Convocations policières pour « apologie du terrorisme » : les médias façon Orwell

par Pauline Perrenot, mardi 28 mai 2024

Alors que l’État durcit sa criminalisation des mobilisations en soutien de la cause palestinienne, le journalisme dominant légitime ce cours autoritaire et décuple la pression. Dans le premier volet de cette série consacrée au maccarthysme, nous revenons sur le traitement journalistique des interdictions de conférences de La France Insoumise et des convocations policières de deux de ses membres – Mathilde Panot et Rima Hassan – pour « apologie du terrorisme ». Une fuite en avant médiatique.

Commençons par dire que de nombreux cas de répression et d’atteintes à la liberté d’expression passent totalement sous les radars médiatiques – une manière, par le silence, de les banaliser. Au cours du mois d’avril, les interdictions de conférences et les convocations policières ayant visé La France insoumise ont, en revanche, fait couler de l’encre.

Dans un futur article, nous verrons avec quel talent Le Monde exerce son rôle de contre-pouvoir dans la conjoncture actuelle : prôner un « équilibre nécessaire » entre « liberté de réunion » et « ordre public » d’une main ; participer sans relâche à la diabolisation de La France insoumise de l’autre. Souffler le chaud et le froid : c’est aussi ce que pratique régulièrement Libération. Un seul exemple : le 23 avril, Thomas Legrand peut bien se navrer d’une « réduction de la sphère de liberté » et de l’« attitude répressive » du gouvernement à l’égard (entre autres) des Insoumis, le positionnement révèle sa consistance lorsque le naturel revient au galop deux semaines plus tard : condamner, chez Jean-Luc Mélenchon, un « dépassement des bornes de la bienséance minimum du débat politique » (2/05). Telles que s’autorise à les fixer tout éditorialiste qui se respecte. Dans sa chronique, l’« état d’esprit répressif à l’œuvre à la tête de l’État » est désormais décrit comme un simple « répondant » que susciterait… la « participation mélenchonienne à la brutalisation de la vie politique », l’un et l’autre qualifiés de « sparring-partners idéaux ». Avec pareils défenseurs – et si fins analystes –, la liberté d’expression politique peut s’attendre au pire…

Basculement politique, routines journalistiques


Ailleurs dans la presse, le durcissement autoritaire n’entrave pas le ronron de la diabolisation. Au contraire… « La liberté d’expression en danger ? Les Insoumis ne doutent vraiment de rien ! » se bidonne Olivier Biscaye dans l’éditorial de Midi Libre (29/04). La convocation de Mathilde Panot ? Un juste retour de bâton pour celle qui « a franchi la ligne rouge de l’indécence » et « ose dénoncer une tentative de censure »… mais un coup de bâton encore insuffisant : « Depuis six mois, on aurait souhaité que la justice s’en prenne plus sévèrement à quelques-uns de ses collègues députés sortis de l’arc des valeurs républicaines. » C’est aussi ce que pense Nicolas Domenach en son for intérieur : « On pourrait s’imaginer soulagés de ce que les juges poursuivent, jusqu’à les embastiller, ces extrémistes qui nous insupportent », écrit-il dans Challenges (2/05) avant de s’auto-réfréner – « illusion dangereuse que d’abandonner ainsi aux magistrats un combat politique » – et de dicter le mot d’ordre du « combat politique » en question : « On doit s’indigner de la banalisation par les Insoumis du pogrom du 7 octobre. » Tel un disque rayé.

Le jour de la convocation de Mathilde Panot – qui ne sera pas couverte dans l’édition papier –, Le Parisien dégaine quant à lui une énième Une pour dénoncer « la stratégie périlleuse de Mélenchon » (23/04), prélude d’une double page juxtaposant un éditorial du directeur des rédactions estimant que le parti cherche à « voir l’emporter la radicalisation et faire voler en éclats la concorde républicaine » ; un article inspirant chargé d’expliquer aux lecteurs comment « Mélenchon joue avec le feu » suivi, enfin, d’un entretien avec le président de la Conférence des imams de France titré « LFI exacerbe les tensions communautaires ».

