La dramatique errance des déserteurs, insoumis et objecteurs de conscience russes

A paraître dans le bulletin bimensuel Soutien à l’Ukraine résistante n° 31 de mi-juin 2024

Daniel Guerrier*

Alors que le gouvernement français annonçait, en mai 2024, 500 000 pertes militaires russes, dont 150 000 morts, le site russe indépendant Mediazona fait état de poursuites contre 8 600 militaires russes pour « abandon d’unité » depuis septembre 2022, dont plus de 3 500 les cinq premiers mois de 2024, sur plus de 1 million de militaires en armes. Quelque 311 autres sont accusés de « désertion ».

Le Kazakhstan et l’Arménie – avec le Kirghizstan et le Biélorussie, plus proches du Kremlin – sont les uniques pays où des Russes peuvent se rendre avec leur seul passeport interne, l’équivalent d’une carte d’identité. Les militaires russes disposent très rarement d’un passeport classique : pour en obtenir un, ils doivent avoir l’aval de la hiérarchie et des services de renseignement. Ce document est ensuite généralement confisqué, selon plusieurs ONG. Les déserteurs « ne peuvent pas aller en Europe car ils n’ont pas de passeport où apposer un visa. Ils ne peuvent pas rentrer en Russie pour en faire un », souligne Ivan Chouviliaev, porte-parole de l’ONG Idite Lessom (Foutez le camp !). Et ils sont en danger là où ils se trouvent. Deux déserteurs ont été enlevés en décembre 2023 et avril 2024 par des soldats russes stationnés en Arménie, selon Idite Lessom. Ce réseau fonctionnant grâce à des centaines de bénévoles affirme avoir reçu des demandes d’aide de plus de 45 000 Russes et avoir permis à environ 2 000 soldats de déserter, dont une grande partie se terre en Russie.

Quelque 500 déserteurs russes se cachent au Kazakhstan mais surtout en Arménie, selon des associations les aidant. Tous craignent d’être arrêtés et renvoyés en Russie. « Dans nos pays postsoviétiques, accorder le statut de réfugié à un citoyen russe n’est pas un acte humanitaire. C’est un acte politique », observe Artur Alkhastov du Bureau international kazakh des droits de l’homme. Or Astana tient à ses bonnes relations avec la Russie. Le Kazakhstan est accusé par des ONG de faciliter des interpellations de Russes sur son sol.

Un déserteur russe, qui a fui au Kazakhstan sept mois après l’invasion de l’Ukraine, vient d’être arrêté et craint d’être renvoyé en Russie, où le pire l’attend. Son titre de séjour kazakh vient d’arriver à échéance. Il y attend un visa pour la France. Sa première demande en ce sens a été refusée. En Russie, il risque jusqu’à quinze ans de prison.

Un autre déserteur a choisi la Géorgie. Il s’est fait passer pour un civil afin d’obtenir un passeport international et fuir la Russie avec sa famille. Mais il ne pense pas être en sécurité en Géorgie. Le parti au pouvoir y a multiplié les mesures rapprochant le pays de Moscou et l’opposition craint une dérive similaire à celle de la Russie depuis l’adoption récente d’une loi sur l’influence étrangère. Début mai, l’ambassade de France à Tbilissi lui a refusé un visa.

Un réserviste a choisi l’insoumission et a d’abord fui en Géorgie, avec sa famille, après réception de son ordre de mobilisation en septembre 2022. Soutien d’Alexeï Navalny, il affirme qu’il faisait des dons à la fondation de l’opposant russe défunt. Un geste qui a valu à plusieurs Russes d’être poursuivis pour « extrémisme » et incarcérés. La Cour nationale du droit d’asile français (CNDA, juridiction d’appel pour les réfugiés) lui a accordé le statut de réfugié politique au bout d’un an et demi..                                         

Le chef de la diplomatie française Stéphane Séjourné évoquait en mai dernier la tradition d’accueil de la France, dans une interview à Novaïa Gazeta Europe. Depuis juillet 2023, la CNDA  considère que les Russes fuyant la mobilisation pour la guerre en Ukraine et les mobilisés ayant déserté peuvent obtenir le statut de réfugié. Seuls 102 Russes ont reçu le précieux sésame en dix mois du fait de leur insoumission à la mobilisation partielle ou objection de conscience mais aucun déserteur, selon la CNDA. « On aimerait que la France s’engage davantage pour les déserteurs, ces vrais résistants qui « refusent de participer à des crimes de guerre », plaide Olga Prokopieva, présidente de l’ONG Russie-Libertés. L’un d’entre eux a obtenu en avril le statut de réfugié en France, mais après deux ans de procédure et un refus en première instance.

En Allemagne, autre pays avec qui les ONG sont en contact pour obtenir un asile aux déserteurs russes, « il n’est « pas prévu de délivrer des visas en cas de désertion ou d’objection au service militaire », déclare le ministère des Affaires étrangères. Mais des soldats russes peuvent en obtenir un s’ils sont « particulièrement menacés de persécution ». Berlin n’accède pour l’instant pas à leurs demandes, affirme l’avocat Artem Clyga du Mouvement des objecteurs de conscience russes, qui dit entendre souvent que tous ces Russes sont des criminels de guerre.

L’avocat français de demandeurs d’asile russes Alexandre Delavay y voit un manque de cohérence de l’Union européenne. « On ne peut pas expliquer qu’il faut que l’Ukraine gagne sans se donner les moyens d’accueillir ceux qui ne veulent pas garnir les rangs de l’armée russe. » « Si vous êtes un activiste russe et que vous avez participé à quelques manifestations, vous recevez un visa. Mais si vous étiez dans l’armée et que vous vous êtes automutilé pour fuir le front, vous n’avez pas de visa », tempête une porte-parole d’In Transit, autre ONG aidant les déserteurs.

* Daniel Guerrier était président des éditions Spartacus avant que celles-ci aient intégré les éditions Syllepse et est toujours membre des Brigades éditoriales de solidarité.

Sources : AFP, Bureau international kazakh des droits de l’homme, Idit Lessom, In Transit, Médiazona, Mouvement des objecteurs de conscience russes, Novaiä Gazeta Europe, Russie-Libertés.

https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-30_compressed.pdf

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