CA 338 mars 2024
lundi 11 mars 2024, par Courant Alternatif
Un incident, survenu dans la nuit du 19 au 20 janvier 2024 par grand froid, a fait parler de la ligne ferroviaire Paris-Clermont : alors que ce trajet est censé durer trois heures, la panne d’une locomotive a laissé 700 voyageurs sans eau, électricité ni chauffage pendant onze heures. Un « cauchemar » qui, largement relayé par les réseaux sociaux et les médias, a conduit le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu à convoquer le PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou pour lui demander un « plan de mesures concrètes et immédiates »… dans les quinze jours. Il peut toujours rêver.
« La ligne SNCF Paris – Clermont-Ferrand est-elle vraiment la pire de France ? », interrogeait 20 minutes le 24 janvier dernier. Cette ligne fréquentée par près de 2 millions de voyageurs faisait déjà partie, en 2011, des 12 « lignes malades, saturées ou à problèmes » répertoriées par la SNCF elle-même ; en 2023, elle y a dénombré 121 retards supérieurs à une heure, 33 supérieurs à deux heures et 38 suppressions de train.
De plus, le dernier incident spectaculaire en date sur ce trajet n’a pas battu son record, établi en 2019, où un train avait mis quatorze heures pour l’effectuer. En revanche, ce qui a changé – au niveau national, et non plus seulement local –, c’est que les retards ont perdu leur caractère exceptionnel aux yeux de tout le monde. Ainsi Frédéric Aguilera, vice-président de la région Auvergne-Rhône-Alpes en charge des transports, avoue : « Aujourd’hui le matériel est tellement pourri que c’est le bordel. » Et la directrice générale d’Intercités renchérit : « Le matériel est tellement à bout de souffle que tous les jours on fait le pari que ça va tenir [1]. » Et le porte-parole de la SNCF admet : « Il y a tellement de sous-investissements qui n’ont pas été faits pendant des années qu’on en paie le prix à un moment donné. »
Selon le collectif « Les usagers du train Clermont-Paris », les pannes matérielles à répétition sur ce tronçon sont dues à « la vétusté des infrastructures ferroviaires » et à « la défaillance des équipements », les rames étant âgées de plus de quarante ans et les locomotives de plus de trente ans. Mais on peut tirer le même bilan d’autres lignes puisque, toujours selon le porte-parole de la SNCF, la liaison Paris-Clermont n’occupe en fait que la troisième place des « lignes galères » françaises. En première position, il y a Bordeaux-Marseille, avec 26,6 % de trains arrivés en retard à destination l’an dernier ; puis on trouve Lyon-Nantes, avec 21 % de retards. Et, après Paris-Clermont, il cite Paris-Limoges-Toulouse (voir l’article suivant).
Mais à quoi donc tient ce déclin de la « qualité SNCF » – et en particulier des lignes Intercités ? Avant tout à la réorganisation progressive par la SNCF de ses services « grandes lignes » autour du seul TGV. Avant l’apparition de ce « train à grande vitesse », les lignes Intercités formaient l’ossature du réseau ferroviaire, et elles ont été un important outil d’aménagement du territoire en connectant les populations des métropoles et celles des villes moyennes [2]. Leur disparition au profit de parcours plus coûteux qui effacent les gares en n’y arrêtant plus les trains renforce à l’inverse sans cesse la ségrégation territoriale.
De plus, la SNCF a organisé sa propre mise en concurrence, en proposant désormais des services de voiture à domicile, de covoiturage, d’autocars réguliers, etc. En diluant l’activité ferroviaire dans une offre plus globale de « mobilité », elle a aligné sa politique sur le consensus « La route plutôt que le rail » en vogue dans les milieux dirigeants.
Le 15 février 2018, Jean-Cyril Spinetta, ex-PDG d’Air France, a remis à Edouard Philippe, alors Premier ministre, un rapport sur l’avenir du transport ferroviaire [3]. Il y recommandait entre autres : le recentrage du transport ferroviaire sur les dessertes de TGV entre les principales métropoles françaises ; la modernisation « des trains du quotidien en zones urbaines et périurbaines » ; l’examen du maintien des petites lignes au regard de leur coût ; un nouveau statut pour la SNCF – le précédent datant de… 2014 ; la disparition progressive du statut « cheminots », avec des plans de départ volontaire pendant deux ans.
