Article mis en ligne le 2 mai 2023
par F.G.
■ Joseph GABEL
LA FAUSSE CONSCIENCE – ET AUTRES TEXTES SUR L’IDÉOLOGIE
Préface de David Frank Allen et Patrick Marcolini
L’Échappée, « Versus », 2023, 552 p.
Lorsque je le rencontre, au début des années 2000 dans le mitan anar, Marwan se fout royalement de ses origines maghrébines. Il se veut un militant révolutionnaire avant toute chose. Il sait le racisme présent dans le pays, mais la question lui semble secondaire eu égard au nécessaire renversement de l’État et du capitalisme. À cette époque, il surjoue la posture : il utilise le mot « bougnoule » pour blaguer et explique, un brin provoc, qu’il n’a pas grand-chose à cirer du conflit israélo-palestinien.
Tout ça évolue, plutôt brutalement, dans le sillage des attentats de 2015. Un micro-événement lézarde sa carapace : un jour, alors qu’il traverse la place centrale d’une ville, Marwan sent le regard des gens attablés en terrasse peser sur lui. C’est comme si, tout d’un coup, il prenait soudain conscience de sa tête d’arabe. Un malaise le saisit dont il n’arrive pas à se débarrasser. Quelle est cette hostilité qu’il croit déceler dans le regard des autres ? À quoi le renvoie-t-elle ? Peu importe au fond la part d’affect dans cette affaire puisqu’il comprend que pendant des années il s’est fourvoyé : il a eu beau la gommer, la « race » a toujours été là, nichée en lui. Invisible peut-être pour lui mais bien visible pour les autres. Désormais sa grille de lecture politique va se décaler : en attendant un éventuel soulèvement prolétarien, il adopte les nouveaux mots et crédos de l’antiracisme postcolonial : populations « racisées », islamophobie, racisme d’État.
Au fil des années, le compagnonnage avec Marwan et d’autres militants antiracistes fait naître le constat suivant : s’ils sont d’une indéniable justesse quand ils dénoncent le traitement ouvertement ségrégationniste de certaines populations de quartiers populaires, leur engagement devient discutable lorsqu’ils inscrivent lesdites discriminations dans le schéma global d’une domination « blanche ». Comme s’il y avait un genre d’équivalence entre la France des années 2000 et l’Afrique du Sud sous apartheid. Qui plus est, le prêche postcolonial porte en lui le germe d’un insidieux chantage : si tu n’es pas d’accord avec moi, c’est que tu es contre moi, et si tu es contre moi, c’est que tu es incapable de localiser ce qui en toi participe à maintenir l’ordre raciste du pays. Une façon de globaliser l’adversaire assez problématique car susceptible de foutre dans un même sac d’opprobre un fieffé zemmourien et un anar universaliste.
En lisant La Fausse Conscience de Joseph Gabel, ouvrage paru en 1962, je ne m’attendais pas à trouver des clés pour visiter à nouveaux frais ces délicats questionnements. Si Gabel décortique par le menu des idéologies ouvertement mortifères comme le nazisme et le stalinisme, sa boîte à outil permet plus largement de tenir à distance tout bloc de croyances ne pouvant prospérer qu’en accommodant le monde à sa sauce. Car ce n’est pas parce qu’une cause est juste à défendre que le réel tout entier devrait s’y plier. Le piège des lunettes idéologiques, et ce quels que soient les contextes et les époques, est de traiter par le mépris tout argument susceptible d’ébrécher les armures militantes. Or, pour être partageable, l’engagement politique ne peut faire l’économie d’un minimum de perspective historique et de mise à l’écart de ses propres affects (« sortir de soi-même », écrit Gabel). Sans quoi, la tyrannie – du groupuscule ou du parti-État –s’enfle de cette démesure qui le porte à croire qu’il est seul détenteur des grandes vérités.
