Interview de Tancrède Ramonet, réalisateur de Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme

par ACHAB officiel


La question révolutionnaire semble être une constante inter-générationnelle chez les Ramonet. Aujourd’hui, c’est Tancrède qui parle de son travail, de sa famille, de ses idées.

Tancrède Ramonet touche à tout. On peut apprécier le son de sa voix sur scène, lorsqu’il chante avec son groupe de punk Achab, mais aussi au micro de France Culture lorsqu’il parle amour, sexualité ou plutôt asexualité avec Ovidie.

Tancrède est aussi scénariste, producteur et réalisateur de films documentaires. En 2016, année du mouvement contre la Loi Travail et du retour des émeutes en manifestation, il sort Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme, partie 1 et 2 sur Arte. Ces épisodes racontent la période de 1840 jusqu’à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Le succès est au rendez-vous. Le documentaire est vu et apprécié par un large public, il est diffusé dans le monde entier. Alors qu’il paraissait évident que la suite se faisait attendre, Arte a refusé de la financer. Tancrède Ramonet a donc choisi de poursuivre son travail par ses propres moyens et de produire et réaliser lui-même les parties 3 et 4 : Des Fleurs et des pavés (1945-1969) et Les Réseaux de la colère (1965-2012).

C’est justement lorsqu’il est venu présenter son travail à peine abouti à l’Utopia de Bordeaux, qu’on en a profité pour revenir sur son parcours et pour lui poser quelques questions que voici :

Salut Tancrède, merci d’accepter cette interview. Premièrement, ce qui est marquant avec toi c’est que tu cumules : tu es réalisateur, producteur-documentariste, scénariste, chanteur. Comment fait-on pour performer avec toutes ces casquettes?

J’essaie de vivre mille vies en une. C’était le but de l’éducation libertaire selon Francisco Ferrer, l’inventeur de l’École moderne. Je suis aussi père d’une fille et j’essaie de mener tout ça de front. Écrire des chansons, c’est mon hobby; je fais ça un peu comme d’autres peuvent faire des mots croisés. J’aime bien écrire des chansons, j’en écris depuis toujours. On s’est retrouvés à se réunir à un petit groupe pour essayer de les faire exister d’abord pour nos potes, puis pour faire la musique de Ni Dieu Ni maître. On ne pensait pas que ça allait plaire autant.

J’ai toujours eu un groupe de rock. Comme je ne fais pas forcément de sport, c’est mon sport. Je me suis toujours ménagé du temps pour faire des petites tournées, des trucs comme ça. Il y a une grande tradition de la chanson libertaire. J’aime évidemment le mouvement punk, c’est quelque chose qui me touche réellement. On essaie de faire fusionner plusieurs traditions : le punk, la chanson française, l’électro pour faire une musique populaire en rapport avec la vie, les questions sociales, et qui parle d’amour aussi, mais pas que… Les punks n’aimaient pas faire des chansons d’amour, moi, je fais aussi des chansons d’amour. J’essaie de voir comment on peut faire de l’amour révolutionnaire.

Cela me permet d’exprimer d’une manière émotive des choses qui ne passeraient pas forcément dans un documentaire ou un podcast en radio. Des choses plus intimes ou personnelles aussi.

Tu as eu une expérience collective avec le groupe, vous avez bougé, fait des tournées… Ça fait quoi de vivre de manière collective? D’ailleurs, est-ce que vous êtes potes avant d’être musiciens ensemble ou alors est-ce que vous vous êtes trouvés avec la musique?

Julien, avec qui on est à la base du truc, on est amis dans la vie, on se voit tout le temps, on avait nos bureaux ensemble. Benjamin est venu par des connaissances communes. Mélanie, je l’ai rencontrée dans un concert, elle m’a dit qu’elle était musicienne et on a eu une sorte de coup de foudre musical en discutant. Ça s’agrège autour d’un projet qui plaît et tout le monde vient le nourrir.

Et ça donne des anecdotes qui sont marrantes. Dans notre groupe, il y a deux musiciens qui sont interprètes professionnels, donc ils jouent aussi dans des groupes de jazz, ils accompagnent des artistes célèbres, etc. Achab, c’est leur défouloir. Ils y jettent toute leur énergie, leur rage. Mais ils ne sont pas forcément habitués à la scène punk. Et ça aboutit parfois à des chocs culturels comme cette fois où on a joué dans un festival antifa à Lyon, dans un squat, il y avait un monde dingue. Tu avais des punks comme on n’en voit presque plus, avec de grandes iroquoises, des keupones roots et bien déter, qui connaissaient toutes les paroles. Quand on est monté sur scène, c’était assez impressionnant. Des membres du groupe n’étaient pas habitué à ça. Mais dès les premiers accords, il a eu une espèce d’explosion de joie et de jeu. Une connexion s’est faite.

