Au nom de la mémoire

Retour sur la lutte du peuple kanak

paru dans lundimatin#429, le 20 mai 2024

Mardi dernier, le vote par l’Assemblée nationale d’un projet de réforme constitutionnelle permettant le dégel du corps électoral a déclenché une vague de blocages et d’émeutes en Nouvelle Calédonie. Rapidement, l’état d’urgence a été décrété dans l’archipel et d’importants moyens policiers et militaires ont été déployés pour mater la révolte kanak tandis que les médias tendaient leurs micros à quiconque souhaitait calomnier, décrédibiliser et déshistoriciser la révolte. Force est de reconnaître que l’histoire de la colonisation de la Nouvelle Calédonie et de la résistance Kanak est fort méconnue dans l’hexagone, à commencer par celles et ceux, comme nous, qui auraient beaucoup à en apprendre. Afin de partager une base de compréhension politique et historique minimale et nécessaire, nous reproduisons cet excellent texte rédigé en 2009 et réactualisé en 2017 par Daniel Guerrier. Nous y ajouterons très prochainement un texte d’analyse des trois référendums postérieurs à sa rédaction et espérons-le, une mise à jour au vu des évènements en cours.

Kanak, mot invariable d’origine polynésienne,
signifie « homme, être humain, personne ».
C’est pourquoi qui se veut respectueux des autres,
de leur société et de la « coutume », au pays kanak,
peut, pourra devenir kanak, sans considération raciale.

« Kanaké est un des plus puissants archétypes du monde mélanésien.
Il est l’ancêtre, le premier-né. Il est la flèche faitière, le mât central,
le sanctuaire de la grande case. Il est la parole qui fait exister les hommes. »
Jean-Marie Tjibaou lors de Mélanésia 2000 (en 1975)

En 1774, James Cook découvre les terres qu’il dénommera Nouvelle-Calédonie. Dès 1840, les premiers évangélisateurs s’installent, protestants sur les îles Loyauté, catholiques sur la grande île, la Grande Terre, et découvrent. les premières populations locales, les Kanak, Mélanésiens originaires de l’Asie du Sud-Est, arrivées sur la Grande Terre et les îles Loyauté, dans l’océan Pacifique sud, il y a près de quatre mille ans. Depuis la prise de possession de la Nouvelle Calédonie au nom du gouvernement français en 1853, les Kanak sont maintenus en situation d’apartheid de fait dans un cadre colonial.Ils sont encore aujourd’hui porteurs d’une véritable civilisation communautaire originale organisée autour de la « coutume » faite de dons et de contre-dons, sans classes et sans Etat (« Une société sans prison, sans asile et sans orphelinat », disait l’un des acteurs du « réveil kanak », Nidoish Naisseline en 1969 ; « La civilisation kanak : une chance pour le socialisme », écrivait Jimmy Ounei en 1982) où les rapports humains et les formes de production en fonction des besoins de chacun sont liés à une philosophie qui exclut toute forme de domination, d’exploitation et d’oppression, avec des « chefs » que les fonctions de détenteur de la parole – « véritable bouche » de la tribu perçue globalement comme une personne, mais pour autant sans négation de l’individu -, et de dépositaire de la mémoire orale, ne situent pas au-dessus de la société et de ses règles.

Quelques faits et gestes coloniaux

— Relégation dans les premières « réserves » dès 1859. Aujourd’hui la population kanak de près de 100 000 individus est organisée en 337 tribus sur 184 réserves, appelées depuis 1998 « aires coutumières » – sur moins de 20 % de la superficie totale de Territoire – quand bien même nombreux sont ceux, surtout parmi les jeunes, qui ne vivent plus en tribu, mais dans les faubourgs de « Nouméa la Blanche », la capitale, ou dans les petites villes du Territoire ; mais ils restent rattachés coutumièrement à leur tribu d’origine. Dans la période contemporaine, les Kanak se sont mis à défendre leurs réserves devenues des sanctuaires de leur culture.
— Transformation du Territoire en colonie pénitentiaire en 1864. Le bagne, qui renforcera le colonat blanc avec l’installation d’anciens déportés, ne sera fermé qu’en 1924.
— Mise en place du statut de l’indigénat en 1887 comprenant impôt de capitation, travail forcé et interdiction de circuler (statut qui ne sera aboli qu’en 1946).
— Importation de populations japonaises pour travailler dans les mines de nickel en 1893.
— Développement d’une colonisation de peuplement agricole à partir de 1894.
— 1924 : arrivée d’immigrants tonkinois pour être employés dans les mines.
— Lors de l’Exposition coloniale en 1931 à Paris, des Kanak sont exposés en cage.
— Droit de vote généralisé à tous les Kanak instauré seulement en 1957.
— 1958 : Rock Pidjot (1907-1990) devient le premier élu kanak à un poste important, vice-président du Conseil de gouvernement du Territoire. Il deviendra député de 1964 à 1986, longtemps seule voix kanak à l’Assemblée nationale à Paris, passant de la revendication d’autonomie à celle de l’indépendance.
— De 1966 à 1996, la France procède à des essais nucléaires dans le Pacifique Sud en Polynésie, à Moruroa, et de ce fait tient à un statu quo de la présence française dans le Pacifique y compris en Nouvelle-Calédonie pour éviter tout « effet domino » dans ses colonies de la région.
— Perte de la majorité de la population du Territoire pour les Kanak à partir de 1963 du fait du « boom du nickel » et de l’importation de populations extérieures, importation mûrement réfléchie de façon à rendre les populations premières minoritaires dans leur propre pays – « Faire du Blanc » deviendra le mot d’ordre pour contrer le « réveil kanak » des années 68-69, comme le confirme une circulaire du Premier ministre Pierre Messmer en 1972.

Le dernier recensement de 2014 fait état d’une population totale du Territoire de 268 767 individus répartis en environ 39,1 % de Kanak, 27,1 % d’Européens (Caldoches – descendants de colons et/ou de déportés – et métropolitains), 10,3 % de Polynésiens (Wallisiens, Futuniens et Tahitiens), 1,4 % d’Indonésiens et 7,4 % « Calédoniens ».

La répartition de la population est totalement déséquilibrée, tout comme l’économie locale, avec un « Grand Nouméa » (Nouméa et communes limitrophes) ultramoderne, toujours véritable comptoir colonial, représentant les 2/3 de la population totale sur moins d’1/10e de la superficie du Territoire de la population, offrant un mode de vie californien aux Caldoches, aux Pieds-Noirs de l’ancienne Algérie française réinstallés en terre coloniale, aux fonctionnaires métropolitains expatriés et aux nombreux retraités récemment arrivés (attirés par la bonification de leurs pensions et les nombreux avantages fiscaux), entouré de faubourgs mélanésiens et polynésiens, et surtout de plus en plus de squats, quasi bidonvilles.

Par ailleurs près de 10 % de l’extraction mondiale annuelle de minerai de nickel proviennent de la Grande Terre, surnommée aussi le Caillou – qui renferme plus de 25 % des réserves mondiales – ce qui ne manque pas de susciter d’énormes enjeux internationaux pour le plus grand malheur du petit peuple kanak qui tient à préserver sa culture et sa façon d’être au monde ; le tout aggravé par le fait que la France, grande puissance maritime dans le Pacifique Sud, et l’Australie continuent à jouer le rôle de gendarmes de la région pour le monde occidental.

Les grandes révoltes de 1878 et de 1917

« Le jour où nos taros iront manger votre bétail,
nous dresserons des clôtures autour de nos cultures. »
Ataï, avant l’insurrection de 1878

Cette colonisation ne s’est pas faite sans réactions des populations locales passant du mal de vivre, du refus de procréer et du désespoir sur fond de mortelles épidémies dues à de nouveaux virus, de famines qui aboutira au déclin de la population kanak durant les soixante premières années (de 1853 à 1921) aux révoltes violentes dont certaines aboutiront à de véritables insurrections.