Les préconisations de ce rapport n’avaient rien pour surprendre : elles s’inspiraient des « recettes » précédemment appliquées à d’autres entreprises publiques – de France Télécom à EDF en passant par La Poste. Le gouvernement les a immédiatement reprises à son compte, et il a annoncé l’ouverture d’une période de concertation avec les syndicats en vue de leur mise en œuvre. La SNCF est devenue une société anonyme ; les lignes ferroviaires, voire la gestion du réseau, ont été ouvertes à la concurrence ; la fin du statut « cheminots » a été programmée, ainsi que la suppression des dessertes jugées non rentables [4]…
Des années Thatcher aux années Blair, le Royaume-Uni a donné l’exemple en matière de privatisation et de libéralisation des services publics. Eau, rail, télécommunications, gaz et électricité, poste, transports urbains, prisons… tout y est passé, hormis le service public national de la santé, le NHS.
Dès les années 1990, l’ancien service public British Rail a ainsi été sectionné en morceaux qui ont été vendus ; le réseau ferroviaire et la gestion des lignes ont été dissociés, et la gestion des lignes elle-même a été répartie en plusieurs concessions régionales ; la flotte des trains a été confiée à des entreprises séparées, qui les louent au prix fort aux opérateurs des lignes, assurant à leurs actionnaires des millions de profits garantis d’année en année…
Mais la privatisation du réseau ferroviaire britannique a rapidement dégénéré : les problèmes de coordination et de perte d’expertise ont entraîné de nombreux incidents – jusqu’à la catastrophe ferroviaire de Hatfield qui, en 2000, a coûté la vie à quatre personnes. Le gouvernement s’est trouvé contraint de renationaliser le réseau dès 2002, et il n’a jamais tenté de le reprivatiser.
Les faillites et les scandales à répétition ne se sont pas arrêtés là, car ils ont également concerné la gestion des lignes elles-mêmes. En effet, quoique les prix du train au Royaume-Uni soient parmi les plus élevés d’Europe (d’après le ministère britannique des Transports, ils ont augmenté de plus de 23 % depuis la privatisation en valeur réelle, donc compte tenu de l’inflation), la qualité du service ferroviaire y est aussi mauvaise que celle du service assuré en France par la SNCF : retard et annulation de trains, wagons bondés et délabrés… Aussi, dans un sondage de 2017 réalisé pour la campagne « We Own It » (« Ça nous appartient »), qui pousse à la renationalisation ou à la remunicipalisation des services publics au Royaume-Uni, 76 % des Britanniques interrogés se déclaraient favorables à un retour sous contrôle public du système ferroviaire dans son ensemble.
En France, les dirigeants n’ont pas opté pour une privatisation tous azimuts des anciens monopoles publics, mais pour leur transformation. Air France, France Télécom, EDF-GDF, La Poste, SNCF, etc., sont devenus des entreprises commerciales placées sous un contrôle plus ou moins dilué de l’Etat, et qui ont tiré profit à la fois de leur situation de rente en France et de la protection gouvernementale pour s’étendre à l’étranger, y compris en acquérant des services privatisés par d’autres pays.
La loi pour un nouveau pacte ferroviaire votée en juin 2018 a ainsi permis l’« assainissement financier » du Groupe SNCF : l’Etat a repris sa dette à hauteur de 35 milliards d’euros « afin d’augmenter ses capacités d’investissement dans la modernisation et la rénovation du réseau ferroviaire ». Cette loi a organisé l’ouverture à la concurrence progressive et différenciée, la fin du recrutement au statut [5] et la négociation d’un « nouveau contrat social » (sic !).
Depuis 2020, la SNCF est composée d’une holding et de cinq sociétés anonymes : SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions, Rail Logistics Europe et SNCF Voyageurs. Cette dernière gère l’ensemble des activités de transport de voyageurs de la SNCF, dont les Ouigo (voir l’encadré). La SNCF forme quant à elle, avec les sociétés Keolis et Geodis, le Groupe SNCF. L’Etat est l’unique actionnaire de la SNCF, dont le capital est incessible ; et il est aussi, depuis 2010, l’autorité organisatrice desdits « trains d’équilibre du territoire » (TET) que sont les Intercités.