Parfois, il y a des dates plus décevantes, comme à Saint-Imier, le berceau de l’anarchisme en Suisse, où on était hyper fier de jouer. C’était à l’Espace noir. On pensait qu’il y aurait plein de monde. Mais il y a eu un problème dans la communication et on a fini par juste jouer devant le groupe avec lequel on partageait la scène ce soir-là. À l’inverse, on a été invités par une association étudiante de Bordeaux pour le premier mois de l’ouverture de la fac, on était un peu le groupe «main event» de la soirée. On jouait dans le grand hall de l’université de Bordeaux. Et, là, c’est l’inverse! On a été surpris, il y avait plus de 500 personnes, les gens étaient venus de partout. Avec les échos du hall, le son était dégueulasse. Mais on se souviendra longtemps de ces centaines de jeunes qui sautaient partout en reprenant le refrain de Black Block.

Parfois, c’est dans les moments quotidiens que sont les plus belles anecdotes…

Oui, l’une de mes plus grandes émotions a eu lieu un soir qui s’annonçait comme un autre. C’était un concert dans une ancienne usine de traitement de déchets à Genève lors d’un festival en Suisse. Ça devait être fin août ou début septembre avant le Covid, en 2018. On jouait en plein air. Les éclairages de la scène, c’était des feux dans des bidons, un peu comme on voit dans les films américains des années 80. Tout se passait bien. Il y avait du public, ça pogotait. Et à un moment plus calme de notre set, on joue une chanson que j’ai écrite pour ma fille et qui s’appelle 9 mois et quelques jours… On ne la joue pas souvent. C’est une ballade un peu pop. Je commence le premier refrain. Je lève les yeux. Il faisait nuit. Et là, un nuage qui cachait la lune, se déplace. Et je vois que la lune est pleine. Or, ma fille s’appelle Artémis. J’ai été comme emporté paar une vague d’émotion devant ce spectacle : la pleine lune au-dessus, tous ces gens en-dessous, en train de danser, de chanter, l’image de ma fille qui me venait. Je me rappelais le moment où j’avais écrit la chanson, ma fille venait de naître. L’ambiance était un peu «rough», un peu sauvage, cette usine abandonnée au bord d’une espèce de lagune… J’ai compris ce soir-là ce que les surréalistes appelaient la beauté convulsive.

Ton père est journaliste reconnu, directeur de l’édition espagnole du Monde Diplomatique, il est assez célèbre pour ses interviews des grands leaders étatiques de gauche hispano-américains, comme Fidel Castro ou encore Hugo Chavez. Ce ne sont pas des régimes qui ont épargné les anarchistes, notamment à Cuba. Comment ça se passe avec ton père; est-ce que ça débat sévère? Comment vous vous entendez?

Ça ne débat pas sévère. D’abord, moi les interviews avec Fidel Castro, j’y ai participé. Disons que j’étais dans l’organisation de ces interviews. J’avais vécu à Cuba où j’avais travaillé avec Alfredo Guevara qui était à la fois le Malraux et le Jack Lang de la culture cubaine. Il avait la particularité d’avoir été proche des anarcho-syndicalistes dans sa jeunesse, puis il s’était converti au marxisme. Il avait recruté Fidel Castro à l’université pour en faire le porte-parole de la contestation étudiante. Là, on est dans les années 50. C’est une histoire que je connaissais bien.

Avec Alfredo, on a souvent parlé de l’histoire de l’anarchisme cubain. Il m’a appris des tas de choses. Mais quand on évoquait la répression dont ils avaient pu faire l’objet, il me répétait la ritournelle classique sur les deux types d’anarchistes : ceux plus réalistes qui accompagnent le processus révolutionnaires voire qui se mettent à ses avant-postes comme, par exemple, Camilo Cienfuegos, et ceux, plus idéalistes, dont les critiques ou les résistances, peuvent devenir contre-révolutionnaires. C’est d’ailleurs comme cela qu’ont été justifiées à Cuba les incarcérations, les expulsions, voire parfois les exécutions d’anarchistes.