L’insurrection de 1878 dura douze mois (juin 1878-juin 1879) avec des dizaines de fermes attaquées et près de 200 colons tués, autour du grand chef Ataï qui unifia de nombreuses tribus contre la pression foncière des nouveaux colons et leurs élevages extensifs (les premiers habitants de l’archipel n’occupaient plus alors que 10 % de la Grande Terre, la grande île de l’archipel). Ce fut la première manifestation « nationale » kanak en quelque sorte. Le « nettoyage » de la guérilla dura six mois où l’on verra la majorité des 4 250 déportés communards, arrivés en 1872 (en même temps que des déportés kabyles à la suite de la révolte de 1871 en Algérie), demander des armes à leurs gardiens pour mater les « cannibales », à l’exception de quelques-uns autour de Louise Michel et de Charles Malato, anarchistes solidaires des insurgés et véritables premiers acteurs blancs d’un soutien anticolonialiste – Louise Michel engagée bénévolement dans un travail pédagogique en tribus allant jusqu’à remettre son écharpe rouge de la Commune à des émissaires d’Ataï à la veille de l’insurrection. L’état de guerre dura près de dix-huit mois et la répression fut terrible avec près de 2 000 morts kanak, l’assassinat d’Ataï (dont la tête fut conservée en trophée, exposée il y encore quelques années, avant les « événements de 1984 », au Musée des colonies à Paris) par des Kanak ralliés, et la déportation de certaines tribus dans des îles aux extrémités de la Grande Terre. Des milliers de Kanak viendront saluer le départ de Louise Michel « l’Insoumise » sur les quais de Nouméa en 1880 ; et encore aujourd’hui sa mémoire est très présente dans la population mélanésienne.

La deuxième grande révolte kanak constituée de multiples opérations de harcèlement aura lieu de février à juillet 1917 autour des chefs Doui Bouarate et Noël Néa. Préparée de longue date, elle est déclenchée par le recrutement forcé de « volontaires » kanak dans le cadre de la guerre de 14-18. Le gouvernement français mettra à profit les divisions suscitées par le système colonial au sein du monde kanak pour venir à bout du soulèvement en créant un corps expéditionnaire de tribus profrançaises sur fond de mise à prix de la capture des insurgés. Le chef Noël est tué et en 1918, le procès de 73 Kanak aboutit à 5 condamnations à mort.

Les origines du mouvement d’émancipation actuel

Durant la Seconde Guerre mondiale, des milliers de Mélanésiens et de Polynésiens formant le Bataillon du Pacifique participent aux combats en Europe et découvrent des réalités politiques et sociales qui leur étaient inconnues, ce qui alimentera une prise de conscience chez les anciens combattants. Et, à partir de 1942, Nouméa accueille le quartier-général des forces étasuniennes dans le Pacifique Sud et un million de soldats séjournent en Nouvelle-Calédonie, dans un brassage racial qui surprendra les Kanak (certains d’entre eux sont d’ailleurs employés dans les bases militaires) jusque-là dans une situation d’apartheid total à l’exception de quelques couples mixtes de missionnaires protestants ou d’anciens marins.

La première forme « moderne » (pour des militants européens) d’organisation politique des Kanak verra le jour en 1946 avec la création du Parti communiste calédonien (PCC) autour de Jeanne Tunica, européenne, rassemblant rapidement plus de 2 000 membres dans une période de grèves des travailleurs tonkinois dans les mines de nickel et de drapeaux rouges sur le site minier de Thio. Après le dynamitage de sa maison, Jeanne Tunica, première victime blanche de la lutte anticoloniale, s’exilera en Australie et le PCC disparaîtra en 1948. Le contre-feu viendra des Eglises tant catholique que protestante qui susciteront la création d’associations d’indigènes calédoniens à l’origine en 1953 de la création de l’Union calédonienne (UC) rassemblant de nombreux petits Blancs, des « broussards », et des Mélanésiens (dont Rock Pidjot), avec sa célèbre devise intégrationniste d’alors : « Deux couleurs, un seul peuple ! ».

En 1954, avec la victoire du Vietminh contre la présence coloniale française, les travailleurs indochinois seront expulsés du Territoire, afin d’éviter entre autres toute contagion. L’année 1956 verra la mise en place d’une Assemblée territoriale et d’un Conseil de gouvernement local qui officialise l’autonomie formelle du Territoire, mais dans laquelle le peuple kanak restera toujours marginalisé compte tenu du rapport de force économique local et en dépit de quelques élus mélanésiens. Cette autonomie favorisera par ailleurs plus tard des velléités d’indépendance blanche « à la rhodésienne » chez certains colons regroupé dans le Parti national calédonien (PNC), ce qui restera toujours la grande hantise du gouvernement français et sera une des clés de bien des collusions.

Le « réveil kanak » des années 70

Les années 1968-1969 verront rentrer en Nouvelle-Calédonie les quelques étudiants kanak partis étudier en métropole (à l’époque il n’y avait encore qu’une trentaine de bacheliers kanak), dont Nidoish Naisseline qui participa à Nanterre à Mai 68, fils d’un grand chef coutumier de l’île de Maré Henri Naisseline, gaulliste, héros de la France libre qui adhéra au PCC en 1946 et qui obtint du général De Gaulle lui-même l’autorisation de venue sur le Territoire de l’avocat Jean-Jacques De Félice (qui sera de tous les combats au côté du peuple kanak jusqu’à sa disparition en 2008) pour le défense de son fils et de ses compagnons fondateurs des groupes « Foulards rouges » et « 1878 » à l’origine du futur Parti de libération kanak (PALIKA, fondé en 1976).

L’Union calédonienne glissera progressivement de la revendication d’autonomie maintenue jusqu’en 1977 à celle de l’indépendance clairement revendiquée à son congrès de 1978, fondée sur la revendication culturelle, l’identité kanak et la revendication des terres, à la foi sous la pression de ces nouveaux mouvements porteurs du « réveil kanak » et à la suite du départ de la majorité de ses membres européens (dont Roger Galliot qui rejoindra, via un passage au centre en 1979, le RPCR, droite locale « loyaliste » autour du magnat local jacques Lafleur, puis l’extrême-droite avec le Parti national calédonien et le Front national, son parti lorsqu’il devra subir la « Commune kanak de Thio » en 1984.). D’organisation multiraciale réformatrice, l’UC se transforme en une organisation radicale kanak ; seuls environ 1 500 Européens (métropolitains et Caldoches) se rallieront au projet indépendantiste (mais par peur des représailles, seulement environ une cinquantaine militeront publiquement aux côtés des Kanak). Une nouvelle direction est élue en 1977 avec entres autres Pierre Declercq, enseignant métropolitain arrivé sur le Territoire dans les années 60, chrétien de gauche acquis à la lutte anticoloniale durant la guerre d’Algérie, syndicaliste, comme secrétaire général ; Jean-Marie Tjibaou, très engagé dans la défense de sa culture kanak, ordonné prêtre en 1965 et ancien étudiant en sociologie et en ethnologie à Lyon et Paris de 1968 à 1970, qui a quitté la soutane en 1971 pour se consacrer à l’action politique ; François Burck, Caldoche indépendantiste marié à une Kanak et deux jeunes Kanak :Yéiwéné Yéiwéné et Eloi Machoro, instituteur formé au séminaire de Païta (les écoles religieuses étant souvent pour les Kanak la seule voie pour accéder aux études).

Quelle indépendance ?

