Bataille aérienne au-dessus de la Méditerranée pour sauver les exilés ou les refouler vers l’enfer libyen

Migrations

19 janvier 2022 par Cy Lecerf Maulpoix

Repérer, alerter, sauver : l’aide aux migrants en Méditerranée passe aussi par les airs où, avec quelques avions, une poignée d’ONG lutte contre le déploiement par l’Union européenne d’armes toujours plus sophistiquées.

Publié dans Société

Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Politis.

Un soleil levant rougeoie à l’horizon depuis à peine une heure dans le petit aéroport de l’île de Lampedusa, située entre la Tunisie et la Sicile. Les trois membres de l’équipage du Seabird, l’avion de l’organisation allemande Sea-Watch piloté par l’ONG suisse Humanitarian Pilote Initiative (HPI), s’engagent sur les pistes. Le tarmac est quasi désert, à l’exception de l’hélicoptère noir et jaune de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes créée en 2004 pour protéger les frontières extérieures de l’espace Schengen.

Le fort vent est enfin tombé. « C’est un jour où l’on peut s’attendre à de nombreux bateaux », commente Olivier, ancien pilote de ligne d’Air France, désormais formateur et pilote pour HPI, en charge de vérifier l’état de l’avion avant de le conduire pendant sept heures.

Escadron de pilotes bénévoles Le logo de l’organisation Humanitarian Pilots initiative basée en Suisse.

Pour effectuer une mission de cette longueur et économiser le fioul, l’appareil n’accueille aujourd’hui que quatre personnes. Paires de jumelles, tablettes électroniques, caméra et appareil photo assorti d’un zoom longue distance complètent l’attirail nécessaire à la mission. À 8 h 30, le Seabird s’élève. Il restera approximativement entre 300 et 500 mètres au-dessus du niveau de la mer afin de conserver une altitude propice au repérage d’embarcations.

Ce matin, la mer gris bleu se fond quasi complètement dans l’horizon brumeux alors que l’appareil traverse la zone SAR (Search and Rescue) maltaise avant de parvenir dans la SAR libyenne. Depuis les années 1980, la Méditerranée est divisée en zones de recherche et de sauvetage à la charge des pays qui la jouxtent comme l’Italie, la Grèce ou Malte. Ces derniers ont la responsabilité de ramener, selon le droit maritime international, les personnes et les embarcations en situation de détresse dans un port sûr.

En dépit des risques de sévices, de torture ou d’esclavage encourus par les migrants en Libye, le pays dispose d’une SAR depuis juin 2018 reconnue par l’Organisation maritime internationale (OMI) et soutenue structurellement et financièrement par l’Italie et l’Union européenne. Le financement d’un centre de coordination de recherche maritime à Tripoli, de services de garde-côtes en charge de ramener les personnes en Libye, a été maintes fois épinglé par différents médias et ONG [1]. Un processus qui raconte l’externalisation du contrôle des migrations et la dissimulation du rôle des pays européens dans le refoulement de milliers de personnes chaque année.

Dans les airs comme en mer : alerter et sauver

La mission entreprise par le Seabird se déroule donc dans la zone de recherche où les risques d’interception par les gardes-côtes libyens sont les plus grands. L’avion prévoit ainsi de serpenter dans les airs, en restant en contact étroit avec une équipe basée à Berlin et le réseau Alarm Phone qui communique des informations permettant la localisation d’embarcations en détresse. Ce matin, les bateaux sont très nombreux.

Distinguer une embarcation de migrants n’est pas toujours facile depuis les airs, notamment lorsqu’il s’agit de petits esquifs de bois qui peuvent ressembler à des bateaux de pêche. La forme, la couleur, le nombre de personnes à bord, la rapidité de l’embarcation sur l’eau sont des éléments déterminants. Dans les heures qui suivent, le Seabird repère ainsi un bateau perdu, et lui indique la direction des côtes italiennes en se penchant successivement de gauche à droite avec ses ailes, traçant une sorte d’oscillation dans les airs perceptible depuis la mer.

