, clairement téléguidé depuis Paris, a provoqué dès le lendemain une nouvelle flambée de révoltes sur le terrain, alors même que le calme n’était jamais complètement revenu. Dans l’agglomération nouméenne bien sûr, comme à Dumbéa où les locaux de la police municipale ont été incendiés, mais aussi très largement en brousse, où des affrontements entre manifestants indépendantistes et « forces de l’ordre » ont éclaté par exemple à Bourail ou Poya.

Double discours, passage en force, recours au tout-répressif : la stratégie folle furieuse de l’exécutif laisse pantois, tant il est évident qu’elle conduit la Nouvelle-Calédonie dans une crise toujours plus inextricable. Elle s’inscrit dans la plus pure tradition coloniale française, mais aussi dans le mode de gouvernance autoritaire que Macron et ses acolytes favorisent sur tous les sujets, y compris dans l’Hexagone. A l’heure où nous écrivons ces lignes, à quelques jours d’élections législatives à hauts risques, nous ne savons pas qui héritera du brûlant dossier calédonien. Mais les récents événements n’invitent pas à l’optimisme. Et confirment l’absolue nécessité de développer un fort mouvement de soutien à la lutte du peuple kanak ici, au sein même de la puissance coloniale [lire notre encadré ci-contre].

Groupe Outre-mer de Survie

*-*

Connue pour son combat contre la Françafrique, Survie milite aussi contre le colonialisme sous toutes ses formes, d’où notre soutien depuis 2018 aux indépendantistes de Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Un soutien que nous élargissons aujourd’hui à toutes les luttes d’émancipation dans les Outre-mer, derniers confettis de l’empire colonial français. Notre groupe de travail sur la Kanaky devient ainsi le groupe Outre-mer.

Soutenir la Kanaky

Au niveau national, le principal outil de soutien au combat du peuple kanak est le collectif Solidarité Kanaky, qui regroupe plusieurs mouvements associatifs, syndicaux ou politiques (dont Survie). Depuis la mi-mai et l’embrasement de la Nouvelle-Calédonie, de nombreux rendez-vous (manifestations, réunions publiques, débats…) ont eu lieu aux quatre coins du pays (Paris, Toulouse, Marseille, Lorient, Lyon…) et plusieurs collectifs locaux ont également vu le jour. Des initiatives qui ne demandant qu’à être développées.

Pour en savoir plus et participer :
Notre page Kanaky-Nouvelle-Calédonie
Le site web du Collectif Solidarité Kanaky

[1] « Le dégel du corps électoral prêt à enflammer la Kanaky-Nouvelle-Calédonie » (Billets d’Afrique n°336, mai 2024)
[2] Les services de l’État estiment qu’il y aurait, en moyenne, une arme à feu pour quatre habitants en Nouvelle-Calédonie. Un chiffre notoirement sous-évalué.
[3] « En Kanaky, la France renoue avec la déportation coloniale » (Histoire coloniale et post-coloniale, blogs de Mediapart, 24/06/2024).  

https://survie.org/billets-d-afrique/2024/338-ete-2024/article/la-france-coloniale-s-acharne-contre-les-kanak

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