« La souveraineté nous donnera le droit et le pouvoir de négocier les interdépendances. Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance,
c’est de bien calculer les interdépendances. »
Jean-Marie Tjibaou, interviewé dans Les Temps modernes, n° 464, mars 1985

Le Front indépendantiste (FI), cartel d’organisations dont l’UC, le PALIKA attaché à l’unité à la base sur des objectifs concrets et à l’autogestion des luttes, le Front uni de libération kanak (FULK, autour de Yann Céléné Uregei, indépendantiste historique) tenant du projet de parti unique cher aux nouveaux Etats, est créé en 1978 en réponse au profond désir d’unité de la grande majorité du peuple kanak acquis à plus de 85 % à la revendication d’indépendance. En 1980, les Mélanésiens des Nouvelles-Hébrides voisines acquièrent leur indépendance avec l’aide de troupes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, indépendante depuis 1975, pour contrer une révolte des colons français, soutenus par les Caldoches de Nouméa, à Santo : le condominium franco-britannique devient la république du Vanuatu.

Mais le 19 septembre 1981, Pierre Declercq, le secrétaire général de l’UC et président du groupe indépendantiste à l’Assemblée territoriale est assassiné, « martyr blanc de la cause kanak » (l’enquête pour retrouver l’assassin ne sera jamais menée à son terme) ; il sera remplacé par Eloi Machoro. Toute la population kanak réagit massivement sans passer par les appareils politiques et les Kanak découvrent leur force réelle en occupant le terrain, et plus particulièrement dans la région de Canala, où Eloi Machoro fait l’expérience d’actions directes dures et efficaces.

En 1981 d’autres acteurs entrent en scène dans le mouvement kanak et au-delà, à côté de la nouvelle organisation, Libération kanak et socialiste (LKS), issue d’une scission du PALIKA autour de Nidoish Naisseline ; le Groupe des femmes kanak en lutte (GFKEL), véritable révolution dans un monde kanak resté très traditionnel sur la place des femmes ; l’Union des syndicats de travailleurs kanak et exploités (USTKE), syndicat multiracial cherchant à élargir la lutte pour l’indépendance à l’émancipation sociale et aux luttes dans les entreprises, dont les mots d’ordre sont « Usines, tribus, même combat ! » et « Pas d’indépendance sans socialisme, pas de socialisme sans indépendance ! » ; le Comité d’occupation des terres de la côte Ouest qui, en un an, va récupérer plus de 6 000 hectares ; et, en métropole, l’Association information et soutien aux droits du peuple kanak (AISDPK), avec de nombreux comités locaux, qui rassemble des anticolonialistes engagés de longue date (contre les guerres d’Indochine et d’Algérie), des militants révolutionnaires de toutes tendances (avec une forte présence de la Ligue communiste révolutionnaire – LCR- et de toutes les composantes du mouvement libertaire), des syndicalistes ouvriers et paysans de base, des individualités communistes et socialistes, des écologistes, des chrétiens, des militants des dernières colonies françaises (DOM-TOM) et des « amis des Kanak » ayant vécus dans le Territoire et/ou connaisseurs de leur société et de leur culture.

Dès le début de l’année 1983, la situation politique et sociale se durcit sur tout le Territoire, ce qui va provoquer la tenue de la table ronde de Nainville-les-Roches, en juillet en métropole entre le gouvernement français et toutes les composantes politiques du Territoire où, pour la première fois, dans le cadre d’un projet d’autonomie interne renforcé sur fond du maintien de la présence française réaffirmé, le « droit inné et actif des Kanak à l’indépendance » est reconnu officiellement et où ceux-ci proposent d’associer seules les « victimes de l’Histoire » (non-Kanak nés de parents eux-mêmes nés sur le Territoire, c’est-à-dire en gros les Caldoches), au futur référendum d’autodétermination et d’exclure les autres populations récemment installées. Mais le gouvernement français en profite pour jouer sur les mots et n’envisage en aucun cas de modifier le corps électoral calédonien (dans lequel les Kanak sont devenus minoritaires). Ce marché de dupes aboutira à la radicalisation du mouvement d’émancipation et à la transformation du Front indépendantiste en Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS – sur le modèle du FLN algérien, qui a d’ailleurs fait part de son expérience tragique de confrontation avec le pouvoir colonial français lors de rencontres avec les dirigeants kanak à Alger), composé des différentes organisations devenant des « groupes de pression » – seul le LKS s’en retire – en septembre 1984 avec sa charte spécifiant l’ « indépendance kanak socialiste » (IKS) comme objectif et le nom de Kanaky adopté pour le futur pays.

Les « événements » de novembre 1984 : boycott électoral et action directe

« Notre premier objectif, c’est d’obtenir le pouvoir politique […].
Avant la fin de cette année, le sort du peuple kanak est en train de se jouer […].
Le combat va être dur.
Il faut bien savoir que le 18 novembre 1984, pour réussir le boycott actif des élections,
il faudra peut-être oublier la morale, oublier la loi. »
Eloi Machoro, le 1er novembre 1984

« Je ne veux pas être incarcéré pour rien et, demain,
je prendrai une part très active à l’action qui sera menée dans la mairie de Canala.
Ce sera à vous à exploiter le plus possible la suite des événements pour notre lutte […] Le combat ne doit pas cesser faute de leaders ou faute de combattants. »
Eloi Machoro, le 17 novembre

L’ensemble du mouvement kanak fatigué des pièges, des chausses trappes ou des atermoiements constants des gouvernements français successifs tant de droite que de « gauche » (Mitterrand, le Parti « socialiste » et ses alliés du Parti « communiste » français sont au pouvoir depuis mai 1981) décide d’en finir avec le jeu politique institutionnel et propose un « boycott actif » des élections territoriales du 18 novembre 1984. Les « comités locaux », structures de base du FLNKS, organisent de nombreuses réunions dans les tribus pour convaincre les hésitants ; 37 conventions régionales sont organisées, si bien que seule une petite minorité tient à participer aux élections ce qui sanctionne par avance tout projet du gouvernement français tendant à favoriser une « troisième force » ; celui-ci accentue les pressions et les menaces arguant du fait que des militants kanak ont été effectuer des stages d’entraînement en Lybie. Les actions sur le terrain dans la semaine précédant l’échéance électorale vont couper court à toutes les tentatives de division et la population kanak restera unie dans sa grande majorité : les barrages mis en place empêchent le Tour cycliste de Nouvelle-Calédonie, très prisé des colons ; la mairie de Mont-Dore dans le Sud et une scierie sur la côte Est sont occupées.

