NOTRE SANG

4 juillet 2023

Neuf discours de la féministe américain Andrea Dworkin (1946-2005), qui, longtemps rejetée par les éditeurs à cause de son écriture jugée trop « crue », a transporté et répandu sa parole dans les campus et les associations, abordant la condition féminine, sous l’angle de la chasse aux sorcières, du lesbianisme, de l’histoire « amérikaine », du viol, de la non-violence, de l’illusion de l’égalité.

Elle avoue avoir toujours eu beaucoup plus d’admiration pour son père que pour sa mère, car celui-ci avait une haute estime pour les livres et le dialogue intellectuel, s’était consacré à faire « de ses enfants des œuvres d’art », à les élever « pour qu’ils deviennent ce qu’ils pourraient devenir », et défendait les libertés individuelles et l’égalité raciale. « Je vénérais mon père mais n’avait aucune compassion pour ma mère. […] Son esprit était inintéressant. Elle paraissait étriquée et lourdaude. » Puis, après trois ans de mariage, elle quitte son mari, commence à écrire son livre Woman Hating et devient féministe : « Je voulais comprendre ce qui m’était arrivé pendant mon mariage et dans les mille et une occasions de la vie quotidienne où il me semblait avoir été traitée en sous-humaine. Je sentais que j’étais profondément masochiste, mais que mon masochisme n’avait rien d’individuel – toutes les femmes que je connaissais vivaient dans un masochisme profond. » Avec la lecture d’œuvres pornographiques et de contes de fées, la découverte d’un millénaire de tradition chinoise de pieds bandés, du massacre de neuf millions de sorcières, elle comprend le « mépris des femmes systématique qui imprégnait chaque institution de la société ». Elle décide alors de parler avec les femmes et commence par sa mère : « j’ai commencé à voir qui elle était tandis que j’ai commencé à voir le monde qui l’avait formée. » Elle découvre l’origine de cette « misogynie » : « L’art masculiniste, l’art de siècles d’hommes, n’est pas universel, ni l’explication ultime de ce que signifie être au monde. Ce n’est finalement que la description d’un monde dans lequel les femmes sont assujetties, asservies, réduites en esclavage, dépossédées de leur plein accomplissement, différenciées par leur seule présence corporelle, rabaissées. »

Elle conteste la revendication de certaines féministe à l’égalité : « être égales là où il n’y a pas de justice universelle, ou là où il n’y a pas de liberté universelle, signifie, tout simplement, être identiques à l’oppresseur ». Ceci est particulièrement clair dans le domaine de la sexualité tant « les hommes sont possesseurs de l’acte sexuel, de la langue qui décrit le sexe, des femmes qu’ils chosifient ». Elle prône au contraire l’abolition de tous les rôles sexuels.

Elle revient sur le massacre de masse de neuf millions de femmes qu’on appelait sorcières, organisé, commencé officiellement le 9 décembre 1484, lorsque le pape Innocent VIII a demandé à Heinrich Kramer et Jacob Sprenger, nommés inquisiteurs , de rédiger un texte pour définir la sorcellerie et uniformiser procédures judiciaires et peines : le Malleus Maleficarum.

Elle raconte son ignorance totale, en sortant du Bennington College, dans le Vermont, école « réservé aux filles » : « nous ne savions pas que nous étions là, où que ce soit, pour faire la cuisine, faire les corvées et se faire baiser. » revenant sur l’étymologie du mot rape (viol, en anglais), à la fois « acte physique de forcer une femme à avoir un rapport sexuel » et « voler, s’emparer de, emporter », elle explique comment, « les femmes étaient, dans ce sale vieux temps, des biens meubles », qui appartenaient d’abord à leurs pères, jusqu’au mariage. « Le viol était le vol d’une femme à son propriétaire. » « Ces lois bibliques sont au fondement de l’ordre propriétaire tel que nous le connaissons. » Quand elle écrit ce texte, et jusque dans les années 1990, un homme ne peut être inculpé, aux États-Unis, selon le « système juridique masculiniste », pour avoir violé sa propre épouse. Elle montre également comment le viol est « l’emblème primordiale de l’amour romantique ».
Dans les années 1970, le viol a le taux de condamnation le plus bas : les juges acquittent neuf fois sur dix, la femme étant présumée avoir provoqué le viol. Afin de traiter les symptômes de cette épidémie redoutable, elle propose d’organiser des centres d’aide aux victimes, de s’entraîner à l’autodéfense, d’élaborer de nouvelles lois. Les hommes aussi doivent cesser de cautionner leur droit de violer, y comprit par la connivence masculine. « Le viol n’est pas commis par des psychopathes ou des déviants par rapport à nos normes sociales – le viol est commis par ceux qui incarnent les modèles mêmes de nos normes sociales. » « Nous devons détruire la structure même de la culture telle que nous la connaissons, ses arts, ses églises, ses lois ; il nous faut éradiquer de la conscience et de la mémoire toutes les images, les institutions et les mentalités structurelles qui transforment les hommes en violeurs par définition et les femmes en victimes par définition. Tant que nous ne l’auront pas fait, le viol restera notre modèle sexuel primordial et les hommes violeront les femmes. »

