Le monde numérique se prétend « dématérialisé » mais consommerait 10% de l’électricité produite sur la planète et dégagerait 4% des émissions de CO2, soit près du double du secteur aérien civil. Après LA GUERRE DES MÉTAUX RARES, le journaliste Guillaume Pitron, poursuivant son enquête sur le monde technologique qu’on nous prépare, a découvert que le cloud, loin d’être virtuel, s’annonce surtout celui de bien des pollutions. Avec ses multiples interfaces, son réseau gigantesque et ses besoins de stockage astronomique, quel est le véritable impact écologique de l’industrie numérique ?
Il va visiter un certain nombre de site emblématique des infrastructures du Net, comme Masdar City, aux Émirats arabes unis, qui aspire à devenir « l’éco-cité la plus durable du monde », où les données collectées et traitées par les technologies de l’information et de la communication (TIC) doivent permettre de mieux organiser les flux de personnes, de biens et d’énergie. Pour l’instant tout ne s’y déroule pas vraiment comme prévu et les obstacles se multiplient. D’une façon générale, si ces outils réduisent la consommation d’électricité des agglomérations, leur production, leur transport et leur fonctionnement nécessite tellement d’énergie que le rapport coûts-bénéfices est fortement négatif. Un organisme, le Global e-Sustainability Inititive (GeSI), groupement d’acteurs privés du numérique et d’organisations internationales établi à Bruxelles, puissant lobby qui défend l’intérêt de ses membres, est devenu l’une des principales sources d’informations mondiales sur le « numérique vert », monopolisant le discours sur les bénéfices environnementaux d’Internet. Pourtant, un rapport du think tank The Shift Project publié en 2018 est catégorique : « la transition numérique telle qu’elle est actuellement mise en œuvre participe au dérèglement climatique plus qu’elle n’aide à la prévenir ».
À Heilongjiang, en Chine, il constate la pollution générée par l’exploitation du graphite, utilisé pour assurer la conductivité électrique des batteries de smartphones. Toute l’infrastructure Internet consomme des quantités croissantes de « petits métaux aux exceptionnelles propriétés chimiques » dont l’extraction est extrêmement polluante.
Il met aussi en évidence la responsabilité des théoriciens, des publicitaires et des designers qui ont contribué respectivement à imposer l’image d’un projet d’émancipation politique affranchi de la matière, à parer le numérique des attributs de la virtualité et à effacer la matérialité du digital par des trésors de créativité. Pourtant, dématérialiser, ce n’est jamais que matérialiser autrement. L’obsolescence, qu’elle soit matérielle, culturelle ou logicielle, en est une preuve… encombrante.
Dans les années 1990, des chercheurs de l’institut de Wuppertal ont développé une méthode de calcul permettant de représenter l’incidence matériel de nos modes de consommation : le Material input per service unit (MIPS), c’est-à-dire « la quantité de ressources nécessaire à la fabrication d’un produit ou d’un service ». En effet, l’industrie s’intéressent surtout à ses émissions de CO2 pour mesurer son impact environnemental éclipsant les autres pollutions, notamment celles impliquées dans la fabrication. Ainsi la production d’un tee-shirt nécessite 226 kilos de ressources. Le MIPS d’un smartphone est de 1200/1 (183 kilos de matières premières pour 150 grammes de produit fini) et celui d’une puce électronique de 16 000/1 (32 kilos de matières premières pour un circuit intégré de 2 grammes. « Les technologies “dématérialisées“ ne sont pas seulement consommatrices de matières ; elles sont surtout en voie de constituer l’une des plus vastes entreprises de matérialisation jamais engagées. » En vérité, « plus les technologies qui nous entourent seront discrètes, portables et légères, plus le legs matériel de nos existences sera considérable ». Dans l’agglomération de Grenoble, l’auteur a visité le Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information (LETI), rattaché au CEA, où sont fabriquées les puces de nouvelle génération. Certaines contiennent 20 milliards de transistors sur un centimètre carré et ont nécessité 500 étapes de fabrication, mobilisant 16 000 sous-traitants dispersés dans des dizaines de pays. À chaque étape, elles sont rincées avec de l’eau déionisée. À Taïwan, le groupe TSMC, qui fabrique la moitié de la production mondiale, consomme 3% de la consommation d’électricité nationale, sachant que 43% provient de centres à charbon et à pétrole. Pourtant le CO2 n’est pas le seul gaz à menacer le climat, car l’industrie numérique et de la microélectronique ont de gros besoins de gaz fluorés, utilisés dans les systèmes de production de froid. Leur pouvoir réchauffant est en moyenne 2000 fois supérieur au dioxyde de carbone (17 000 pour le NF3 et et 23 500 pour le SF6). Ils ont aussi des durées de vie plus longues : le NF3 subsiste 740 ans dans l’atmosphère, le SF6 3200 ans et le CF4 50 000 ans. Souvent, l’auteur prend aussi le temps d’étudier des alternatives, mais doit, en général, en constater les limites. Ainsi, des substituts aux HFC ont été découverts, les HFO (hydrofluoroléfine), plus connu sous le nom de gamme Solstice, mais sont brevetés jusqu’en 2030 et vendus 20 fois plus cher.