Le 18 novembre, Eloi Machoro, secrétaire général de l’UC, brise à coups de hache l’urne dans la mairie de Canala, et l’opinion publique en métropole va découvrir la lutte du peuple kanak à travers cette photo choc symbolisant concrètement le refus radical du jeu politicien et de ses institutions. L’abstention dépasse les 80 % chez les Kanak et atteint 50 % de tous les inscrits : la nouvelle Assemblée territoriale élue est une chambre blanche et réactionnaire élue par la moitié de la population du Territoire, la droite représentant 70 % des suffrages exprimés. Sur le terrain la mobilisation est intense : barrages routiers sur tout le Territoire, six mairies occupées, deux incendiées à Lifou et à Sarraméa, urnes détruites. Les forces de l’ordre blessent grièvement une manifestante à Ponérihouen et arrêtent une quinzaine de militants dont plusieurs dirigeants ce qui va rajouter un nouvel objectif de lutte : la libération des emprisonnés politiques. Dans les semaines qui suivent la mobilisation générale et les barrages sous la double responsabilité des comités locaux et des tribus de l’endroit vont bloquer toute activité économique ; un sous-préfet est séquestré à Lifou et servira de monnaie d’échange pour la libération de 3 militants ; la gendarmerie de Poum, au Nord, est occupé pacifiquement. Fin novembre une convention nationale des délégués des comités locaux désigne un gouvernement provisoire de Kanaky avec Jean-Marie Tjibaou comme président ; et le 1er décembre un congrès clandestin du FLNKS confirme ce gouvernement et le complète en nommant Eloi Machoro ministre de la Sécurité. Eloi Machoro est né en 1946 dans la tribu de Nakéty et est issu d’un des clans ralliés en 1978 qui ont participé à l’assassinat d’Ataï et à l’écrasement de l’insurrection. Dans une société de culture orale, 1878 c’était hier, et en 1982, une cérémonie de réconciliation a bien eu lieu entre les tribus insurgées et « traîtres », mais malgré tout, Eloi et ses proches se doivent d’être parmi les premiers à reprendre la lutte des « combattants de la liberté » (appellation de son invention). Il est à la fois « fier, combattif et infatigable à étudier comme à marcher […] et le dirigeant du FLNKS le plus convaincu de l’orientation socialiste de la lutte kanak au sein du Front », comme l’a décrit son ami Marc Coulon, communiste français qui fut conseiller culturel de 1981 à 1985 sur le Territoire (aujourd’hui décédé), qu’il accueillait toujours d’un « Salut, camarade ! ». Eloi Machoro, comme Jean-Marie Tjibaou et d’autres acteurs de la lutte kanak, cumule les deux éducations, « indigène » et « missionnaire », mais il a aussi d’autres cordes à son arc du fait de ses antécédents professionnels qui lui ont fait fréquenter différents milieux : il fut employé administratif, maçon, chauffeur, « stockman » (appellation australienne pour cow-boy) dans une « station » d’élevage avant de devenir instituteur en 1975 à Canala, où en plus il animera des groupes de jeunes avec François Burck. A Canala, proche de sa tribu de Nakéty, il avait pu tester en septembre 1981, après l’assassinat de Pierre Declercq, l’efficacité de la méthode d’action directe d’occupation armée durant plusieurs jours avec un dosage mesuré et maîtrisé d’escalade dans la violence, contraignant les forces de l’ordre à rester dans leurs cantonnements pour éviter un affrontement sanglant. A l’époque Eloi Machoro avait déjà une claire vision de sa stratégie : « La reconquête de la Nouvelle-Calédonie commence par celle de notre région (Canala). Quand on aura fait le nettoyage de notre région, on passera à celui de Thio, La Foa, Bouloupari. Chaque tribu dresse la liste des gens qui devront partir, nous allons vers une épreuve de force, il faut que tout le monde sache que nous sommes déterminés à tirer s’il le faut. » (Le Monde du 9 février 1985)

La « Commune de Thio » (20 novembre – 10 décembre 1984)

Le boycott actif a connu un gros succès à Thio : moins de 25 % des 1 700 inscrits sur la commune (dont 541 Européens) ont voté dont seulement 10 Kanak (et 6 d’entre eux participeront aux barrages). La ville minière de Thio, divisée en quatre villages séparés, est la seule municipalité de la côte Est encore administrée par un Européen, Roger Gaillot, déjà cité, propriétaire terrien et patron d’une petite mine de nickel et dirigeant du Front national local – qui n’a obtenu que 65 voix. Le district de Thio représente environ 100 000 hectares et comprend une population kanak d’environ 2 000 personnes réparties en 9 tribus sur 3 000 hectares seulement (85 000 hectares appartiennent à l’Etat français et 12 000 hectares aux colons).

Le 20 novembre sept barrages routiers et un blocus maritime isolent la commune du reste du Territoire, tant par la route que par mer. Toute circulation est interdite en ville, les véhicules de la Société Le Nickel (SLN, à l’époque en situation de monopole tant pour l’exploitation que pour le traitement du minerai) sont réquisitionnés et ses dépôts de carburants occupés. Les bateaux de la société de pêche présidée par Roger Gaillot sont saisis. 200 militants FLNKS conduit par Eloi Machoro envahissent la gendarmerie (les quatre familles de gendarmes y sont séquestrées sans aucune violence), le port est bloqué, l’activité économique, y compris minière, est totalement paralysée provoquant un lourd manque à gagner pour la SLN. Vers 17 heures, les Kanak manifestent leur joie, drapeau de Kanaky en tête, aux cris de « A bas le capitalisme », « Le pouvoir au peuple », « Gaillot dehors ». Nouméa découvre ces images sur la télévision.

La très grande majorité de la population kanak participe au mouvement : les jeunes, les vieux, les femmes et même les enfants tiennent leur place dans les actions. Les autorités coutumières sont partie prenante de l’action : par exemple le président du comité local du FLNKS se trouve être le chef du clan détenteur de la terre et la chefferie coutumière de Thio a tenu à tenir son propre barrage. Assurer l’intendance de plusieurs centaines de personnes n’est pas un problème pour les Kanak habitués à la vie collective tribale et aux grands rassemblements intertribaux. Du bétail abandonné par les colons va améliorer l’ordinaire.

Les militants FLNKS engagent une opération visant à désarmer les Européens à la fois surarmés du fait de leur passion de la chasse et pour certains partie prenante de milices anti-indépendantistes : un « comité des sages » comprenant un Européen indépendantiste est chargé des contacts avec la communauté des Européens assiégée afin de leur faire prendre conscience des conséquences d’un éventuel affrontement violent ; des dizaines d’armes sont récupérées, parfois remises par les Européens eux-mêmes dans le souci d’éviter tout dérapage. Des patrouilles ainsi que des tours de garde sont mis en place pour protéger les entreprises et les magasins (dans les premiers jours il y eu quelques pillages, rapidement circonscrits).

Eloi Machoro multiplie les réunions d’information et de discussion avec les non-Kanak. Les populations immigrées polynésiennes (originaires de Wallis et de Futuna), qui ont boycotté elles aussi les élections malgré les menaces de mort à leur encontre proférées par l’équipe municipale d’extrême-droite, rejoignent « leurs frères kanak » sur les barrages à partir du 24 novembre.

L’autodéfense des tribus locales est organisée. En fait pas un seul coup de feu ne sera tiré contre des Européens et tout l’appareil de production restera en l’état durant toute l’occupation. Le 2 décembre, Eloi Machoro et près de 400 hommes déterminés, armés de machettes, de sabres d’abattis, de casse-tête et, pour quelques dizaines, de fusils, en alerte depuis un premier passage d’hélicoptères, encerclent dès leur atterrissage 4 hélicoptères transportant environ 90 gendarmes mobiles et contraignent ceux-ci, sans aucune possibilité de réagir au risque d’un bain de sang de part et d’autre, à se rendre au pas cadencé, arme à la bretelle (« Pour ne pas trop les humilier », confiera Elio Machoro à Vincent Kermel), à Thio-Village où ils rejoignent, une fois désarmés, les autres gendarmes reclus dans leur casernement. Près du pont de Thio, un 5e hélicoptère déverse sans se poser une quinzaine d’hommes en noir, cagoulés du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (les « supergendarmes » du GIGN). Ceux-ci se retrouvent rapidement bloqués par un solide barrage fait de portes à bétail et de fil barbelé avec en face deux lignes de feu indépendantistes appuyées par des tireurs armés de fusils à lunette postés dans des pylônes de part et d’autre. Le face à face armé durera le temps qu’Eloi Machoro en termine avec la neutralisation et la mise sous bonne garde de leurs 90 collègues et qu’il intime l’ordre, en joignant le geste à la parole, à l’officier dirigeant le commando du GIGN, impuissant et humilié, de reculer. Devant la détermination et l’organisation des Kanak, le pouvoir colonial se retrouve d’en l’obligation de négocier la libération de tous ses hommes retenus en otages et leur retour piteux sur Nouméa sera mis en place sans qu’un seul coup de feu n’ait été tiré et après restitution de toutes leurs armes, munitions et grenades. Si bien que la Commune de Thio, avec la mobilisation générale de la population kanak prenant en charge collectivement toutes les tâches tant quotidiennes que d’autodéfense va se poursuivre.