« Des airs, tu vois beaucoup de choses mais tu ne peux pas agir directement, le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. »

Il alerte également les centres de coordination de secours en mer, des navires d’ONGs ou de marine marchande susceptibles de ramener plusieurs embarcations vers les côtes italiennes avant l’arrivée des gardes-côtes libyens. « Des airs, tu vois beaucoup de choses mais tu ne peux pas agir directement », explique Chloe, chercheuse et membre de Sea-Watch de longue date. « Le mieux que tu puisses faire est de mettre la pression sur d’autres acteurs. »

Vers onze heures, des informations transmises à l’équipage indiquent la présence d’un embarcation dans une zone survolée par un drone, indiquant probablement la transmission rapide d’informations aux gardes-côtes libyens. Un dialogue débute avec le navire de l’organisation, le Sea-Watch 4, également en mer. À notre arrivée, les gardes-côtes sont déjà présents et parvenus à intercepter le bateau d’une cinquantaine de personnes. Certaines se sont jetées à l’eau pour rejoindre le bateau de l’ONG en approche. Il s’agit alors de filmer, de prendre des photos depuis les airs pour consigner, de garder trace de ce qui se déroule, notamment en cas de sévices ou de violences commises par les gardes-côtes. Dans ce cas précis, les personnes repêchées par l’équipage du Sea-Watch 4 sont saines et sauves tandis que celles sur le ponton du bateau des gardes-côtes seront ramenées en Libye.

Aux alentours de midi, plusieurs embarcations dégonflées ou des carcasses de bateaux brûlés flottent, encore fumantes, sur la mer indiquant de nombreuses interceptions et la destruction des moteurs par les gardes-côtes libyens. Après presque six heures de mission, l’appareil reçoit une nouvelle information d’un cas de détresse, très proche des côtes libyennes. Moins autonome que les drones, qui peuvent patrouiller plus d’un jour entier, le Seabird doit se résoudre à faire demi-tour faute de fioul suffisant. Il faut prévoir plus d’une heure de voyage retour. Sur le trajet, même si la chaleur dans l’avion encourage l’assoupissement, il faut continuer à se concentrer pour pouvoir donner l’alerte si des gens en détresse sont aperçus.

Une débauche de moyens : drones, hautes technologies et des centaines de millions d’euros dépensés

Les missions aériennes menées par le Seabird revêtent une importance cruciale au regard du rôle des agences de l’UE et de la politique de surveillance et de refoulement. « Trois agences gèrent actuellement les questions de sécurité et de surveillance en mer Méditerranée, Frontex, l’EMSA (European Maritime Safety Agency) et l’EFCA (European Fisheries Agency) et chacune dispose de compétences particulières. Elles sont donc régulièrement amenées à collaborer », explique Matthias Monroy, ancien assistant parlementaire, activiste et auteur d’un site très fourni sur les questions de surveillance. Les moyens déployées sont sans commune mesure avec le petit escadron de pilotes et sauveteurs volontaires.

Le modèle de drone, utilisé en Afghanistan ou sur les territoires palestiniens pendant l’attaque de Gaza, a été installé par Frontex à Malte.

La plus active, et la mieux dotée, reste Frontex, avec un budget de 544 millions d’euros cette année, ses propres équipements (navires, avions, véhicules) un corps permanent de 5000 agents (10 000 sont prévus d’ici 2027). La constitution de la SAR libyenne en 2018, a été l’occasion pour l’agence de tester son service de surveillance aérien en collaboration avec les pays européens mais aussi les gardes-côtes libyens susceptibles d’envoyer les migrants dans l’enfer maintes fois dénoncé des prisons de leur pays.

Depuis 2018, les budgets alloués à la surveillance aérienne n’ont fait qu’augmenter. Rien qu’en 2021, au moins 84 millions d’euros auraient été dépensés sous la forme de contrats à différentes compagnies aériennes. Les hélicoptères ou les avions ne sont pas les seuls appareils de surveillance des frontières à être apparus dans les airs au cours des années précédentes. Depuis 2016, comme le rappelle Matthias Monroy, l’EMSA et Frontex auraient déboursé pas moins de 300 millions d’euros pour faire des eaux internationales, un terrain d’expérimentation pour l’utilisation de drones à moyenne altitude avant qu’ils ne puissent être déployés aux frontières terrestres.

