25 mars 2024 par Rédaction
La couverture médiatique de la manifestation contre les méga-bassines du 25 mars 2023 a surtout pointé la violence des manifestant·es. Les témoignages croisés issus du livre Avoir 20 ans à Sainte-Soline livrent un contre-récit. Extraits.
Publié dans Démocratie
Le témoignage de Lou, 21 ans, médic à Sainte-Soline :
« Il faut être sacrément barré pour courir vers les explosions de grenades quand on perçoit clairement que c’est le carnage. » C’est l’une des premières choses, que m’a dit ma mère quand je lui ai tout raconté. Je dois reconnaître qu’il y a une certaine justesse dans ses propos. Mais, sur le moment, on n’était pas consciente du carnage en cours.
Il n’y avait alors que ce casque de chantier sur ma tête, la main de ma binôme que je serrais très fort en courant, mon sac à dos que j’ouvrais pour prendre de quoi panser les plaies et le bruit de fond assourdissant. Ce brûlant contexte faisait qu’on courait dans les champs, sous les grenades, parce qu’on était dirigée par un but : prendre soin des personnes blessées.
La situation s’est répétée en boucle pendant des heures. On était statiques, en hypervigilance, à l’affût du moindre bruit qui pourrait ressembler au mot « Médics ! ». Quand on l’entendait, on s’élançait dans une course d’orientation aveugle vers sa source. (…)
« On a vu des blessures de guerre »
Avec ma binôme, on n’avait jamais vécu ça. On était devenu médic trois mois plus tôt, à l’occasion du mouvement social contre la réforme des retraites. Afin de nous préserver, nous avions mis en place un système qui nous permettait de tester nos résistances et évaluer nos capacités à aider les personnes. Mais à Sainte-Soline, tout allait tellement vite, que ces moments n’ont pas existé. On ne pouvait pas détourner les yeux, ou fuir. On a vu des morceaux de peau arrachés, des yeux ulcérés et suintants, des regards vides et hagards, des trous béants dans des chairs, des plaies délabrantes. On a vu des blessures de guerre.
La vérité, c’est qu’on n’était absolument pas préparé à ça.
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À nous deux, en quelques heures, on a vu une vingtaine de personnes qu’on a tenté de protéger comme on pouvait. On était pourtant une soixantaine de médics. Mais tout le monde a été débordé. Et de son côté, le médecin régulateur que l’on contactait par messages était accaparé par ses démarches pour essayer de faire venir le Samu, bloqué dans sa route par la préfecture.
« Voilà ce qu’on risque pour protéger la ressource en eau »
Le moment qui m’a le plus marquée, est notre première prise en charge en arrivant dans cette foule. Il venait d’y avoir une salve de gaz et on a entendu crier « Médics ! ». Un jeune homme avait du sang qui sortait de son masque à gaz. On l’a alors éloigné pour le mettre à l’abri des projectiles policiers. En enlevant son masque, on a découvert son œil bleu et violet qui avait triplé de volume avec une entaille qui recouvrait le tout. Il y a eu ce moment de saisissement où on s’est regardé avec ma binôme, où le temps s’est arrêté. Et puis tout a recommencé à bouger. Il ne parlait pas français et soudain j’avais perdu mon anglais, je ne savais plus rien dire. Sa copine à côté de nous était en larmes et j’aurais tellement voulu la rassurer, en disant que tout irait bien, mais on n’en savait rien.
Des médics sont passés à côté de nous, mais ils avaient l’air tout aussi perdu. Alors on a nettoyé sa plaie et on lui a mis un pansement, sans aucune certitude sur le sort de son œil.
C’est à lui que je repense quand je songe à Sainte-Soline. Il est la première image qui me vient. À ce moment-là, j’aurais alors voulu prendre ma binôme dans mes bras et lui dire que tout irait bien, qu’on allait faire de notre mieux. Ensemble, on n’en a jamais reparlé, mais je sais qu’à ce moment-là, les choses ont basculé dans notre tête. Je me suis dit : « Voilà ce qu’on risque à vouloir s’opposer à l’État pour protéger la ressource en eau ». (…)
« Demain nous serons plus nombreuses et nombreux à lutter »
Ce 25 mars, on s’est rendu compte, plus que jamais, que notre combat ne sera en aucun cas équilibré. Un cocktail Molotov lancé à la main ne vaudra jamais la puissance d’une grenade lacrymogène en tir tendu. Un casque de chantier et un bouclier en plastique ne protégeront jamais autant qu’une armure de gendarme mobile. Mais on a aussi réalisé que, même en sachant déjà un peu cela, on avait tellement de raisons de se battre et de vouloir notre victoire que le plus pragmatique des constats ne nous arrêtera pas.
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Et c’est effrayant d’en arriver là. Revivre Sainte-Soline nous paraît aujourd’hui inimaginable. Et pourtant, le besoin irrépressible de lutter qui nous porte aujourd’hui, nous pousse à continuer. Car l’attachement émotionnel à la lutte qui est en nous, est si profond qu’il devient peu à peu, un fil conducteur de nos vies. Le prix est certes lourd à payer et il faudra du temps avant que je ne cauchemarde plus de cette journée-là et que les traumatismes collectifs guérissent. `
Mais nous avons aussi vécu des moments qui nous ont porté·es et reconstruit·es. Nous avons vu que, dans le vacarme et la peur, s’établit une solidarité forte qui nous soude et guérit autant qu’elle le peut les maux de la veille. La résistance s’organise et on sait de plus en plus, prendre soin de nos facultés à lutter. Nous apprenons petit à petit de nos erreurs. Et, en dépit de tout ce qui a été mis en place pour nous arrêter, demain nous serons plus nombreuses et nombreux à lutter.