Dans le même temps, l’ensemble du Territoire est en situation de « pré-insurrection » : occupations de mairies, de gendarmeries, barrages sans cesse reconstruits après leur démantèlement. A Nouméa, les militants assurent la protection des indépendantistes les plus en danger, surtout les quelques Européens connus pour leur soutien à la lutte, les locaux indépendantistes et les quartiers kanak. L’aide au ravitaillement des tribus isolées est organisé. De l’autre côté, des escadrons de gendarmes mobiles continuent d’affluer de métropole, portant leur nombre à 6 000 hommes, soit un gendarme pour 10 Kanak (sans compter les forces armées proprement dites). Toute manifestation est interdite, l’armée s’affiche en ville, des bateaux de guerre ravitaillent le nord de la Grande Terre.

Le 2 décembre, un affrontement sur un barrage d’une autre région aboutira à la mort d’un éleveur blanc et Edgard Pisani part pour la Nouvelle-Calédonie comme émissaire spécial du gouvernement français avec pour mandat « d’assurer l’ordre, de maintenir le dialogue et de préparer les modalités selon lesquelles sera exercé le droit à l’autodétermination ». Il débarque le 4 décembre. Avant toute négociation il réclame la levée des barrages. De son côté le FLNKS pose ses propres conditions : annulation des élections territoriales, organisation d’un référendum d’autodétermination réservé aux seuls Kanak et aux « victimes de l’Histoire » (non-Kanak d’implantation ancienne) et libération des prisonniers politiques. Effectivement 17 prisonniers sont libérés.

Mais, alors que le FLNKS s’apprête à lever les barrages, le 5 décembre, des « loyalistes » du « clan des métis » montent une embuscade sur la route de Tiendanite près de Hienghène, dans le nord-est de la Grande Terre, contre des militants kanak : 10 sont tués dont 2 frères de Jean-Marie Tjibaou, originaire de cette région (les auteurs de la fusillade seront acquittés pour « légitime défense », bénéficieront de compensations financières et seront fêtés en héros par les colons en 1988). Alors que la tension monte partout sur le Territoire et afin d’éviter l’escalade dans un rapport de force très défavorable aux Kanak capables de mobiliser guère plus d’un millier d’hommes plus ou moins armés, Jean-Marie Tjibaou fera malgré tout lever les barrages le 10 décembre. Ce jour-là les barrages encerclant Thio sont levés clôturant d’une certaine façon la Commune de Thio qui restera l’action plus significative de tous les « événements de 1984 » à la fois sur la durée (trois semaines d’autogestion d’un territoire libéré significatif, créant une véritable « base kanak »), par la mobilisation générale de la population kanak locale (élargissant la participation aux actions aux femmes autour de Marie-Françoise Machoro, sœur d’Eloi, aux jeunes, aux vieux), par le niveau d’organisation de son autodéfense autour de celui qui se révèlera à cette occasion comme un véritable stratège capable de manier le chaud et le froid, à l’extrême limite d’un éventuel dérapage. Au final l’occupation de Thio s’est faite sans violence ; et Eloi Machoro et les militants FLNKS de la région ont montré leur capacité à contrôler la situation avec un sang-froid exceptionnel tout en déplaçant la lutte de Nouméa, centre des institutions coloniales vers l’intérieur (et dans les îles) où vit la majorité de la population kanak. En quelques semaines les actions directes menées par les Kanak obligent le gouvernement français à enterrer son projet d’autonomie interne, véritable piège néocolonial et aboutissent à ce que des années de réforme foncière ne sont pas parvenues à obtenir ; près d’un millier de colons isolés se réfugient à Nouméa ou dans les centres européens de la côte Ouest. Les demandeurs de visa font la queue au consulat d’Australie

Les représailles et l’assassinat d’Eloi Machoro

L’ancien maire de Thio, élu Front national à l’Assemblée territoriale, Roger Galliot, a regroupé des milices de colons rejointes par d’anciens partisans de l’Algérie française et sympathisants de l’Organisation armée secrète (OAS) de l’époque (qui ont accumulé des stocks d’armes de guerre livrées par des navires japonais) dans la propriété de son beau-frère, Tual, à Bouloupari sur la côte Ouest pour organiser une contre-attaque sur Thio, mais devant l’importance du dispositif de sécurité mis en place par les Kanak, il hésite à passer à l’offensive, d’autant que la droite locale, le RPCR, refuse de s’associer à l’action prévue. Fort du succès de Thio, Eloi Machoro tente de continuer sa stratégie d’occupation et de violence graduée et multiplie les réunions dans l’intérieur et se trouve depuis quelques jours en compagnie d’une trentaine de militants dans une exploitation proche, près de La Foa. Le 11 janvier, Yves Tual, jeune de 17 ans, peut-être en position de surveillance, est tué sur la propriété de ses parents, ce qui déclenche une émeute « loyaliste » à Nouméa avec l’incendie de la maison de l’ethnologue Jean Guiart ainsi que des magasins appartenant à des Vietnamiens soupçonnés de sympathies indépendantistes ; un millier de colons assiègent le Haut-Commissariat ; Edgard Pisani se réfugie sur un navire de guerre au large. Il ordonnera la « neutralisation » d’Eloi Machoro, devenu trop dangereux et dépêchera un commando du GIGN (en partie les mêmes hommes qui avaient subi l’humiliation de Thio) pour renforcer les forces de l’ordre en train d’assiéger Eloi Machoro et ses compagnons. Eloi Machoro, refusant de se rendre, tente d’instituer une négociation avec Edgard Pisani via les gendarmes présents entourés de colons d’extrême-droite. Trois tireurs d’élite du GIGN se verront chargés de la « neutralisation » (visant théoriquement les jambes ou une épaule de façon à ne pas tuer) de 3 Kanak considérés comme les meneurs dont Eloi Machoro et Marcel Nonnaro.

Vers 6 heures du matin, le 12 janvier, Eloi Machoro est atteint d’une balle à la poitrine et Marcel Nonnaro est tué sur le coup. Eloi va agoniser environ 40 minutes, sans véritable soin. La version officielle déclarera que Machoro, très énervé et les jambes cachée par de hautes herbes, était en train de gesticuler, ce qui expliquerait l’erreur de tir. Mais de nombreux témoignages issus des deux camps tendront à prouver que certains membres du GIGN venaient de laver l’affront du désarmement de Thio (et plus tard en 1988, lors de la prise d’otages des gendarmes sur l’île d’Ouvéa suivi de l’assaut contre la grotte de Gossanah, nous retrouverons encore certains de ces protagonistes reconnus par les Kanak rendus furieux par leur présence parmi leurs prisonniers).

Le pouvoir colonial venait sans doute d’obtenir le retour à l’ordre à Nouméa en offrant aux « loyalistes » la mort de leur ennemi public numéro un, véritable stratège du mouvement kanak (il sera remplacé dans le gouvernement de Kanaky par Léopold Jorédié). Ceux-ci vont d’ailleurs manifester leur joie et un commando tentera d’attaquer la morgue pour obtenir la tête d’Eloi et la promener dans toute la ville. L’Histoire se reproduit cruellement unissant Ataï et Eloi Machoro, tué à 39 ans, dans une même fin tragique. D’aucuns feront courir la rumeur d’une rupture entre Jean-Marie Tjibaou et Eloi Machoro pour tenter d’expliquer son relatif isolement, mais en réalité aucun des deux ne parlait ou n’agissait sans l’accord de l’autre, comme le savent bien ceux qui en étaient proches. L’état d’urgence et le couvre-feu sont décrétés essentiellement à destination des Kanak, car une véritable collusion s’est installée entre les colons et les forces de l’ordre. Les gendarmes envahissent les tribus, saccagent les habitations et saisissent les armes. En France, après une première manifestation dès le 12 janvier au soir, l’AISPK rassemble 5 000 personnes à Paris le 29 janvier dans un meeting avec Jean-Marie Tjibaou. Sous la protection des gendarmes mobiles, les colons organisent en février un pique-nique revanchard (« le pique-nique de la honte », diront les indépendantistes) pour fêter leur victoire à Thio.