Dans la banlieue d’Amsterdam, Guillaume Pitron visite le datacenter Equinix AM4, qui échange avec 80 % du continent européen en moins de 50 millisecondes. Il montre comment les trottinettes électriques, affaire peu profitable à court terme, collectent énormément de données sur les habitudes de mobilité des utilisateurs, sur lesquelles parient certains investisseurs. En effet, des trackers collectent également leurs navigations sur le Net, informations susceptible d’être revendues. Chacun génère chaque jour, sans le savoir, près de 150 gigaoctets de data, soit de quoi remplir les mémoires de neuf iPhones de 16 gigaoctets. Dans son datacenter amiral situé aux abords de Bluffdale, dans l’Utah, la NSA recueille les contenus des courriels, des appels téléphoniques, les reçus de parking, les itinéraires de voyage, les achats de livre, les historiques de recherche fournis par Google,…
Le trafic, recherches, vidéos, achats, réseaux sociaux, ne cesse d’augmenter. Quelques pannes sérieuses ont déjà eu lieu, comme celles du datacenter de British Airways et de ceux d’OVH en 2017. L’exigence des utilisateurs relève de la « tyrannie de l’immédiateté » : « Nous sommes passés de la logique du présent à celle de l’instant. » Aussi les hébergeurs multiplient-ils désormais les précautions : redondance des réseaux de distribution d’énergie, dédoublement des datacenters sur des plaques tectoniques différentes (la messagerie Gmail serait même dupliquée six fois), surdimensionnement des infrastructures pour anticiper les pics de trafic. À Dublin, attirés par une fiscalité attrayante, les datacenters consomment davantage d’énergie que la population et jusqu’à 29 % de l’électricité du pays en 2028, sachant que 58 % de celle-ci est produite à partir de combustibles fossiles. Guillaume Pitron met en lumière « la force d’inertie » des énergiticiens, qui défendent leurs centrales thermiques. Si le gaz naturel émet deux fois moins de CO2 que le charbon, il relâche du méthane, qui a un pouvoir réchauffant vingt-huit fois supérieur sur un siècle. 15 % du trafic Internet mondial est généré par Netflix dont 30 % des besoins électriques proviennent du charbon. Mais pour « compenser » et verdir son image, la plate-forme achète des « crédits d’énergie verte » à des producteurs d’énergie durable, pour pouvoir affirmer avoir atteint la neutralité carbone.
En Laponie suédoise, il constate la présence de nombreux datacenters, attirés par le « froid gratuit ». Mais la consommation électrique demeure élevé, puisque, par exemple, ceux de Facebook consomment à eux seuls 1 à 2% de l’énergie produite en Suède. Les autorités ont d’ailleurs lancé la construction de nombreuses infrastructures hydrauliques.
Si des « petits gestes » (éteindre sa box, effacer ses mails, regarder des vidéos en wifi plutôt qu’en 4G, etc) peuvent réduire notre consommation et notre impact, l’internet des objets va, quoiqu’il en soit, tout démultiplier, avec déjà l’installation d’un gigantesque réseau pour la 5G : des antennes tous les 100 mètres reliées par des millions de kilomètres de fibre optique. Une voiture connectée produira 25 gigaoctets de données par heure et ses programmes compteront 100 millions de lignes de codes… quand le télescope Hubble en nécessite 400 000 et un Boeing 787, 14 millions ! « Plus la voiture sera “autonome“, plus elle sera dépendante des infrastructures qui l’entourent. » Mais bien entendu, les constructeurs veilleront à ce qu’une partie de l’impact écologique soit endossée par les entreprises du numérique, « nous confortant dans l’illusion que nos habitudes de conduite sont toujours plus vertes et responsables ».
Seul 60% de l’activité globale mesurée sur Internet est généré par nos actions, le reste est produit par des robots ou des humains pour capter une attention factice. Les marchés financiers, sont bouleversés par des algorithmes qui gèrent, par leurs « prédictions », des fonds spéculatifs. Programmés pour rechercher le profit avant tout, ils accélèrent la crise climatique : les fonds passifs (pilotés par des machines) enregistraient en 2018 une « intensité charbon » de plus de 650 tonnes par millions de dollars, alors que les fonds actifs (dirigés par les humains) plafonnaient à 300 tonnes. L’Intelligence artificielle (IA) est présentée comme une nouvelle solution pour comprendre les phénomènes climatiques. Cependant, elle pourrait accaparer la moitié de la production mondiale d’électricité en 2040.
Sur une plage près de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, l’auteur assiste à l’installation du Dunant, le second câble Internet international de Google, qui doit relier Virginia Beach au sud de Washington. 99 % du trafic mondial de données transite aujourd’hui, à la vitesse de la lumière, au fond des mers. L’Hibernia express relie le plus directement possible les bourses de Londres et de New-York en… 58,95 milliseconde, soit 5 millisecondes que ses concurrents. Le coût d’accès est cent fois plus élevé mais les sociétés de trading brassent des milliards ! Alors qu’Internet devait abolir les distances, on n’a jamais autant compter les kilomètres. L’entreprise chinoise Hengtong Optic-Electric est l’un des rares groupes à maîtriser toutes les étapes de la chaîne : câbles, répéteurs, terminaux et flottes. Car la Chine suit une « véritable feuille de route géopolitique ». Comme dans d’autres secteurs, elle est allé chercher des compétences à l’étranger pour former ses propres ingénieurs et affirmer sa puissance.
Avec cette enquête, Guillaume Pitron présente l’intégralité des infrastructures du Net et met en lumière chacun de leurs impacts sur l’environnement, lesquels sont soigneusement occultés par les différentes industrie qui préfèrent entretenir le mythe de la « dématérialisation ». S’il reste très prudent sur les solutions pour sortir de cet engrenage, il est on ne peut plus clair sur l’importance des dangers.
Ernest London
Le bibliothécaire-armurier
L’ENFER NUMÉRIQUE
Voyage au bout d’un like
Guillaume Pitron
352 pages – 21 euros
Éditions Les liens qui libèrent – Paris – Septembre 2021
www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-L_enfer_num%C3%A9rique-662-1-1-0-1.html
Du même auteur :
LA GUERRE DES MÉTAUX RARES
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