Même sens de la hiérarchie de l’information au Figaro (24/04), qui traite la convocation en une brève d’une centaine de mots, mais déploie sa campagne contre la gauche sur la double page « Évènement ». Dédiée tantôt à tancer la « surenchère » de LFI, tantôt à qualifier d’« entrisme » ses conférences dans les universités – dont Le Figaro, évidemment, ne dit pas un mot sur le fond. Le tout sous le patronage (rageur) de Guillaume Tabard, agacé que la censure ne vienne pas à bout de cette campagne politique :

Guillaume Tabard : En venant se faire acclamer à Sciences Po après avoir été interdit de réunion à la fac de Lille, le leader des Insoumis a marqué son territoire. […] Alors qu’il électrifie le débat public, alors qu’il sème le trouble et l’embarras dans le reste de la gauche, le triple candidat à la présidentielle procède à un mélange de démonstration de force et d’intimidation.

Beau renversement. Mais il y a mieux. Dans l’audiovisuel surtout, où les têtes d’affiche se disputent depuis des semaines le prix de l’outrance. Nous croyions « Les informés » de France Info en pole position, où le 30 avril dernier, un éditorialiste d’I24news en pleine crise de complotisme tentait d’expliquer pourquoi LFI devait « remercier le pouvoir ». Las… Ce discours est la norme. Le 27 avril, dans l’émission « Et maintenant » de Public Sénat, Hélène Terzian, journaliste politique à RMC, ne dit pas autre chose : « C’est tout bénéf pour eux ce qui se passe, presque. Ils galvanisent une certaine partie de leur électorat, ils hurlent à la censure ! » Et l’illustre Nicolas Baverez d’aller plus loin :

Nicolas Baverez : Ce qui est dangereux, c’est que finalement, le piège tendu par Jean-Luc Mélenchon sur notre démocratie est en train de se refermer. On le voit avec les interdictions de parole […] lancés par les militants de LFI sur un certain nombre d’intellectuels. Et c’est en train de s’étendre partout. Et puis, on a ce piège de déclarations ou de communiqués qui sont scandaleux et qui, du coup, amènent des réponses judiciaires alors que ça devrait être des réponses politiques.

Le registre orwellien est également manié avec une précision d’orfèvre sur France 5. Dans « C dans l’air » (23/04), c’est à qui tapera le plus fort sur LFI ; et comme ailleurs les accusations et les procès d’intention sont lancés sans qu’aucun élément de preuve ne vienne les appuyer. Brice Teinturier, d’abord, dans le rôle de l’automate spécialité calomnie : « [Jean-Luc Mélenchon] est sur une grille de lecture dominants/dominés et sur la volonté de radicaliser le vote des banlieues, le vote musulman et le vote des jeunes. […] Il y ajoute malgré tout le côté pas simplement abrasif, mais le côté, aux yeux des Français, antisémite. » L’autoritarisme ? Il n’inspire qu’une seule chose à la journaliste Nathalie Mauret : « Dès cet après-midi, [les Insoumis] ont essayé d’instrumentaliser cette convocation pour victimiser leur parti. » Un consensus en plateau :

Nathalie Shuck : J’ai le sentiment que ces interdictions de conférences, ce qui s’est produit à Lille, au fond, ça sert [Jean-Luc Mélenchon]. […] Ça le met au centre du jeu, ça le victimise. Donc du coup, ça permet de dire à son électorat : « Voyez, vous êtes des victimes vous aussi, ben moi aussi, donc je vous représente mieux que quiconque. »

Le niveau de « l’analyse » vous terrasse ? Il n’en faut toutefois pas davantage pour devenir « grand reporter » au Point et bénéficier d’un fauteuil dans « C dans l’air ». Sachons gré à Nathalie Shuck de cet aveu, néanmoins : « Qui aurait parlé de ses conférences, sinon ? » Elle a raison : les chefferies médiatiques n’y auraient pas dépêché la moindre caméra… tant elles se moquent éperdument du pluralisme ! Ce que confirme d’ailleurs la présentatrice, Caroline Roux, visiblement très informée du sujet qu’elle est en train de commenter : « Ce sont des conférences sur quoi ? »

Le leitmotiv de la « victimisation » est aussi revisité à la sauce extrême droite sur Sud Radio, au cours d’une émission réalisée en partenariat avec le média (mort-né) Factuel [1] : « On voit bien, à chaque fois, que La France insoumise essaie de nazifier ou d’extrême droitiser tout ce qui ne pense pas exactement comme La France insoumise. C’est un peu ça, quand même, le discours ambiant. » (4/05)

On continue avec l’émission « 28 Minutes » sur Arte (26/04). Sous les hospices de Renaud Dély, le complotiste bon teint Brice Couturier s’insurge contre « une nouvelle gauche qui drague les islamistes et qui en même temps chantonne la chanson des wokes ». La convocation de Mathilde Panot ? Dans l’ordre des choses :

Brice Couturier : À partir du moment où on fait l’apologie du Hamas qui est considéré par l’Union européenne comme un mouvement terroriste, quand on reprend les slogans du Hamas, effectivement, on fait de l’apologie du terrorisme. Et qu’on soit député ou pas, ça ne permet pas de passer entre les fourches caudines de la justice. C’est l’égalité entre les citoyens.