Le bilan depuis le boycott actif du 18 novembre est lourd pour le peuple kanak : 15 tués, des centaines de blessés, 104 prisonniers à Nouméa, 20 tribus saccagées, 127 fusils saisis chez les Kanak alors que les colons détiennent toujours leur stock d’armes. Mais le peuple kanak continue son combat : les comités locaux deviennent des comités de lutte et d’autodéfense, les boycotts de l’économie coloniale et de la rentrée scolaire et la création des écoles populaires kanak (EPK) sont décidés lors du congrès du FLNKS à Nakéty, village natal d’Eloi Machoro. Des manifestations indépendantistes sont organisées au cœur de Nouméa-la-Blanche rassemblant jusqu’à 5 000 personnes le 20 avril, des grèves sont organisées par l’USTKE. Mais le 8 mai une véritable chasse aux Kanak sera organisée à Nouméa par les milices du RPCR provoquant la mort d’un jeune, Célestin Zongo et une centaine de blessés dont plusieurs par armes à feu ; des édifices sont plastiqués dont l’ancienne Bourse du travail occupée par l’USTKE. Le projet d’indépendance-association présenté le 7 janvier par Edgard Pisani est enterré.

Le massacre d’Ouvéa, véritable action de guerre de l’Etat français sur fond électoraliste

Un nouveau statut sera proposé en août 1985, le statut Fabius-Pisani, et le Territoire découpé en 4 Régions dont 3 (à majorité mélanésienne, peu peuplées et pauvres) seront administrées par les Kanak, la Région Sud avec Nouméa restant aux mains des « loyalistes » après les élections de septembre, aidés pour les basses œuvres par les Comités d’action patriotiques de Nouvelle-Calédonie (CAP-NC, autour du broussard Justin Guillemard), créés en novembre 1985 sur le modèle du Service d’action civique (SAC) métropolitain, cher à De Gaulle et Charles Pasqua et revendiquant 1 200 membres en situation de « légitime défense » vis-à-vis du FLNKS. Mars 1986 voit le retour de la droite au pouvoir en métropole. Et bien que le FLNKS ait obtenu une résolution connaissant les droits du peuple kanak à l’Assemblée générale de l’ONU en décembre, le gouvernement français veut mettre en place encore un nouveau statut, le statut Pons, visant à nier toute spécificité aux Kanak, son droit coutumier disparaissant au profit du droit commun français, « au nom des idéaux de la République » (sic) tout en accentuant la pression par la « nomadisation » de l’armée (présence surprise et tournante) dans les tribus. La résistance au statut Pons ira croissant et, dans le cadre d’un plan concerté de nouvelles actions directes sur tout le Territoire, le 22 avril 1988, la gendarmerie de Fayaoué, sur l’île d’Ouvéa, est investi pacifiquement par les Kanak alors que les autres actions sur le Territoire n’ont pas commencé (erreur d’organisation ou manipulation externe des communications ?). Mais la panique des gendarmes aboutit à un affrontement sanglant non prévu où 4 gendarmes sont tués et 27 autres pris en otages. Le 23 avril, des militants aguerris organisent l’isolement de Canala par des barrages et tentent d’en investir la gendarmerie. Mais ils échouent et se retrouvent d’en l’obligation de se replier dans la montagne où ils maintiendront un foyer de résistance durant deux mois.

De leur côté, à Ouvéa, un groupe de militants, autour d’Alphonse Dianou et de Wenceslas Lavelloi, retient 15 otages (un autre groupe du FLNKS libèrent ses otages le 25 avril) et 6 autres prisonniers membres du GIGN capturés ultérieurement (dont l’officier qui commandait l’action lors de l’assassinat d’Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro) dans une grotte sacrée à Gossanah jusqu’à l’assaut du 5 mai par les forces spéciales françaises – véritable action de guerre dans une île en état de siège et occupée par l’armée (plus de 11 000 hommes se trouvent à ce moment sur le Territoire) -, sur ordre de Paris cosigné par le Président François Mitterrand en situation de « cohabitation » avec la droite, celle-ci, représentée par le Premier ministre Jacques Chirac et son ministre en charge du dossier calédonien, le « bon docteur Pons », trouvant là un moyen d’influer sur le 2e tour de l’élection présidentielle se tenant les jours suivants. Le bilan est de 19 morts kanak, dont au moins 4 exécutés après leur reddition (d’après le rapport de la commission d’enquête indépendante de la Ligue des droits de l’homme) et de 2 militaires tués. Le traumatisme est énorme pour le peuple kanak ; proportionnellement cela équivaudrait à environ 200 000 morts dans la population française, bien plus que les 30 000 morts de la Commune de Paris. En France des manifestations, rassemblant jusqu’à 10 000 personnes à Paris, sont organisées malgré les interdictions. Le nouveau Premier ministre « socialiste », Michel Rocard (ancien leader du PSU issu de l’opposition en son temps à la guerre d’Algérie) prend le dossier en main et envoie en Nouvelle-Calédonie une « mission de dialogue », composée de personnalités morales de toute confession et de la franc-maçonnerie (influente sur le Territoire depuis la prise de possession, en faire partie semblant obligatoire dans le profil de poste du Haut-commissaire).

Les Accords de Matignon, marché de dupes et amnistie intéressée

Les négociations, dans un très mauvais rapport de force pour le FLNKS et sur fond de menace de guerre frontale avec l’armée française proférée par Michel Rocard, aboutiront à la signature des Accords de Matignon le 26 juin 1988 entre le gouvernement français, représenté par Michel Rocard, le RPCR, représenté par Jacques Lafleur (qui obtiennent un accord de capitulation des Kanak en évitant de le présenter comme tel), et le FLNKS, représenté par Jean-Marie Tjibaou (pour lequel ce n’est qu’un accord de trêve en attendant des jours meilleurs). Quasi la seule mesure concrète et immédiate obtenue par Jean-Marie Tjibaou est la libération des prisonniers kanak, mais au prix d’une amnistie – entérinée le 19 août – qui désormais empêchera toute enquête et procès sur les « événements » tant autour de l’assaut d’Ouvéa que sur l’assassinat d’Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro, au grand dam de l’avocat Jean-Jacques De Félice. Ce qui aboutira au refus des prisonniers kanak d’en bénéficier, et il faudra que des médiateurs dépêchés du Territoire les travaillent au corps pour que 51 d’entre eux acceptent leur libération le 18 novembre. (Mais des laissés-pour-compte restent en prison que le Comité des familles de prisonniers politiques et des membres de l’AISDPK, « parrains » de prisonniers, continueront à soutenir.) Et par ailleurs, Michel Rocard, alors retraité et libéré du « devoir de réserve », a avoué lors d’une interview accordée récemment dans le cadre du film de Medhi Lallaoui sorti en 2008, Retour sur Ouvéa, que la dite amnistie avait eu aussi pour but d’empêcher toute enquête sur les « graves exactions » commises à Ouvéa par 2 officiers français (vraisemblablement entre autres, les exécutions d’un jeune « porteur de thé », Waina Amossa, de Wenceslas Lavelloi après reddition sur place et d’Alphonse Dianou, blessé non mortellement, et décédé par la suite lors d’un transfert faute de soins sinon plus). Par ailleurs Jean-Marie Tjibaou comprend dès le lendemain de la signature qu’il s’est fait berner par la délégation gouvernementale au sujet des projections démographiques présentant à terme les Kanak majoritaires dans un corps électoral loin d’être totalement « gelé » comme le réclamait le FLNKS.

