Mexique
22 novembre 2021 par Patrick Piro (Politis)
Publié dans Démocratie
Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Politis.
En dépit d’un président de « gauche » au pouvoir depuis 2018, les peuples autochtones du Mexique subissent toujours violences et discriminations. Marichuy, une des représentantes zapatistes, décrit leurs luttes et leurs motifs d’espoir. Entretien.
María de Jesús Patricio Martínez, dite Marichuy, du peuple Nahua, fait partie de la délégation des peuples autochtones du Mexique en tournée européenne depuis l’été dernier, à l’initiative des communautés zapatistes du Chiapas, dont l’expérience radicale de transformation sociale et politique est une référence pour une grande partie la gauche occidentale.
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Après le débarquement en Espagne d’une avant-garde de sept personnes, en juin dernier, ce sont près de 200 représentant·es qui les ont rejointes cet automne pour mener une campagne « pour la vie » anticapitaliste, féministe et écologiste à la teneur radicale. Nous avons rencontré Marichuy lors du passage d’une partie de cette délégation à Paris.
Politis : Le Conseil national indigène (CNI) mexicain vous avait désignée pour concourir à la présidentielle de 2018, première femme autochtone engagée dans une telle démarche. Il s’était pourtant jusque-là refusé à participer au jeu politique institutionnel. Quel a été le moteur de cette décision ?
Marichuy : En 2016, à l’occasion des trente ans du CNI, et conjointement avec les camarades zapatistes du Chiapas, nous nous sommes dit qu’il fallait prendre des initiatives nouvelles parce que la situation continuait d’empirer pour nous. Et que nous ne verrions aucune perspective d’amélioration si nous ne trouvions pas les moyens d’attirer le regard sur la situation des communautés indigènes. À écouter les médias, on aurait pu croire que tout allait bien mieux pour nos populations, que les communautés étaient en voie d’inclusion, intégrées dans des programmes de développement, etc.
Mais la réalité du terrain était bien différente. Non seulement notre situation économique ne s’améliorait pas, mais certains de nos camarades de lutte disparaissaient, était emprisonnés, voire assassinés. Alors que la présidentielle s’annonçait, nous avons envisagé la possibilité d’y participer. Nous nous y étions toujours refusés, par refus d’assumer des charges et des compromissions avec le système, par refus d’aller « en haut » et quitter ceux « d’en bas ».
Nous en avons longuement discuté en assemblée du CNI, qui réunit jusqu’à un millier de représentants, et nous sommes finalement tombés d’accord sur l’utilité de participer à la campagne électorale. Non seulement par l’opportunité donnée aux médias de s’intéresser à notre démarche, mais aussi par l’occasion pour nous de parcourir le pays afin de relayer les problèmes des communautés.
Comment le CNI est-il parvenu à rallier les communautés autochtones à ce projet ?
Ça nous a pris plusieurs mois, nous avons réussi à visiter et consulter 547 communautés dans tout le pays, qui ont appuyé notre initiative de présenter une candidature à la présidentielle. Pas de vote entre nous, nous procédons par discussion pour aboutir à des consensus. Et bien sûr, nous avons été interpellés sur le fait que nous allions utiliser les mêmes outils que le gouvernement, et en quelque sorte chercher à nous asseoir à la table des riches. Cependant, nous avons argumenté que nous ne proposions pas une démarche conventionnelle.
Pas de vote entre nous, nous procédons par discussion pour aboutir à des consensus.
Pour l’occasion, nous invitions les communautés à construire une forme d’organisation politique bien différente de celle, très verticale, qui structure les partis politiques existants. Il n’était pas question de nous en remettre à eux. Non seulement ils ne nous représentent pas, mais ils ont contribué à nous diviser et même à nous affronter. Il était clair pour nous qu’il n’était pas question de reproduire leur forme d’organisation.
L’idée était donc d’engager non pas un individu ni même une petite équipe dans cette campagne, mais un « conseil de gouvernement » composé de dizaines de personnes. Chaque région de notre organisation a envoyé une femme et un homme pour intégrer cet organe politique. Cependant, comme les règles imposent que ce soit des individus qui concourent à l’élection, j’ai été désignée, non pas comme candidate, mais comme porte-parole d’une candidature collective.
Quels bénéfices avez-vous retirés de cette expérience ?
Comme vous le savez, nous n’avons pas pu nous présenter à l’élection. Il n’y a pas eu de bulletins à mon nom dans les isoloirs parce que nous avons eu à affronter de nombreuses difficultés pour collecter le nombre de signatures d’électeurs nécessaire pour valider une candidature, et qui ont de facto exclu les personnes les plus modestes et les moins connectées. Il leur fallait posséder un téléphone mobile haut de gamme pour pouvoir s’enregistrer, et sans la moindre faute d’orthographe, sinon tout était annulé et sans possibilité de reprendre l’opération. Il nous fallait près de 900 000 signatures. Au bout du compte, nous en avons quand même recueilli quelque 300 000. Ceux « d’en haut » ont célébré cet échec, ils redoutaient que nous saisissions l’occasion de la présidentielle pour gâcher leur « fête ».