Après plusieurs tests menés en Crète et en Sicile en 2018, le premier drone de Frontex, le Héron, est commandé deux ans plus tard en octobre 2020 à Airbus et la société publique IAI (Israel Aerospace Industries) pour un montant de 50 millions d’euros. Le modèle, muni de caméras thermiques et électro-optiques, utilisé en Afghanistan ou sur les territoires palestiniens, pendant l’attaque de Gaza fin 2008, a été installé par Frontex à Malte depuis mai 2021. C’est probablement lui qui survolait les airs au moment de la mission du Seabird. Un autre modèle, le Hermes 900, notamment utilisé par les forces israéliennes au Liban et à Gaza, avait ainsi été commandé en 2020 pour le même montant à la compagnie d’armement israélienne Elbit Systems Ltd (accusée de crimes de guerre et de violations des droits humains). Il devrait être chargé de nouvelles missions de surveillance dans l’espace méditerranéen en 2022.

Un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen

Plus récemment encore, le 20 octobre 2021 l’entreprise portugaise Tekever associée à une filiale du Centre national d’études spatiales français, annonçait ainsi avoir conclu un contrat de 30 millions d’euros avec l’EMSA pour faire voler un drone. Il serait également équipé de bateaux gonflables susceptibles d’être déployés depuis les appareils pour « secourir les personnes » lors de missions de Search and Rescue [2]. Une information qui laisse songeur au regard des politiques migratoires européennes. Car le renouvellement de contrats toujours plus importants et le fourmillement de programmes de recherches menés par l’agence indiquent qu’il ne s’agit ici que de la pointe visible de l’iceberg dans la création d’un véritable mur de surveillance aérien dans l’espace méditerranéen.

Outre les drones, des tests impliquant deux aéronefs (ou zeppelins) de 35 mètres de long ont été menés par Frontex et les gardes-côtes grecs. Issus de l’armement, désignés pour intercepter, traquer des véhicules, des navires ou des missiles, ils peuvent rester dans les airs plus de 40 jours et sont équipés d’un radar, de caméras thermiques et d’un système d’identification. Plus récemment encore, d’après un appel à projet de juin 2021, l’agence souhaiterait également étendre sa surveillance en sollicitant les compagnies impliquées dans la construction de HAPS (High Altitude Pseudo Satellites) comme Airbus ou Thales. Ces dernières ont développé des appareils capables de naviguer dans la stratosphère et d’agir comme un chaînon manquant entre les drones de moyenne et basse altitude et les satellites déjà utilisés par l’agence.   :

Pilotes retraités et drones miniatures

Ce déploiement technologique sans précédent, conjugué à la criminalisation des acteurs de la société civile présents en mer Méditerranée depuis 2018, encourage les ONG à investir de plus en plus massivement les airs depuis quelques années. Simultanément à la collaboration entre Sea-Watch et HPI, l’organisation française Pilotes Volontaires collabore ainsi régulièrement avec différentes organisations comme Open Arms ou SOS-Méditerranée. Pour Chloe, qui rejoint la section Airborne de Sea-Watch en 2019 après un temps passé sur les bateaux, « il était de plus en plus difficile pour les bateaux de la société civile de prendre la mer en 2018 en raison des menaces qui pesaient sur les ONG, les seuls acteurs disponibles restaient les avions ». Pour le moment, les États n’ont pas encore osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage des migrants en détresse.

Pour le moment, les États n’ont pas encore osé s’attaquer à ces nouveaux modes de sauvetage des migrants en détresse.

Les premiers vols de Sea-Watch et HPI ont débuté en 2017 avec l’achat d’un premier appareil, le Moonbird, piloté par des professionnels retraités ou en congé. Très vite épuisé par le nombre de missions et les conditions climatiques et météorologiques en Méditerranée, ce premier avion a été remplacé par le Seabird, acheté en 2020. Cela a permis d’allonger le temps des missions et d’embarquer une personne de plus à bord.

En partie financée par Sea-Watch, l’organisation SearchWing a, quant à elle, effectué en septembre et octobre, des tests de drones de petites tailles depuis le Sea Watch 3.

Sur le même sujet

« Ces drones sont destinés à trouver des embarcations autour de nos propres bateaux, notamment quand les conditions météorologiques ne sont pas favorables », explique Félix Weiss, porte-parole de l’ONG allemande et responsable des opérations aériennes. Ce dernier envisage également l’achat très prochainement d’un nouvel appareil qui leur permettrait de conduire encore plus de missions pour le printemps 2022. Autant dire que dans ce combat de David contre Goliath, la guerre des airs ne fait que commencer…

Cy Lecerf Maulpoix
Photo de Une © Félix Weiss

https://basta.media/Migrants-sauvetage-des-exiles-ONG-solidarite-bateaux-mediterranee-Calais-Humanitarian-pilots-initiative-Sea-Watch

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.