Un référendum sur l’avenir du Territoire est organisé en France le 6 novembre 1988, avec un appel de la direction du FLNKS, le dos au mur avec une base très hostile (un des « groupes de pression », le FULK autour du vieux Yann Céléné Uregei appellera à voter non, s’excluant de fait du Front), à voter oui tout en soulignant que les Accords n’offrent aucune garantie concernant l’Indépendance kanak et socialiste. Ce référendum déchirera l’AISDPK en France entre les « amis des Kanak » désirant simplement suivre les consignes du Front (ils scissionneront et seront à l’origine du réseau Kanaky Solidarité autour de l’anthropologue Alban Bensa) et les anticolonialistes (qui resteront dans l’Association) estimant pouvoir défendre des positions autonomes sans suivisme des Kanak en une sorte de « paternaliste à l’envers », se définissant comme citoyens français concernés par ce que le gouvernement fait en leur nom et estimant pouvoir être utile au mouvement kanak en exprimant des positions et des critiques que celui-ci lié par les Accords ne pouvaient plus tenir. Le succès du référendum, mais avec 60 % d’abstention (et même 82 % dans les derniers « confettis de l’empire colonial » que sont les départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM) entérine les Accords qui prévoie un découpage du Territoire en 3 Provinces (encore une fois 2, pauvres et peu peuplées, seront acquises aux Kanak, la Province Nord et la Province des îles Loyauté ; et l’opulente Province Sud avec Nouméa restera la chasse gardée des colons), un rééquilibrage économique sur fond de dévolution de mines à la Province Nord et social avec la formation de « 400 cadres » kanak (ce qui aura l’effet pervers de favoriser l’émergence d’une petite classe « bourgeoise » kanak qui auparavant était quasi inexistante et participera à l’éternel Diviser pour régner).

La « tragédie d’Ouvéa », le peuple kanak à nouveau traumatisé

Malheureusement tout ce bel échafaudage, toujours de facture néocoloniale, sera à nouveau remis en question par la « tragédie d’Ouvéa » le 4 mai 1989 où, à Wadrilla, lors de la cérémonie de levée de deuil consécutif aux 19 « combattants de la liberté » tués un an auparavant sur la même île d’Ouvéa, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné seront mortellement touchés par un tir attribué à l’un des leurs, Djubelly Wéa, ancien pasteur très hostile aux Accords de Matignon qui fut un temps porte-parole des prisonniers kanak en France (il sera lui-même abattu par un garde du corps).

A nouveau le mouvement kanak est décapité, là encore dans un mauvais remake des assassinats d’Ataï et de Noël. Jean-Marie Tjibaou personnifiait la civilisation kanak de manière à la fois simple et lumineuse tout en étant doté d’une envergure internationale. Sa générosité spontanée lui a-t-elle fait mésestimer la logique glacée de la raison d’Etat ? Signataire des Accords de Matignon pour le FLNKS, il en portait seul la responsabilité et, dans la tradition kanak, était aussi le seul à pouvoir les rompre. Or le 7 janvier, dans le Sydney Morning Herald, il avait fait part à la journaliste Sarah Walls qui l’interrogeait de son exaspération devant l’inertie et les mauvaises volontés des autres partenaires et de l’éventualité d’une rupture unilatérale. Le sang versé avait-il pour but de lier les mains du mouvement kanak aux Accords de Matignon ? La question sera publiquement posée en avril 2008, lors d’un colloque au Palais du Luxembourg à Paris, par Rock Wamytan, ancien président du FLNKS qui avait suivi en coulisse les négociations qui ont abouti aux Accords de Matignon en 1988 et qui a été, es qualités, le signataire FLNKS de l’Accord de Nouméa de 1998 avec Lionel Jospin, Premier ministre « socialiste », et l’éternel Jacques Lafleur, président du RPCR.

De 1988 à 1998, les Accords de Matignon vont enserrer le peuple kanak traumatisé dans un véritable carcan, sur fond d’une véritable démobilisation à la base, de divisions entre les « groupes de pression » formant le Front, l’apparition de nouveaux mouvements tant dans le camp indépendantiste (dont la Fédération des comités de coordination indépendantiste – FCCI – rassemblant certains leaders historiques du Front) que « loyaliste » (avec Une Nouvelle-Calédonie pour tous – UNCT – et Renouveau, des listes électorales dissidentes de circonstance comme, en 1995, celle de l’Union nationale pour l’indépendance – UNI – entre le PALIKA, l’USTKE et des individus de l’UC, et même des alliances contre nature comme LKS-RPCR-dissidents de l’UC dans la Province des îles Loyauté, conquise par ce curieux attelage la même année. Le gouvernement français s’est bien gardé de dissoudre le FLNKS (qui ne gère plus que la Province Nord) de façon à conserver un interlocuteur connu, bien identifié et acquis aux mœurs politiques parisiens. « Le moins que l’on puisse dire c’est que le paysage politique local s’est passablement compliqué par rapport aux années 80 et que tout est en place pour une vie politique politicienne faite d’alliances et de mésalliances, de petits pas et de virages à 180 degrés, de petites phrases assassines et de négociation de couloir », écrivais-je dans un ultime numéro de la revue de l’AISDPK, Kanaky, en juin 1998. A partir de 1996, le FLNKS avec Paul Néaoutyne, président PALIKA de la Province Nord (qui a remplacé Jean-Marie Tjibaou à la présidence du Front en 1989) mène une guerre de tranchée institutionnelle pour obtenir un « préalable minier » (échange de massifs miniers et projet d’une usine de traitement du minerai dans le Nord dans le cadre du rééquilibrage économique prévu par les Accords) avant toute autre négociation. Il obtient satisfaction en 1998.

Quasi seule l’USTKE, à la fois non-signataire des Accords et forte de l’indépendance syndicale vis-à-vis des organisations politiques dans la ligne de la Charte d’Amiens de 1906, autour des frères Uregei, va prendre le relai des luttes sur le terrain en multipliant les conflits sociaux, les grèves, les mobilisations, les manifestations d’autant que le droit du travail sur le Territoire n’a que peu à voir avec la législation française. Ce qui permet de sortir des risques d’affrontement racial, le syndicat organisant et défendant aussi bien des petits Blancs, des salariés métropolitains (il sera d’ailleurs dirigé de 2007 à 2010 par un Européen, Gérard Jodar, ex-globe-trotter s’étant fixé sur le Territoire, qui créera en 2010 un syndicat dissident de l’USTKE et décèdera en 2013), des Polynésiens que des Kanak, au grand dam de Jacques Lafleur qui ne peut plus compter sur ses « broussards » et ses milices wallisiennes du service d’ordre du RPCR dirigé par Henri Morini comme au bon vieux temps (en février 1998, le Rassemblement démocratique océanien [RDO] composé essentiellement de Wallisiens a intégré le FLNKS).

L’Accord de Nouméa : « historiquement correct », mais dans la continuité

L’Accord de Nouméa signé le 5 juin 1998 est une sorte de complément et de prolongement des Accords de Matignon, avec de nombreux pièges à retardement pour tenter de maintenir le statu quo colonial, tout en reconnaissant officiellement dans son préambule « historiquement correct » le préjudice subi par les Kanak sur fond de repentir moral de la France (officialisant par ailleurs le terme invariable « kanak », en renvoyant celui de « canaque » à sa dimension coloniale) et en instituant la mise en place d’un Sénat coutumier. Certes le corps électoral pour les prochaines consultations d’autodétermination devant être organisées dans les vingt années à venir et au plus tard en 2018 y est quasiment gelé aux votants de 1998 avec quelques bémols comme le vote de ceux et celles qui auront vingt ans de séjour continu sur le Territoire en date de 2013 et autres exceptions byzantines. (Au début de l’année 2007, Jacques Chirac tiendra à réaffirmer cette promesse du gel du corps électoral faite aux Kanak, avant de céder la place à Nicolas Sarkozy, ultime geste de repentance d’un préretraité en proie à son propre bilan et/ou barrage à un mauvais coup en préparation à droite ?).