Et toujours pas l’ombre d’une citation pour étayer ce fatras… Arte et C8, même combat ? Voyons plutôt :

– Jean-Michel Maire : C’était un scandale ce qu’ils avaient dit. Bon, ben ce qui est scandaleux, et ben ça mérite d’être puni. Voilà. Quand c’est une apologie du terrorisme, on punit les gens.

– Valérie Bénaïm : À un moment donné, c’est bien qu’on dise aussi : attention, votre parole qui est une parole publique, elle n’est pas exempte du droit. […]

– Cyril Hanouna : Je voudrais voir ce qu’en pensent les téléspectateurs. […] « Les députés LFI sont-ils incontrôlables ? » Oui, 86%. [« Touche pas à mon poste », C8, 24/05]

Incontrôlable plus qu’à son tour, Caroline Fourest peine à cacher sa jubilation face au communiqué de Mathilde Panot dénonçant sa convocation (LCI, 23/04) :

Caroline Fourest : On avait l’impression que vraiment, c’était un fait unique, que ça n’avait jamais existé parce qu’elle est présidente de groupe ! Et c’est vrai que c’est très rare qu’une présidente de groupe soit convoquée pour apologie du terrorisme. Mais il faut avouer aussi qu’il y avait eu peu de présidente de groupe, avant, qui avait eu des positions aussi limite.

L’interdiction d’une conférence à Lille ? Aucun problème non plus pour l’éditocrate, qui paraphrase à sa sauce la réaction du préfet en bonne journaliste de préfecture :

Caroline Fourest : C’est tellement polémique, c’est deux personnalités [Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan] tellement fortes, c’est tellement radical, les organisateurs sont tellement radicaux qu’on risque d’avoir attroupements, affrontements […] et donc pour protéger l’université, on dit ce n’est pas le lieu. Et honnêtement David [Pujadas] […], l’université, ce n’est pas n’importe quel lieu […]. Ça doit être un safe place […], un endroit où on est en sécurité pour le débat d’idées, […] pas pour faire des meetings extrêmes.

Que dire d’un plateau avec David Pujadas et Caroline Fourest ? Qu’il est si caricatural et outrancier, que le débat public y est si malmené que ça ne devrait pas être diffusé à la télévision, que « ce n’est pas le lieu » ?

Le « cercle de la raison » aligné sur l’extrême droite


Le bruit médiatique est partout à l’unisson : les chefferies éditoriales légitiment censure et intimidations du pouvoir. Il reste bien quelques digues, mais le barrage est en carton-pâte. Sur France Inter, Yaël Goosz dénonce tout de même « un climat délétère, [un] trop-plein de procédures qui devraient heurter tous les défenseurs des libertés, qu’on déteste, qu’on partage, ou qu’on soit indifférent à ce qui est dit. » Mais de son propre aveu, la position lui coûte : « Poursuite légitime ou dérive illibérale ? Pour bien répondre à la question, il faut d’abord s’extraire du « bruit » et de la « fureur » propres à Jean-Luc Mélenchon. Laisser de côté – en tout cas essayer ! – ses saillies nauséabondes. » Vœux pieux : le chroniqueur ne peut s’empêcher de consacrer une partie de la chronique à un énième et sempiternel rappel à l’ordre à propos du « tout premier communiqué […] rédigé avec les pieds » et « leur choix sémantique, largement contesté et contestable ». On voit là toute l’hypocrisie des commentateurs, appelant surtout à « ne pas importer davantage le conflit en criminalisant des paroles qui doivent être débattues sur la place publique ».