Pour en revenir à la ligne Paris-Clermont, l’Etat a lancé un programme de modernisation la concernant, avec des travaux sur le réseau financé à hauteur de 1 milliard d’euros et avec l’arrivée de nouveaux trains, baptisés « Oxygène », dont la livraison et la mise en service sont prévues pour 2026. On signale cependant d’ores et déjà de gros retards dans la production de ces trains et dans l’exploitation de cette ligne…
Enfin, comme une grande partie de l’investissement pour la « régénération globale du réseau » doit être alimentée par les bénéfices de SNCF Voyageurs, et que la SNCF doit augmenter sa contribution dans les quatre prochaines années, elle se trouve confrontée à des injonctions contradictoires. Rien que pour 2024, l’Etat exige d’elle un investissement de l’ordre de 1,7 milliard d’euros, soit 70 % de ses bénéfices en 2022 [6]. La SNCF va donc tout à la fois devoir faire rouler plus de trains avec moins de moyens ; maintenir les tarifs des Intercités ; assurer (contrairement à ses concurrents) une partie plus importante de l’investissement dans le réseau tout en assumant les dysfonctionnements qui relèvent de l’Etat. Dans le même temps, celui-ci n’a toujours pas précisé comment sera financé le fameux plan à « 100 milliards d’euros » pour le ferroviaire d’ici 2040 que l’ex-Première ministre Elisabeth Borne a annoncé le 24 février 2023.
Le 14 janvier 2024, la députée LFI Clémentine Autain a étourdiment attribué, sur son compte Twitter, le retard d’un train dans lequel elle se trouvait à la « privatisation » de la SNCF. Immédiatement raillée pour sa bévue, elle a rectifié le tir en déclarant que, certes, la SNCF n’était pas privatisée, mais que « l’ouverture à la concurrence et la libéralisation conduis[ai]ent à une détérioration du trafic », et que la SNCF était « obligée de se préparer à la rentabilité parce qu’elle s’ouvr[ait] à la concurrence ».
M’est avis que nos déplacements n’en sortiront guère améliorés…
Vanina
Notes :
1. « Train Clermont-Paris : “On ne peut pas couper l’Auvergne de Paris aussi longtemps”, l’attente de mesures concrètes », FR3 Auvergne, 24 janvier 2024.
2. « Quand l’Etat français sabote le train », de Vincent Doumayrou, Le Monde diplomatique, juin 2016.
3. « Réforme de la SNCF : les suites du rapport Spinetta », site Vie publique, 26 février 2018.
4. « Démantèlement de la SNCF : avec 30 ans de retard, Macron va-t-il répéter les mêmes erreurs que les Britanniques ? », d’Olivier Petitjean, sur Basta !, 20 février 2018.
5. Le régime spécial de retraite a été abandonné le 1er janvier 2021 : les cheminots embauchés après cette date n’en bénéficient plus. La direction de la SNCF explique que la suppression ponctuelle de trains au quotidien est due à un manque de conducteurs, car nombre d’entre eux sont partis à la retraite.
6. Initialement, cette part était fixée à 60 %.
« Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous » n’est pas un mensonge marketing. En effet, constatant comme nous que le progrès n’est pas partagé par tous, et donc qu’il ne vaut rien, la SNCF a réinventé avec son « offre low cost » la 3e classe qui avait été supprimée en France en 1956. En 2013, elle nous a ainsi régalés de ses célèbres Ouigo…
Mais les Ouigo se distinguent de la 3e classe d’antan : ces trains ont presque tous comme particularité d’arriver à, ou de partir d’une gare difficilement accessible. Par exemple, on vous embarque à Marne-la-Vallée-Chessy, soit à quarante-cinq minutes de Paris quand les transports en commun marchent bien ou qu’il n’y a pas d’embouteillage – des scénarios fort improbables –, ce qui vous coûte 5 euros par personne. Ou alors on vous débarque à la gare Saint-Exupéry, et il vous faut une petite heure et environ 10 euros par personne pour vous rendre à Lyon avec les transports en commun. Il existe aussi quelques Ouigo Paris-Lyon au départ de Paris et à destination de Lyon ; mais s’ils sont un peu en dessous du TGV pour leur tarif, leur vitesse est pleinement Ouigo, elle : comptez 5 heures…
Dans les voitures 3e classe d’antan, les conditions de transport étaient très inconfortables, mais au moins on partait du même endroit que « les autres » et on mettait le même temps qu’eux et elles pour parvenir à destination.
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