Mon père, avec sa vision altermondialiste, met souvent en avant l’excuse de l’ennemi yankee : «Tu comprends, cette petite île abandonnée de tous qui luttent seule contre la puissance impériale américaine.». Moi, j’ai souvent le discours des anarchistes qui est de dire «Si on corrompt les moyens de la mise en œuvre de l’émancipation, bah, il y a de fortes chances pour que l’émancipation ne soit pas aboutie et que sur le chemin on ait dévoyé sa révolution.» Mais j’ai toujours des difficultés à faire le donneur de leçon sur des mouvements révolutionnaires et à dire dans des pays qui ont été colonisés, qui sont à cent milles des USA, qui ont vu le monde entier leur tomber dessus, «Y’a qu’à, faut qu’on».

La révolution cubaine s’est dépatouillée, Che Guevara lui-même a fait beaucoup d’auto-critique alors qu’il était responsable des jugements politiques après l’insurrection. C’était principalement des tortionnaires de la dictature qui ont été exécutés, mais lui-même est revenu là-dessus, a discuté, a réfléchi, a découvert le mouvement auto-gestionnaire sur le tard. À la fin de sa vie, il n’était pas anarchiste, mais il avait mis un peu de noir dans son rouge.

Depuis quelques années, avec nos discussions, mon père s’est penché à son tour sur l’anarchisme qui ne l’intéressait pas vraiment au départ. Je lui apporte des éléments sur l’anarchisme au Chili, à Cuba, en Espagne, dont il n’a pas entendu parler. Je lui fais une lecture libertaire de l’insurrection au Chiapas. Ça l’intéresse énormément, même s’il faut dire qu’au départ, on le sait, son principal centre d’intérêt, c’est les relations nord/sud et les révolutions citoyennes en Amérique latine.

Est-ce que tu peux nous parler de ta mère?

Ma mère est une universitaire en littérature et civilisations nord-américaines. Elle est spécialiste de Melville. Avec elle, on a fait une nouvelle traduction de Bartelby aux éditions Libertalia. Ses parents, mes grands-parents, étaient résistants. Ils nous ont aussi un peu élevé, mon frère et moi. Mon grand-père est mort à cent ans, il n’y a pas très longtemps, il était encore pratiquement en lien avec le XIXe siècle. Il nous parlait de choses lointaines comme si c’était au présent. Parfois, quand il nous racontait le 6 février 1934, il nous racontait les balles qui claquaient à ses oreilles et les mobilisations fascistes qu’il avait vues à l’université. Il nous racontait la montée du fascisme comme si c’était la veille, c’était vraiment intéressant. Et après il est devenu dirigeant dans la Résistance, il a dirigé la région R3 qui faisait Montpellier-Toulouse-Clermont-Ferrand en gros. Sa femme était aussi dans la Résistance, une grande dame qui a travaillé pour les droits sexuels et reproductifs, créé la PMI, la Protection Maternelle et Infantile. Elle a ensuite dirigé les opérations internationales du Secours Populaire. On a été élevé, chez eux. Ça nous a donné l’idée d’une profondeur de l’Histoire, une épaisseur. Pas question de surfer sur l’écume de l’information, mais essayer au contraire de saisir les grandes tendances.

Tu es quand même bien entouré…

Je suis un produit de la reproduction des élites. D’ailleurs, je ne réussis sans doute pas aussi bien que mes parents ont réussi. Je n’en tire donc aucune gloire et j’essaie surtout de partager le peu de choses que je peux découvrir pour permettre de redistribuer cette richesse culturelle là, comme je le peux, à mon niveau.

On voulait te demander comment ça t’était venu de faire une “Histoire de l’anarchisme”?

Dans mon adolescence, je m’intéressais à l’anarchisme, à la politique en général. J’étais dans les mouvements lycéens, c’était l’époque du rock alternatif. C’était le milieu des années 80. Et donc j’étais partagé entre un intérêt pour le communisme très traditionnel, les lectures de Trotski, Lénine et tout. Et à côté, je lisais aussi les anarchistes. J’étais compagnon de route de Lutte Ouvrière parce que j’aimais bien ce travail qu’on faisait avec les militants de L.O, d’approfondissement, de discussions autour des textes. Mais de l’autre côté, le soir j’allais dans les concerts punks; dans les squats à Paris et donc je lisais aussi Bakounine, des livres d’Histoire sur la guerre d’Espagne, etc.