Sauf que depuis octobre, il n’y a pas de « débat » sur la place publique, mais une criminalisation de toute parole contestataire dans et par les médias dominants. Quant à l’accusation de vouloir « importer le conflit », elle est adressée systématiquement à sens unique : il n’est jamais venu à l’idée d’un journaliste d’émettre ce genre de jugement au moment de couvrir les déplacements en Israël du président de la République, de la présidente de l’Assemblée nationale ou d’autres députés de la majorité. Pas plus lorsqu’il s’est agi de médiatiser, par exemple, le discours du Premier ministre Gabriel Attal au dîner du Crif le 6 mai dernier.

Du côté des médias d’extrême droite, c’est également une campagne de tous les instants. Le 17 avril par exemple, le député LFI Manuel Bompard récapitulait l’agenda monocorde de la rédaction de CNews sur une seule journée :


Au JDD le 12 mai, on n’hésite pas non plus à sortir l’artillerie lourde : un pamphlet signé d’un journaliste de la rédaction assimilant Jean-Luc Mélenchon à un « nouveau Jean-Marie Le Pen ? », suivi d’un entretien avec Pascal Bruckner. L’essayiste y développe le prêt-à-penser médiatique et enchaîne les calomnies : Jean-Luc Mélenchon est dit « plus proche de l’extrême droite que de la gauche universaliste », qualifié de « frère jumeau de Jean-Marie Le Pen », de « disciple de Dieudonné » et de « compagnon de route des salafistes et des Frères musulmans », pour être finalement taxé d’un « antisionisme forcené qui glisse progressivement vers la détestation des Juifs ».


Le même jour, BFM-TV joue la concurrence mimétique avec sa consoeur bolloréenne en compagnie de Raphaël Enthoven… et la chaîne n’a pas réfléchi longtemps avant de fabriquer son visuel de campagne :


Quotidienne depuis huit mois, cette campagne de diffamation médiatique n’a plus aucune limite. À l’heure où les mobilisations s’amplifient contre la guerre génocidaire de l’État israélien – des ONG aux institutions internationales en passant par les manifestations mondiales et massives, étudiantes ou non –, elle est une tentative forcenée de maintenir la crédibilité du récit médiatico-politique dominant énoncé au lendemain du 7 octobre. Cet acharnement insensé contre LFI n’est finalement qu’une grossière manœuvre de diversion visant à empêcher, à recouvrir et à étouffer toute information sérieuse et documentée sur la situation en Palestine, sur le désastre et la dévastation à Gaza comme sur les luttes de solidarité avec le peuple palestinien.

Nous le disions en décembre, et nous y insistons : la question palestinienne cristallise, à la manière d’un redoutable accélérateur, un processus à l’œuvre depuis plus de dix ans dans les champs politique et journalistique consistant à diaboliser la gauche, tout en normalisant et promouvant l’extrême droite. Il faut donc lire cette interminable séquence pour ce qu’elle est : un symptôme de la radicalisation des chefferies médiatiques et de l’alignement des représentants autoproclamés du « cercle de la raison » sur l’extrême droite, tous deux communiant dans une fuite en avant autoritaire et islamophobe.

Le 15 avril sur France 5, un échange entre Christophe Barbier et la présentatrice de « C à vous » en offrait un exemple cristallin. Invité par Anne-Élisabeth Lemoine à présenter son « réquisitoire contre celui que vous désignez comme l’ennemi de la République », soit Jean-Luc Mélenchon, l’éditorialiste en chef de la bourgeoisie s’exécute :

– Christophe Barbier : Le voici depuis quelques années, au moins depuis 2019, sans doute un peu avant, converti à des revendications issues de l’islam politique, qu’on a pu croire dans un premier temps être simplement un calcul électoral pour complaire à un certain électorat – on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre – et dont on voit depuis le 7 octobre que peut-être, il y a une racine idéologique plus profonde.

– Anne-Élisabeth Lemoine : C’est-à-dire que quand ils parlent de génocide commis par Israël à Gaza, il est convaincu, tout comme les militants de La France insoumise […], ils sont convaincus de ce qu’ils disent ?

– Christophe Barbier : Pour une bonne partie de ces militants, oui, je suis convaincu qu’il y a au cœur de leur engagement derrière Jean-Luc Mélenchon cette fibre-là, c’est-à-dire obtenir la disparition de l’État d’Israël, que ce soit par des moyens militaires, terroristes ou par une pression politique.

Rideau.


Pauline Perrenot

https://www.acrimed.org/Convocations-policieres-pour-apologie-du

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