Un continent qui n’est plus
Psychiatre et sociologue d’origine hongroise, Joseph Gabel (1912-2004) publie La Fausse Conscience au début des années 1960 dans la collection « Arguments » des Éditions de Minuit. Six décennies plus tard, L’Échappée réédite le texte enrichi d’un solide appareil critique, d’une série d’annexes sur le maccarthysme, le stalinisme ou le racisme, mais surtout d’une précieuse mise en contexte signée Patrick Marcolini, en charge de sa collection « Versus », et du psychanalyste David Frank Allen. On peut y lire cette remarque : « Gabel seul a su établir solidement le pont terrifiant entre la logique asilaire et la production idéologique. Il n’est plus possible, désormais, de considérer l’idéologie simplement comme une question de “choix”, d’ “éducation” ou d’ “opinion” : Gabel a mis en évidence qu’elle relève toujours d’un certain degré d’aveuglement. »
Disons-le d’emblée : un lecteur de la trempe du soussigné n’a pu que se sentir intrigué, voire intimidé, par un pavé de plus de 500 pages arpentant les territoires de la psychopathologie, de la sociologie et de la philosophie. La Fausse Conscience a la réputation d’être un texte difficile. Il faut le dépiauter avec patience et obstination. Accepter de ne pas tout en saisir à la première lecture. Faire le pari que les zones d’ombres de tel passage en cours de lecture s’éclaireront quelques pages plus loin. Gabel, c’est comme le premier bain de mer de l’année : au début la flotte est froide et raidit les muscles, puis, au bout de quelques temps, on s’y meut avec plaisir. C’est là la force des textes qui tirent vers le haut.
Il n’en demeure pas moins qu’en nos temps emportés par le tsunami post-moderne, l’auteur nous parle depuis la rive d’un continent qui n’est plus. Homme de son temps, le sociologue et clinicien a assisté à ces embrasements de masse du XXe siècle qui ont vu les hommes s’enrégimenter sous le drapeau d’effroyables idéologies. Nazisme, stalinisme : qu’importe en fait la bannière totalitaire puisque ces forces, puissamment mobilisatrices, eurent sans doute en commun d’avoir en quelque sorte plongé les humains dans des acmés de folies collectives. Ce qui s’accorde à la perspective que le trouble schizophrénique est ce terrain clinique à partir duquel le psychiatre va créer des convergences avec les polarisations idéologiques. À savoir que, déplacée vers le champ politique, la schizophrénie est une « forme individuelle de fausse conscience ». Comprendre par-là : « une insertion non dialectique de l’existence dans le monde ». Ou en clair : un rapport dégradé au réel.
Quand nous disons que Gabel écrit depuis les rives d’un continent qui n’est plus c’est notamment pour souligner que les outils théoriques dont il se sert pour asseoir les bases de sa « théorie psychosociologique » (aliénation, réification, dialectique, etc.) ont quasiment disparu des manuels de critique sociale contemporains. Lecteur attentif des essais de ses compatriotes, les philosophes et sociologues Georg Lukács (1885-1971) et Karl Mannheim (1893-1947), lui-même marxiste hétérodoxe – « Le marxisme théorique est essentiellement critique de la fausse conscience, mais le marxisme politique est fausse conscience », écrit-il ainsi dans son avant-propos –, Gabel s’emploie à cartographier et à mettre en parallèle ce qui, dans l’esprit humain ou les structures économico-politiques, participe d’un gommage de la complexité et de la richesse du réel. Ainsi de la dialectique – méthode d’observation critique tombée de nos jours en quasi-déshérence. Le propre du réel étant d’être une totalité pétrie de dynamiques contraires, il y a danger lorsque le cerveau tente de s’en saisir par des simplifications artificielles ou pathologiques. La dialectique est cet effort intellectuel qui permet de prendre en charge l’entièreté d’un champ conflictuel en se fixant comme issue, non pas d’ignorer les aspects du réel qui nous heurteraient (Gabel parle de « scotomisation », soit d’un déni de réalité), mais de les prendre en compte pour les dépasser.