Le témoignage d’Alix, 20 ans, gravement blessée à Sainte-Soline
Nous avançons, le nez et la gorge irrités par les lacrymos malgré les masques, dans un champ de guerre survolé par nos chants. « Le cortège jaune a ouvert une brèche ! » Nous convergeons. Entre la fumée, la poussière, le bruit et la foule, nous ne savons plus où nous sommes, ce qu’il se passe autour de nous. Pour mieux voir, nous montons sur une piste surélevée… et me voilà au sol, le visage plein de sang. La grenade explose au niveau de mes pieds quelques secondes plus tard.
Le 25 mars dernier, comme beaucoup trop d’autres personnes, j’ai été gravement blessée par la main de l’État. Cela fait un peu plus de sept mois. Aujourd’hui je vais bien mais ce genre d’évènement laisse des traces.
J’ai eu l’occasion d’échanger avec beaucoup de personnes présentes ce jour-là et cela m’a permis de prendre conscience de l’ampleur des dégâts. Paradoxalement, je n’en avais pas pris la mesure. Je ne suis restée finalement que très peu de temps sur place. Ensuite, je me souviens d’avoir eu froid, d’avoir senti en touchant l’intérieur de ma bouche avec ma langue que plus rien n’y était en ordre, d’avoir été transportée par mes ami·es et d’avoir attendu. Je me souviens de cette personne qui me rappelait simplement d’ouvrir les yeux et de ne pas partir avec une douceur incroyable qui m’aurait fait sourire si j’en avais été capable. Je ne saisissais plus grand-chose à ce moment-là et je ne saurais dire si c’était une médic ou un pompier, mais ce petit lien reste gravé. (…)
« Abîmée au nom du ’’maintien de l’ordre’’ »
Plus tard, dans la salle où j’attendais, une machine faisait des « bips » irréguliers et cela m’a rendu folle, comme si toute l’angoisse et la douleur du moment s’exprimaient par ces « bips ». Je n’avais aucune idée de ce à quoi je ressemblais. Je cherchais mes dents avec la langue, je ne sentais plus rien. J’avais surtout le goût de sang. J’avais l’image des gueules cassées vues dans les manuels d’histoire et dans certains films. Je me suis dit, dans une forme d’acceptation, que désormais c’était à ça que je ressemblerai. Après l’opération, le réveil : la douleur, les pansements partout, les mâchoires collées, et la médecine légale. Sur le même sujet
Je crois que j’ai d’abord sorti mes mains des draps et j’ai bougé les pieds comme pour me rassurer et me dire « ça va, ce n’est que ça ». Et puis je pouvais ouvrir l’œil droit sous mon pansement.
Tout allait pour le mieux… Mais les soignantes sont entrées dans ma chambre et m’ont dit que les flics étaient là et qu’ils devaient venir prendre toutes mes affaires. J’ai fondu en larmes. C’était la première fois que je pleurais, au moins consciemment. C’était violent.
Alors j’ai refusé qu’ils entrent et ce sont les soignantes qui leur ont tout donné, y compris mon portable. Aujourd’hui je me dis que j’aurais dû les laisser rentrer. Pour qu’ils me voient telle que j’étais, abîmée au nom du « maintien de l’ordre », pour qu’ils voient ce que leurs collègues avaient fait. La réalité. Sous leurs yeux. Incontournable et palpable.
« Face au mur, y a t-il d’autres choix ? »
Je ne regrette pas d’être allée à Sainte-Soline. En réalité, le souvenir de cette journée me donne de la force. Je me souviens des ami·es et compagnon·nes de lutte croisé·es sur les aires d’autoroute et cette dose de courage que cela me donnait à chaque fois. Je me souviens, en arrivant sur le camp, de m’être dit que c’était beau, tout simplement. Je me souviens de l’arrivée du convoi des tracteurs et des récits de celles et ceux qui étaient parti·es à leur rencontre. Et cette assemblée générale avec des milliers de personnes qui criaient « 20 h 30 au dodo ! ». Si violent·es que nous sommes… Sur le même sujet
Je me souviens de m’être endormie le vendredi soir la peur au ventre mais le cerveau et le cœur remplis d’espoir et de joie. Je me souviens du départ et de voir les cortèges s’étirer, toujours plus loin, je me souviens de ce que ça faisait de voir tout ce monde, déterminé, joyeux, ensemble et prêt·es à tenir bon, parce que les enjeux sont tout simplement vitaux. Je me souviens de ce sentiment intense de ne devoir être nulle part ailleurs.
Ces regards partagés en silence avec des personnes du cortège sur le chemin, « les enfants de la terre habillés de noir » [1]. La première salve de lacrymos, alors que nous allions faire une pause pour manger et attendre les autres cortèges. Le passage des quads de la brav-M et le souvenir de m’être dit que nous passions dans une autre dimension, que nous avions une armée face à nous.
Mais nous avancions tout de même, la main de ma binôme dans la mienne, les check réguliers avec le reste du groupe… Oui, malgré toute la violence que j’ai subie, tout cela me donne encore de la force. C’était là-bas qu’il fallait être, et j’espère que je serai encore là où il faudra quand il faudra. Face au mur, y a-t-il d’autres choix ?
Extraits du livre Avoir 20 ans à Sainte-Soline, sous la direction du Collectif du Loriot, éditions La Dispute, mars 2024.
Photo de Une : Manifestation à Sainte-Soline du 25 mars 2023/©Soulèvements de la Terre
Notes
[1] Citation extraite du billet de Joël Bosc au retour de la manifestation de Sainte-Soline le 29 octobre 2022.
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