CLASSE

18 août 2023

Alors même que la domination capitaliste s’est radicalisée, le mot classe se retrouve affaibli. En passant du singulier au pluriel, la classe ouvrière (devenue « populaires ») a cessé d’être le sujet historique des transformations sociales dans les discours politiques. Étienne Penissat, sociologue au CNRS, étudie l’évolution de la définition du terme en même temps que les transformations du capitalisme, et propose de le repenser selon les nouveaux rapports d’exploitation, tout en prenant en compte d’autres formes de domination, telle le genre ou la race.

Depuis le XIXe siècle, on associe le mot classe à un projet de remise en cause radicale de l’ordre social, dans le cadre de la lutte des dominés contre leur exploitation. Il est apparu en Occident dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en remplacement de la division et de la hiérarchisation juridique et politique de l’ancien régime, selon la notion d’ordres. Il s’agissait de penser les divisions économiques et les dynamiques de production des richesses, en premier lieu pour opposer, en France, la bourgeoisie à la noblesse. Karl Marx définit ensuite les rapports d’antagonisme entre la classe des détenteurs des moyens de production et celle de ceux qu’ils exploitent en s’appropriant leur travail pour en tirer un avantage économique : les prolétaires. Selon lui, la lutte des classes doit mettre fin à l’aliénation économique et faire naître une société égalitaire. Avec la Révolution de Juillet, le « petit peuple » parisien retourne l’argument de la propriété en revendiquant celle de son travail, et le mot « patron » commence à être utilisé, au milieu du XIXe siècle, pour dissimuler l’exploitation en mettant l’accent sur la dimension sociale et morale du chef d’entreprise.
Cependant, les femmes sont marginalisées par cette hiérarchisation, leur relégation au foyer légitimée. De même, l’affirmation de l’État national et social à la fin du XIXe siècle, contribue à tracer des frontières dans la classe, malgré le projet politique d’union des prolétaires transnationale, avec notamment la création de la Première Internationale en 1864. Aux États-Unis, l’esclavage puis la ségrégation tracent des frontières matérielles et symboliques entre noir·es et blanc·he·s. De la même façon, le Code de l’indigénat (1881) n’accorde pas les mêmes droits sociaux, civils et politiques aux colonisé·es qu’aux français·es de métropole et aux colons.
Le capitalisme industriel, comme organisation du monde et des rapports de domination, a contribué à homogénéiser le monde ouvrier. Les clivages sociaux et politiques se structure autour de la lutte des classes. À la libération, la déroute des classes dominantes les contraignent à un « compromis de classes », véritable âge d’or des classes sociales qui dure jusqu’aux années 1960, amenant le conflit à être dépassé par la marche vers le progrès et la modernité, la correction des inégalités, le partage des bénéfices financiers, le plein-emploi, des hausses de salaires, des services publics. Dans cette représentation statique, les femmes sont invisibilisées. Les évènements de Mai-68 remettent en cause cette représentation. Puis, le monde du travail perd sa centralité avec les reconfigurations du capitalisme, au profit de la « classe moyenne », par le brouillage des frontières culturelles et symboliques entre classes. La massification de la scolarité, la consommation culturelle de masse, l’accès à une diversité de biens de consommation, à la propriété du logement, grâce a l’élévation des niveaux de vie, participent à cette désingularisation. De nouvelles catégories (chômeurs et chômeuses, exclu·es, quartiers sensibles, immigré·es, jeunes de banlieue, etc.) permettent à l’État de disqualifier le langage des classes, tandis que l’internationalisation des grandes entreprises, désidéologise la classe capitaliste, avec la figure de l’entrepreneur comme principal créateur de valeurs. Les représentations du monde social sont déconflictualisées et la représentation des dominé·es dans l’espace public oscille entre misérabilisme et invisibilisation , définis le plus souvent en négatif par ce qui leur manque et par les problèmes qu’ils et elles rencontrent.
Les usages du concept par les sciences sociales, pendant les années 1980 et 1990, sont caractérisés par la disqualification de la théorie marxiste et le déclin des références à la classe. Toutefois, dans le même temps, une réactualisation s’opère. Bourdieu, notamment, le mobilise comme « une arme de dévoilement et de critique de l’ordre social dominant » : « Les rapports de domination sont d’autant plus structurants qu’ils sont produits et reproduits par l’action de l’État, même lorsque ce dernier revendique de lutter contre les inégalités, et dissimulés par la méconnaissance de l’arbitraire symbolique qui les fonde. » La déclinaison en « classes populaires » met l’accent sur la diversité du salariat subalterne, et en lumière des fractions souvent marginalisées. Les travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot rendent visible la domination exercée par la bourgeoisie, occultée par l’idéologie méritocratique et libérale.
Étienne Penissat consacre ensuite un chapitre au mouvement féministe, qui dans les années 1970, fonde la remise en cause de la domination masculine en partie sur le concept de classes, puis un autre, aux luttes contre les dominations coloniales, nationales et/ou raciales. Il met en garde contre l’enfermement des classes populaires dans des oppositions identitaires et propose l’intersectionalité, comme grille de lecture des différents rapports de domination, pour sa prise en compte de l’imbrication des luttes de classe avec les catégories de genre, de nationalité, de race.

Comme tous les volumes de cette collection, très homogène par l’excellence de ses différentes contributions, celui-ci revient sur l’histoire d’un concept quelque peu dévoyé et propose de « lui redonne[r] son tranchant ». Étienne Penissat nous guide dans une exploration historique fort intéressante de la conception de classe, avant d’inviter à une définition intersectionnelle qui permet d’échapper au « fatalisme d’un ordre social que les dominant·es naturalisent et rendent immuable (“il n’y a pas d’alternative“) », d’envisager « la coalition des différents groupes dominés par delà le noyaux modèle de la classe ouvrière » et d’échapper définitivement au piège identitaire. Une lecture vitale !

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

CLASSE
Étienne Penissat
96 pages – 9 euros
Éditions Anamosa – Collection « Le mot est faible » – Paris – Août 2023

anamosa.

frhttps://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2023/08/classe.html#more

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