L’autre aspect stimulant de la pensée de l’auteur de La Fausse Conscience est l’interprétation qu’il donne de la dimension spatio-temporelle. Ainsi, sous sa plume, on peut lire : « Le temps est une dimension dialectique non seulement parce que, contrairement à l’espace, il est impossible de le concevoir à l’état de repos, mais aussi parce que sa progression réalise une synthèse dialectique constamment renaissante de ses trois dimensions : présent, passé avenir. » Le temps est dynamique et s’impose à nous, on ne se déplace pas dans un « continuum irréversible ». À moins de refaire l’Histoire, de la manipuler consciemment (révisionnisme) ou non (schizophrénie). Dans ce cas de distorsion, Gabel explique que le temps est alors contaminé par un élément spatialisant. L’espace, c’est le contraire du temps, nous dit Gabel, un plan sur lequel tous les mouvements d’aller/retour sont possibles. Un temps spatialisé, c’est la porte ouverte à un monde réifié, à un « rationalisme morbide », « un continuum où les notions d’ “avant” et d’ “après” n’ont plus de valeur absolue, et qui autorise par conséquent les retours en arrière, les recommencements “à l’heure zéro”, et les remaniements ex-post facto […]. »
Tri sélectif
Surtout témoin des flambées racistes de son époque ayant conduit aux exterminations de masse que l’on sait, Gabel s’applique à comprendre les mécanismes ayant conduit à un tel carnage industrialisé. « La saisie raciste de la réalité humaine est schizophrénique à plusieurs titres, diagnostique-t-il. […] Elle implique une véritable “perception délirante” de la minorité raciale visée ; l’ethnocentriste perçoit en effet la couleur noire comme une sorte de “propriété essentielle”. » Par un renversement du stigmate, il poursuit : « Or, il est évident que cette essence n’est pas celle du perçu mais celle du percevant ; ce n’est pas le noir qui est essentiellement “mauvais”, mais le raciste qui est essentiellement raciste et qui perçoit en conséquence. » Par ce jeu tautologique, Gabel soulage le « racisé » d’un biais identitaire malheureusement fécond aujourd’hui : il n’a plus à être fier ou à avoir honte de sa couleur de peau, juste à suggérer aux fronts-bas qui le réduisent à un taux de mélanine d’aller épancher ailleurs leur « pensée délirante paranoïde ». Rajoutons : à tendance réificationnelle. Soit cette façon réductrice consistant en une « dégradation de l’homme au rang de valeur utilitaire ». Car juger et estimer l’autre sans sortir de l’ornière fantasmée de son nombril (entendre : de sa propre « race » pensée comme supérieure ou de sa nation), c’est le considérer comme un prototype interchangeable avec n’importe quelle « unité » du groupe auquel il est censé appartenir. Le raciste est un simple d’esprit, une excrétion de pensée infantile coincée dans un présent hystérisé et capable de penser l’altérité uniquement en la chosifiant. Gabel, encore : « Les “essences” perçues sont élaborées de façon égocentriques ; ce sont ses propres états d’âme que perçoit le délirant sous la couleur des perceptions “essentialistes”. » En conséquence de quoi, la « race », même sociale, à son tour revendiquée par les victimes du racisme, ne sera jamais un quelconque strapontin vers l’égalité ou l’émancipation ; elle n’est qu’un panneau pathologique dans lequel il convient d’éviter de tomber.
Lucide, Gabel est cependant conscient qu’un champ social conflictuel impose parfois de détourner les armes de l’ennemi. Y compris quand lesdites armes sont ces failles cognitives que l’on a précédemment dénoncées. C’est-à-dire qu’un peuple en lutte, désireux de se rassembler et de nommer l’ennemi, ne peut pas faire l’impasse d’un usage conscient et circonscrit de « fausse conscience ». À la condition très stricte d’en maîtriser son usage, en un temps et un lieu clairement définis. « Fausse ou non, la vision stéréotypée de l’adversaire, corollaire d’une saisie manichéenne du monde, peut s’avérer utile en période de tension ou de guerre, notamment en cimentant des coalitions hétéroclites mais nécessaires. Disons en résumé qu’un certain degré de réification et de fausse conscience est indispensable à l’existence individuelle ou collective. Au-delà d’une certaine limite, la quantité se transforme en qualité, et le fait pathologique fait apparition », prévient-il. Réifier l’ordurière Macronie – soit la réduire à l’état de poubelle – nous est donc permis. Reste l’épineuse et non résolue question du tri sélectif. Là, malheureusement, Joseph Gabel reste muet et nous laisse imaginer la suite.
Sébastien NAVARRO
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