Plus tard, après avoir commencé à travailler dans l’audiovisuel, j’ai voulu approfondir cette connaissance de l’anarchisme et je me suis rendu compte que, contrairement à ce qu’on m’avait beaucoup dit, l’anarchisme n’était pas une pensée qui s’était limitée à l’Occident, que ce n’était pas des explosions sporadiques qui avaient eu lieu, que ce n’était pas un phénomène de «petits-bourgeois» ou groupusculaires, mais que cela avait touché des populations larges, de travailleurs, de paysans, etc.

Donc, j’ai voulu, un jour, lire un livre qui raconte l’histoire de l’anarchisme qui pourrait me permettre de survoler toute cette histoire. Mais il n’y en avait pas. Il y a eu des histoires du socialisme, du communisme, du féminisme, mais pas l’histoire de l’anarchisme. Dans ma société de production, on terminait une grande histoire de l’Afrique, en 7 heures, par les Africains qui racontaient leur propre histoire. J’ai alors proposé cette histoire de l’anarchisme. J’avais cette idée, que les gens allaient découvrir l’histoire de l’anarchisme et que moi j’allais la découvrir en la faisant.

Comment tu expliques le succès qu’ont eut les deux premiers épisodes? Que ce soit sur le site, sur Arte, mais aussi à l’international?

Il a été diffusé partout, c’est vrai, dans les pays les plus inattendus. Il est passé sur la première chaîne au Congo par exemple. Il est passé en Chine, ce qui amène aussi à s’interroger sur son caractère critique ou comment il peut être réutilisé. Cela a été très surprenant, je crois qu’il est passé dans 70 pays.

Normalement, les documentaires touchent une population qui est relativement âgée, mais ce documentaire a rencontré aussi «un public jeune». Il y a plein de raisons. Évidemment, on n’est toujours pas totalement remis de la chute du Mur et du communisme stalinien autoritaire à l’Est. On continue de se poser la question de nouveaux modèles, de nouvelles alternatives. Dans les années 90, c’était très fort parce qu’il y a eu la naissance du mouvement altermondialiste. Cela a été une période très difficile, pleine d’espoirs, mais aussi beaucoup de gens des générations antérieures à la mienne ont, en quelque sorte, renoncé, se sont reconcentrés sur la gestion de leur vie quotidienne. Pendant ce temps-là, le néolibéralisme a avancé très fortement.

Alors, quand un film sur l’histoire de l’anarchisme apparaît, il y a une dimension nouvelle puisque cette histoire n’avait jamais été racontée. Elle rencontre un besoin de la part des jeunes générations de trouver des alternatives à ce monde unique, marchand et spectaculaire qui nous est proposé dans tous les secteurs de la vie. Donc, forcément ça déclenche un intérêt. Voir que le mouvement anarchiste est à la racine de beaucoup de combats, parfois parcellaires, que les gens mènent encore aujourd’hui : l’écologie, la remise en cause des systèmes politiques institutionnels tels qu’ils sont pensés par la bourgeoisie. Même les questions du couple : les individualistes sont les premiers à théoriser ce que peut être l’amour libre avec les premiers féminismes, ils se retrouvent pour penser les droits sexuels et reproductifs – qu’ils n’appellent pas comme ça – mais déjà c’est le droit à l’avortement, à la contraception… On a l’impression de mener ces combats et de les découvrir aujourd’hui, mais des gens en ont déjà mené, et ont déjà tenté des choses et se sont déjà affrontés au pouvoir, ont déjà subi les répressions. À la fois ce film a été une découverte, un révélateur, mais il a peut-être aussi offert des perspectives.

Tu présentes les parties 3 et 4 qui vont de la deuxième guerre mondiale à l’année 2012. Tu dis que le mouvement anarchiste était traversé par deux grandes questions : violence / non-violence et organisation de masse / groupes affinitaires.

Oui, ce sont les deux questions que j’ai choisies de traiter dans les versions courtes parce qu’il me semblait qu’elles étaient les questions d’aujourd’hui. Mais j’ai longtemps hésité parce que dans cette deuxième partie, il y a aussi Murray Bookchin, avec la question écologique. Il est l’un des premiers penseurs à montrer que le capitalisme est destructeur de l’environnement et à inscrire l’écologie au cœur de l’agenda anarchiste; mais aussi à faire de l’anarchisme la première pensée, à partir des années 50-60, qui est entièrement écologiste, combattant toutes les formes de domination, elle combat aussi la domination de l’homme sur la nature, ce qu’Élisée Reclus avait déjà ébauché à la fin du XIXe – début XXe siècle.