En attendant le référendum à l’horizon 2018

Mais que se passera-t-il si la majorité des « Calédoniens » (terme à nouveau employé dans l’Accord de Nouméa) vote en faveur du maintien dans le giron français, avec une Province Sud toujours aux mains d’un « pouvoir blanc » (avec peut être un zeste kanak pour faire moderne) et de plus en plus opulente grâce à la nouvelle usine de traitement du nickel de Goro dans le Sud, à capitaux privés (aujourd’hui majoritairement brésiliens, mais qu’en sera-t-il demain en fonction des cours mondiaux fluctuants du nickel ?) à la fois ultramoderne et « ultrapolluante » par son système de traitement chimique avec ses importations massives d’acide sulfurique du Japon et ses effluents toxiques (contenant de mercure entre autres) rejetés dans le lagon ; avec une Province Nord peinant à assurer la concurrence avec son usine de traitement thermique classique et restée digne, peu peuplée et pauvre ; et une Province des îles Loyauté, à la vie soit disant facile, certes à l’écart des implacables lois du marché autour du nickel, tournées vers le tourisme avec ses paysages paradisiaques en une sorte de parc national de la culture kanak pour le meilleur et pour le pire ?

En 2009 une délégation kanak représentant les tribus concernées vient de signer un accord « de paix » contre des contreparties plus symboliques que concrètes avec la multinationale brésilienne à la suite du conflit autour du fameux tuyau rejetant les déchets de l’usine de Goro dans le lagon, conflit qui, en 2007, avait fait l’objet d’une véritable confrontation avec les forces de l’ordre après arrêt des travaux consécutif à la destruction des engins de chantier. Mais à nouveau les représentants kanak rompus aux rencontres bilatérales et internationales ont le plus grand mal à communiquer avec la jeunesse kanak, recréant un douloureux malaise trop souvent vécu par le passé ; seuls les écologistes locaux continue la lutte contre « le tuyau » aidés par le fait que stratégiquement le lagon vient d’être classé au patrimoine mondial par l’UNESCO. Mais que pèse réellement le patrimoine naturel devant les appétits des multinationales ?

De son côté l’USTKE continue la lutte sur le terrain social : le blocage de l’entreprise de transport Carsud (groupe Véolia, ex-Vivendi international) au début 2008 donnera lieu à un procès inique impensable en France qui aboutira à des condamnations à des peines de prison ferme pour plusieurs syndicalistes dont son dirigeant, Gérard Jodar. Par ailleurs, dans la tradition des Trade unions britanniques ayant créé le Parti travailliste au Royaume-Uni, organisation politique sous contrôle syndical à l’origine (qu’en est-il aujourd’hui ?) – la fameuse « courroie de transmission » entre Parti et syndicat, mais à l’envers -, l’USTKE a, en 2007, suscité la création d’un Parti travailliste (PT) de façon à peser dans la vie politique du Territoire dans un contexte où le FLNKS est peut être aujourd’hui trop englué dans le jeu institutionnel et n’est plus en état de porter seul la revendication kanak. Mais espérons que cela ne débouchera pas sur des clivages irrémédiables pour le plus grand bénéfice du camp d’en face !

Un peuple vivant et en mouvement

« Le retour à la tradition est un mythe. Notre identité est devant nous, c’est une reformulation permanente. […] Quand nous serons morts, les gens prendront notre image, la mettront dans des niches et ça leur servira à construire leur propre identité. Sinon, on arrive jamais à tuer le père, on est fichu. »
Jean-Marie Tjibaou, interviewé dans Les Temps modernes, n° 464, mars 1985

Depuis un peu plus de deux siècles, les Kanak sont confrontés au monde occidental et le plus souvent à certaines des aspects les pires de ce monde : racisme, xénophobie, colonialisme, soi-disant supériorité des Blancs et de la civilisation occidentale, violence d’Etat…, même s’il est vrai qu’ils ont aussi découvert, souvent à leur corps défendant (à l’occasion des deux Guerres mondiales par exemple), d’autres valeurs plus reluisantes de notre monde. Deux siècles de souffrance, de tentatives d’a-culturation, de massacres, d’assassinats en tout genre (ce récit en est littéralement parsemé), et même parfois endogènes, stade suprême de l’horreur pour le plus grand bonheur des colonialistes et des partisans du maintien du statu quo instauré en 1853.

Mais en fin de compte est-ce si important de savoir qui a tenu physiquement l’arme du crime ? La réponse est surtout à chercher à qui le crime a profité, comme le disait Alain Savary, un grand socialiste honnête confronté aux luttes de décolonisation au Maghreb. Dans quasi tous les cas il a profité au système colonial et à ses tenants : tant les colons sur place que l’Etat français, et, depuis plus récemment, les grandes multinationales du nickel. Qui agite les menaces, qui attise les haines, qui alimente les rancoeurs, qui manipule les plus faibles, qui terrorise les vaincus, qui alimente les rumeurs les plus folles (comme les viols collectifs durant la « Commune de Thio » en 1984), qui tente de soudoyer ou de corrompre ? Ce sont ceux-là les vrais coupables qu’ils aient physiquement agit ou non !

A une époque pas si lointaine, en 1902, à l’arrivée du missionnaire-ethnologue protestant Maurice Leenhardt à Nouméa, l’Administration coloniale française écrivait des Kanak :
« Rien ne les relèvera plus de leur abjection, ils sont résignés à mourir. » Maurice Leenhardt engagera toute son énergie à faire mentir ce constat cynique et intéressé (sans ces empêcheurs d’exploiter en rond, l’archipel serait un nouvel Eldorado) et à redonner fierté, confiance et espoir aux Kanak. Non seulement le peuple kanak n’a pas rejoint la longue liste des petits peuples premiers disparus sous toutes les latitudes, mais depuis les années 1920 il a à nouveau cru en nombre et en fierté, et sa civilisation, sans être intacte, est toujours vivante. Mais aujourd’hui les Kanak sont moins unis qu’auparavant, les pièges mis en place – répression d’un côté et promotion de l’autre – semblant faire leur œuvre. D’aucuns sont devenus hommes d’affaires, patrons ou hauts fonctionnaires, d’autres ont abandonné toute activité par désespoir ou lassitude, mais d’autres sont toujours sur la brèche, parfois avec de nouvelles méthodes, peut-être bientôt rejoint par une belle jeunesse pour la relève, mais rien n’est moins sûr.

Et c’est déjà une victoire en soi que ce petit peuple qui a eu le malheur d’échouer il y a plus de quatre mille ans sur un Caillou qui vaut tant d’or soit encore là et bien là, malgré l’étau dans lequel il se trouve entre le fait colonial, la raison d’Etat (qu’aucun d’entre eux n’aurait jamais imaginée si froide et inhumaine) et le « talon de fer » des grandes multinationales en ces heures de globalisation à l’échelle mondiale. Les « combattants de la liberté », aujourd’hui « passés de l’autre côté du miroir », comme le disait Jean-Marie Tjibaou, ne sont pas morts pour rien ! La revendication demeure ! GÖ Ê TÎKÔ . BÊ CÂA MÂA . O KANAKY (Lève-toi pour que Kanaky émerge) !

Sur la stèle d’une tombe, à Nakéty, on peut lire : « Eloi Machoro, combattant de la liberté, victime de l’ordre colonial d’Etat français, martyr noir, assassiné le 12 janvier 1985. » Il a symboliquement rejoint son ami Pierre Declercq, lui aussi combattant de la liberté, victime lui aussi de l’ordre colonial d’Etat français, « martyr blanc », assassiné le 19 septembre 1981.

« Le sang des morts demeure vivant », dernières paroles de Jean-Marie Tjibaou lors de la présentation du geste coutumier de la délégation du FLNKS aux gens d’Ouvéa, quelques minutes avant son assassinat, à Wadrilla, le 4 mai 1989.

Daniel Guerrier, ancien co-président de l’AISDPK
(à la suite de Thierry Berthoud, Pierre Bès,
avec Jean Chesneaux, Jean-Jacques De Félice, Alban Bensa ;
suivis de Liliane Lebreton, Jacqueline Kohler)
Texte écrit en 2009 et réactualisé en 2017.

https://lundi.am/Au-nom-de-la-memoire

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