Dans la « culture suprémaciste masculine », les hommes sont définis comme supérieurs aux femmes et considérés comme la norme, dont le courage est un des attributs. Les filles sont contraintes, « à travers un système de récompenses et de punitions efficace et omniprésent », à développer un manque de qualités, qui les authentifient comme femmes, et à se punir elles-mêmes à chaque violation des règles comportementales, de façon à intérioriser ce système de valeurs. Sous le patriarcat, le devoir des mères est de former des fils héroïques et des filles disposées à s’adapter, à développer un manque de qualités, à s’entraîner à consacrer leur vie aux hommes. Andrea Dworkin montre comment la crainte est une réaction acquise et combien en vérité depuis la nuit des temps les femmes incarnent « le modèle même du courage physique », en perpétuant la vie notamment.

Elle redéfinit la non-violence comme le refus d’être violées, le refus d’être prise pour victime, en désapprenant « toutes les formes de soumission masochiste qu’on nous enseigne comme étant l’essence même de la féminité ». « La première réalité de notre oppression est que nous sommes invisibles à nos agresseurs. La deuxième réalité de notre oppression est que nous avons été éduquées – depuis des siècles et dès l’enfance – à voir à travers leurs yeux, et donc nous sommes invisibles à nous-mêmes. La troisième réalité de notre oppression est que nos oppresseur ne sont pas seulement des chefs d’État, des capitalistes hommes, des militaires hommes – mais aussi nos pères, nos fils, nos maris, nos frères, nos amants. Pas un seul peuple n’est aussi entièrement captif, aussi entièrement conquis, aussi dépourvu du moindre souvenir de liberté, aussi absolument calomnié en tant que groupe, aussi avili et humilié en permanence dans la vie quotidienne.»

Ses griefs contre la nation « amérikaine » sont amers : « L’histoire de cette nation est une histoire de sang versé. Tout ce qui a poussé ici a poussé dans des champs irrigués par le sang de peuples entiers. C’est une nation bâtie sur la dépouille humaine des nations [amér]indiennes. C’est une nation bâtie sur l’esclavage, le massacre et le chagrin. C’est une nation raciste, une nation sexiste, une nation meurtrière. C’est une nation pathologiquement possédée par la volonté de domination. » Elle ne se fait guère d’illusions sur la capacité du vote des femmes à la transformer : « Le fait est que le vote n’a été qu’un changement cosmétique dans notre condition. Le suffrage a été pour nous l’illusion de la participation sans la réalité de l’autodétermination. » « Le 26 août 1920 signifie, très amèrement, la mort du mouvement féministe en Amérike. »
Au temps de l’esclavage, la « politique du harem », « la haine de soi des opprimé·e·s qui les font assouvir leur vengeance sur leurs pareil·le·s », conspirait pour rendre impossible la compréhension par les femmes blanches et les femmes noires des similarités de leurs conditions, et leur union contre leur oppresseur commun. Andrea Dworkin évoque les sœurs Sarah et Angelina Grismké, de Charleston, en Caroline-du-Sud. La première apprenait en cachette à lire aux esclaves noirs de son père et la seconde publia un tract abolitionniste appelant les femmes chrétiennes du Sud à former des associations anti-esclavagistes, à transgresser la loi en libérant des esclaves.
En 1868, le Quatorzième Amendement fut ratifié, donnant le droit de vote aux hommes noirs, qu’elle accuse de s’être alliés avec les hommes blancs, trahissant les femmes noires.

Elle dénonce la domination masculine qui se manifeste à chaque fois qu’un homme peut humilier une femme devant ses camarades et qu’elle lui reste toujours loyale : « La vision idéalisée de la connivence masculine révèle le caractère fondamentalement homosexuel de la société des hommes. »

La détermination d’Andrea Dworkin à comprendre et dénoncer les mécanismes de la misogynie, à montrer comment ils imprègnent toute la société, force le respect. Une parole forte et particulièrement inspirante.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

NOTRE SANG
Discours et prophéties sur la politique sexuelle
Andrea Dworkin
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Camille Chaplain et Harmony Devillard
192 pages – 7,50 euros
Éditions Des Femmes/Antoinette Fouque – Paris – Mars 2023
www.desfemmes.fr/essai/notre-sang/

https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2023/07/notre-sang.html#more

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