Mais les deux problématiques qui surgissaient et qui pouvaient être des problématiques intéressantes aujourd’hui, permettent de s’interroger : quand un mouvement a été vaincu, comment le faire renaître de ses cendres? Et, comment, à nouveau, populariser ses idées et ses pratiques? Ensuite, comment on fait? Est-ce qu’on décide de se regrouper entre petits groupes autonomes pour essayer de mener sa lutte ou est-ce qu’on crée des grandes organisations de masse?

Évidemment, la question de la violence ou de la non-violence est très importante là-dessus : la violence peut permettre à la fois, par son caractère spectaculaire, de promouvoir et faire connaître les idées, on le voit dans les stratégies de la propagande armée. Mais la non-violence, agrégeant plus de monde, peut permettre aussi des mobilisations plus spectaculaires, comme on l’a vu dans les mouvements pacifistes anglo-saxons ou comme dans Occupy Wall Street. Je propose ces problématiques, mais il y en a d’autres. Dans les versions longues, on verra d’autres aspects.

J’ai l’impression que, nous, en tant que spectateurs cela peut nous permettre de tisser de nouvelles stratégies, voir ce qui a été vaincu, ce qu’on pourrait changer. On voit les agissements dans l’histoire entre les différentes stratégies des groupes.

L’anarchisme est une idéologie sans dogme, mais avec tout un ensemble de principes. Disons que c’est la pensée qui réunit à la fois le social et l’éthique ensemble, et donc au lieu de séparer les différents secteurs, elle les unit. C’est vraiment une pensée de l’harmonie, de la totalité et de l’émancipation de l’individu et du collectif.

Carissa Honeywell dit que c’est une boîte à outils; j’ai voulu, sur l’ensemble du documentaire, faire apparaître la boîte à outils que l’anarchisme propose. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de condamnation totale de la violence, qui peut être utilisée, tout comme peut être utilisés la non-violence, l’anarcho-syndicalisme… Tout dépend de la manière dont on l’utilise et de l’intelligence avec laquelle on analyse les situations dans lesquelles on est. Par exemple, je suis très partisan des stratégies «black bloc» dans les manifestations, mais si cette stratégie est systématiquement utilisée, maintenant que les policiers savent répondre, on se fait juste défoncer la gueule pour pas un rond. Donc, il faut savoir utiliser cette violence du black bloc à des moments stratégiques inattendus, savoir prendre par surprise. De la même façon, quand la violence est attendue, imaginer des stratégies non-violentes qui agrègent les gens de manière à retourner la violence d’État contre lui.

En gros, il y a une sorte de boîte à outils qui est proposée et dans laquelle on peut piocher avec cette pensée qui est à la fois sans dogme, très adaptable, évolutive, autocritique, mais en même temps très sûre. Ses principes sont archi-radicaux puisque c’est la destruction et la dénonciation de toutes les formes de domination, chacune et ensemble; avec cette idée que les dominations s’entretiennent et se soutiennent les unes les autres.

Si on voulait écrire une histoire de l’anarchisme en 18 volumes, on nous reprocherait encore de ne pas être assez complets et exhaustifs, j’ai l’impression que le médium du cinéma rend cette tâche encore plus difficile. Il a fallu sélectionner, mettre en scène, choisir, couper, etc. Comment trouver des équilibres, comment trancher?

Gaetano Manfredonia a fait une histoire en livres, qui s’appelle «Histoire mondiale de l’anarchisme». Il l’a pensé de manière kaléidoscopique car il voulait être exhaustif, en cherchant à faire des focus un peu partout, selon les périodes. Mais cette histoire, moi, je la fais avec une sorte de plus petit dénominateur commun : je dois à la fois raconter une histoire qui est fidèle aux événements, mais en même temps il faut que j’ai des images d’archives à mettre en face, des témoignages de personnes, d’historiens qui ont travaillé sur ces questions. Donc, en réalité, il y a beaucoup de choses qu’il est très difficile de raconter. Par exemple, je n’arrivais pas à raconter l’anarchisme argentin. Je n’avais pas d’images d’archives, je n’en trouvais pas.