Cependant, l’objectif premier a été atteint. Il consistait à activer la prise de conscience qu’il était important de sortir de nos schémas d’action classiques pour rêver à des transformations et à des formes d’organisation politique qui nous ressemblent plus.
Cette réussite s’évalue aussi à la capacité que nous n’avons eue de mobiliser les peuples autochtones de notre mouvement mais également des travailleurs des milieux rural et urbain.
« Comment des indigènes peuvent-il prétendre gouverner ? Et de plus, par l’entremise d’une femme… »
Des personnes qui se battaient pour les droits du travail, a priori sans affiliation à des syndicats, mais aussi pour l’environnement, la santé, les problèmes de terre, etc. – comme nous ! Ces liens créés hors de notre mouvement sont importants pour contrecarrer les propos dépréciateurs que nous a régulièrement valus notre initiative : comment des indigènes peuvent-il prétendre gouverner ? Et de plus, par l’entremise d’une femme…
À ce titre, nous avons enregistré avec beaucoup d’intérêt une forte contribution des femmes dans les débats publics et les discussions menés à l’occasion de cette campagne. Nous avons notamment parcouru les cinq « escargots » zapatistes [1], tous organisés par des femmes. Un fait moteur, qui a motivé les femmes d’autres peuples à participer. Ainsi s’est concrétisée pour nous cette idée que le temps des femmes est venu.
Autre point de satisfaction, la présence de nombreux jeunes. Au bout du compte, nous avons constaté que le CNI s’était renforcé, il comptait plus d’alliés à la fin de ce processus électoral qu’au départ.
C’est Andrés Manuel López Obrador (dit Amlo), le candidat de gauche, qui a été élu président en 2018. Quelle conséquence pour les peuples autochtones ?
Elle a encore empiré, alors que ce nouveau gouvernement se veut « de changement ». En fait, il prononce beaucoup de discours pour dire que ça va bien et que les choses avancent, mais la réalité que nous vivons sur le terrain, c’est l’accélération de méga projets imposés aux populations sans véritable consultation. Ou bien il s’agit de simulacres de consultation organisés de manière à ce que les gens n’aient in fine d’autre issue que de dire oui : les promoteurs des projets achètent leur approbation en distribuant des petits cadeaux, font de fausses promesses d’emplois ou de prospérité économique, exercent des pressions sur les opposants, alors que ces projets préparent une modification en profondeur des conditions de vie de populations qui n’auront jamais donné leur consentement éclairé, et dont une partie sera déplacée par l’arrivée d’infrastructures gigantesques…
« Il y a un décalage entre l’image que le gouvernement promeut à l’extérieur et la réalité. Et l’on parle même d’exactions très graves ! »
On peut citer les cas du Projet intégral Morelos, comprenant notamment la construction d’une centrale électrique thermique et d’un aqueduc préfigurant l’industrialisation d’une partie de l’État de Morelos, ou bien les projets d’infrastructure de l’isthme de Tehuantepec, ou encore le développement du « Train maya », qui va gravement impacter toute la péninsule du Yucatán, par le déversement d’un tourisme de masse, la destruction de réserves écologiques ou la traversée de centres de cérémonie traditionnels.
On peut aussi supposer que ces travaux vont attirer de nombreux travailleurs illégaux issus des pays d’Amérique centrale, et qui ne peuvent plus se rendre aux États-Unis. Le gouvernement déroule aussi auprès des paysans son programme Sembrando vida (Semer la vie), essentiellement assistancialiste, qui génère des conflits importants dans le Chiapas et autres régions rurales. Il y a donc un décalage entre l’image que le gouvernement promeut à l’extérieur et la réalité. Et l’on parle même d’exactions très graves ! L’un de nos collègues qui protestait contre la pollution de l’eau induite par le Projet intégral Morelos a accusé ouvertement l’entreprise incriminée, avec des preuves. Deux jours plus tard, il était assassiné. Et il n’est pas le seul. Alors le changement, nous ne le voyons pas. C’est ce pillage que l’on maquille en pseudo-développement.
Votre mouvement pense-t-il reconduire l’expérience présidentielle en 2024 ?
Cette question n’a pas encore été débattue entre nous. Le CNI a lancé une grande consultation d’une année dans toutes les régions du pays où il est implanté pour recueillir les avis sur la suite à donner à son action. Nous verrons bien ce qui en sortira.
Recueille par Patrick Piro (Politis)
Notes
[1] Nom donné par le mouvement zapatiste du Chiapas à ses centres politico-culturels régionaux.
https://basta.media/Mexique-zapatistes-AMLO-Conseil-National-indigene-elections-pillage-exactions
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