Il ne faut jamais perdre de vue que c’est UNE histoire de l’anarchisme. Ça ne veut pas dire que c’est la mienne, mais c’est celle que moi j’ai réussi à raconter avec les éléments dont je disposais. D’autres pourraient être racontées qui ne diraient sans doute pas la même chose, qui suivraient, iraient, s’attarderaient sur d’autres événements, d’autres personnalités, et en fonction des sensibilités, des territoires depuis lesquels elles seraient racontées. Et c’est cela qui est à faire maintenant.

Tu peux nous parler des difficultés que tu as rencontrées pour faire ces films?

Ce n’est pas très facile pour moi de tout dire parce que ça implique les gens avec lesquels je travaille. Mais pour être très factuel, vous l’avez constaté, Arte a refusé de poursuivre la diffusion de cette histoire de l’anarchisme. C’est la première fois dans l’histoire de cette chaîne qu’une série est stoppée sans raison. Et maintenant que la diffusion doit avoir lieu sur LCP, la série est sans cesse déprogrammée. Dans un cas comme dans l’autre, on m’a demandé de nombreuses modifications que j’ai pour l’essentiel accepté de faire parce que je pense que, dans le fond, le problème n’est pas avec l’une ou l’autre des formulations qu’il peut y avoir dans le film, mais avec le projet lui-même : raconter une histoire dans laquelle l’anarchisme n’est pas synonyme de désordre et de chaos et n’est pas vaincu.

Tu avais d’ailleurs clôturé l’épisode 4 sur une citation du Comité invisible. Est-ce pour toi la dernière expression de l’anarchisme?

Oui, ça fait partie des choses que l’on m’a demandé de changer. C’était une phrase tirée de l’Insurrection qui vient : «La question pour une insurrection c’est de se rendre irréversible. Elle contient en elle-même la forme de son échec ou de son succès. Tout est dans la manière.» Mais on m’a dit : “On ne veut pas d’appel à l’insurrection à l’antenne.” Qu’à cela ne tienne, je l’ai remplacée par une citation de Louise Michel tout aussi bien.

En ce qui concerne le Comité Invisible, tout le monde ne sera pas d’accord avec ça, en particulier au sein des mouvements anarchistes et parmi les militants. Mais pour ma génération, on était en train de relire les mêmes textes politiques. Nos seules autres références étaient les fanzines. Ou alors on découvrait Walter Benjamin, et les situationnistes. Mais on n’avait pas de textes actuels. Et d’un coup, il y a eu d’abord la revue Tiqqun qui est arrivée, puis la Théorie de la jeune fille, puis L’insurrection qui vient. Des textes écrits par cette espèce de comité au nom très politique, très mystérieux, qui mêlaient un style d’écriture poétique, dans un langage qui était celui de notre génération et qui articulait des concepts, des appels à la lutte hyper radicaux et totalement modernes. Ça a été très important. Leurs textes ont donc aussitôt été intégrés dans la bibliothèque de nombreux révolutionnaires et d’anarchistes.

Pour autant, et même si je pense que cette phrase est totalement libertaire, je ne veux pas faire d’eux des anarchistes. C’est le pouvoir et les médias qui les ont désignés comme tels quand on a voulu les criminaliser. Vous vous rappelez, les «anarcho-autonomes»? Je crois qu’un certain nombre d’entre eux se diraient plutôt communistes, ou conseillistes ou héritiers du mouvement autonome. On a même inventé le terme appeliste pour les désigner. Je crois que ce qu’ils proposent c’est justement un dépassement de ces étiquettes qui opposent les révolutionnaires entre eux.

Et ce qui est sûr, c’est qu’ils ont ouvert une fenêtre, modernisé des pensées, proposé de nouveaux concepts. Ils ont formulé une critique du monde et de l’ultralibéralisme particulièrement puissante. Dans Contributions à la guerre en cours, il y avait la description du mobilier urbain comme arme de guerre contre les pauvres. Dans Maintenant, leur «théorie du crevard» est lumineuse et édifiante : cette idée que tout le monde peut et doit vendre et revendre tout, tout le temps, qu’il y a une forme de marchandisation de l’intime, qu’on va tous devenir le commerçant et le client de son pote, de son voisin, de ses parents…

Et plus généralement, il y a eu cette une remise au goût du jour de l’insurrection alors qu’on croyait que c’était plus possible en Occident. Donc, oui, ça a été très important. Et c’est très important, parce que ce n’est pas fini… Ça ne fait même que commencer, on dirait…

https://www.youtube.com/watch?v=wj2lOyEDAkU

https://lagrappe.info/spip.php?article128

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